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'-^ SI'^^.C'J
HARA'ARD (OI Li (.F Lll^^RAK^'
Bou^t with the income of
THEKELLERFUND
Bequeathed in Memory of
Jasper Newton Keller
Betty Scott Henshaw Keller
Marian Mandell Keller
Ralph Henshaw Keller
CarlTilden Keller
-r^'
>-:^l \V sVi ^
V
7o_
LA
DÉCADENCE
DE
L'EUROPE
PARIS. — TYPOGRAPHIE DE ROUGE FRÈRES, DUNON ET FHESNÉ
RUE DU FOUR -SAINT -GERMAIN, 43.
r /
LA
DÉCADENCE
DF.
L'EUROPE
PARIS
LIBRAIRIE DU LUXEMBOURG
16, RUE DE TOURNON, 16
1867
H ^^s Xy
HARVARD
UNIVERSITY
LIBRARY
SEP 161965
AUX PEUPLES ET AUX SOLDATS D'EUROPE
Cest pour vous que fai écrit ces pages, pour vous, malheureuses
victimes de roppression, de la misère et de Vignorance, Elles ne
vous parviendront point, parce que votre labeur quotidien exclut
de vos occupations la lecture ; elles ne seront pas à la portée
de chacun de vous, parce gue vos oppresseurs veillent à ce que
vous n*ayez pas connaissaJice des libres pensées de ceux qui tra-
vaillent pour vous; elles ne Stront pas compiHses de quelques-uns
I d^entre votis, parce que les gouvet^nements ne vottë ont pas donné
une instruction suffisante. Mais Use trouvera, au milieu de vous,
des hommes éclairés, des gens de bonne volonté, qui vous explique-
ront ce que je dis dans cet ouvrage.
En écrivant fai songé to\t jours à vous; ma pensée embrassait
en même temps ceux qui, quoique pauvres, ont plus de liberté et
d'instruction que vous n*en avez, ceiuc aussi qui sont ves égaux
dans l'oppression, mais qui ontlsur vous la supériorité des res-
sources et de Vinstruction, enfin ceux qui, tout en jouissant d'une
liberté plus grunde que les autres, persistent dans V erreur malgré
leur civilisation apparente,
T. I, a
— n —
J*a% beaucoup vu, lu et senti. Le présent livre m'a été dicté par
ma conscience et ma conviction» Mes déînonstrations ne s'ap-
puient pas exclusivement sur mon propre raisonnement; les
faits historiques ont servi de base à mon ouvrage, f essaye d'é-
veiller Vattention des gens sérieux en leur indiquant ce que
j'aperçois et ce qui devrait sauter aux yeux de tout le monde. Si
tous neV aperçoivent pas comme moi, ce n'est pas ma faute. Plus tard
on ira sans doute dans la voie que je trace plus loin que je n'ai
été moi-même. En attendant j'ai rempli ma tâche dans la limite
de mes forces. Je suis siir que les gens qui aiment la liberté, que
tous les hommes de cœur, tous ceux qui sont opprimés, mcUheiL-
reuiB, qui respectent les lois divines et la dignité de Vhomme
seront de mon avis. Et ceux-là sont en majorité.
« Seigneur mon Dieu, c'est eri vous que j'ai mis mon espé^
m rance Si mes mains sont coupables d'iniquité, si j'ai rendu
« le mal à ceux qui m'en avaient fait, je consens à succomber
insovsmes ejmemis, frustré de mes espérances; que l'ennemi
« poursuive mon âme et s'en rende maître, quHt me foule aux
« pieds sur la terre en m'ôtant la vie, et qu'il réduise toute ma
« gloire en poussière. » {Psaume vu.)
1860* L^AUTEOR*
QUELQUES MOTS D'EXPLICATION
Les auteurs doivent s'attendre à des objections de tout genre;
aussi se croient-'ffs souvent dans l'obligation de s'expliquer k l'a-
vance sur les principes qu'ils adoptent et la forme qu'ils don-
nent à leurs idées. Cette précaution paraît d'autant plus néces-
saire que l'esprit de critique domine à notre époque et qu'il en
est un des traits généraux. Mais la critique d'aujourd'hui^ à quel-
ques exceptions près, n*a pas pour but l'étude de la vérité par
amour pour le vrai ; elle est plutôt un désir passionné de dis-
section et même un métier. On ne remarque pas assez que bien
des ouvrages périodiques, qui s'arrogent le droit de diriger l'opi-
Dîon publique, sontremplis d'analyses faites siu* commande et quel-
quefois payées par anticipation; tout le monde ne sait pas qu'il
y aune foule de «critiques,» qui le sont comme on est fabricant,
ouvrier, artisan; que leur occupation journalière, leur tâche est
de tout blâmer sai^ trêve ni merci, d'écarteler, de dépecer
chaque production de l'esprit sans égard pour l'idée de l'auteur
elle but qu'il se propose. Triste état de choses; et cependant 1«
sort de l'ouvrage en dépend souvent !
— IV —
De nos jours la critique est essentiellement négative et des-
tructive ; personne ne peut nier qu'il ne soit facile d'acquérir un
nora^ de la gloire^ à l'aide de relations^ de protections et d'argent ;
mais lorsqu'on est privé de ces moyens-là on rencontre à tout
bout de champ l'impitoyable scalpel des prosecteurs de profes-
sion. Plus on a de courage civil, plus on risque de voir pour
ainsi dire son âme étendue sur la table anatomique, comme si
c'était là un corps inerte, un cadavre. Personne ne l'ignore,
parmi ceux qui connaissent les ressorts du journalisme et le mé-
canisme officiel des pays où Ton s'efforce de combattre la liberté
de la parole. L'auteur qui veut se tenir à l'écart de cette orga-
nisation se trouve dans la nécessité d'opter entre ces deux partis ;
ou de s'élever au-dessus du jeu des passions et des intérêts
personnels en méprisant les opinions qui lui sont hostiles ou bien
de flatter le public en allant au-devant de ses exigences. Aucune
de ces deux façons de procéder ne cadre avec mes vues. Dans
le premier cas, je commettrais un péché de présomption, de
vanilé; dans le second, j'agirais contrairement à mes convictions.
Je ne flatte personne, pas même l'infortune.
Quelques auteurs, se trouvant dans une position analogue à la
mienne, ont adopté le système du silence, et, en publiant leurs
ouvrages, ne s'adressent point au lecteur; il y en a d'autres
qui tûchent de le prévenir eu leur faveur. Selon moi, toute de-
mande adressée modestement au public pour solliciter son in-
dulgence est l'effet d'une illusion naïve et impardonnable. La
confiance dans les bonnes grâces et la justice des juges exprimée
par l'auteur m'a toujours paru ridicule. Peu d'écrivains y comptent
à présent. Le système du silence à cet égard offre moins d'incon-
vénients. Toutefois il y a des cas où il est indispensable de s'en-
tendre avec le lecteur. Bien que toute opinion empreinte
de mauvaise foi, d'intérêt personnel ou d'un jugement partial
doive être appréciée à sa juste valeur, l'auteur qui énonce des
idées pouvant contenir quelque chose de nouveau, est obligé
d'introduire le lecteur dans le domaine de sa pensée, afin de le
placer sur le même terrain, ne fut-ce que pour un seid instant.
C'était une règle que je n'ai point perdue de vue durant tout le
cours de mon travail. Il m'a semblé que j'avais rappelé sans
cesse ma manière d'envisager les relations sociales et la
marche de l'humanité^ ainsi que les principes que j'ai adoptés
et qui, à mon avis^ devraient être introduits dans la vie pra-
tique.
Enfin... je vais être sincère, car la confession publique est le
devoir de tout homme et à plus forte raison d'un auteur, — il
m'a semblé que mes idées ont une originalité qui leur est propre,
ce qui exige qu'elles soient clairement exposées, et ce qui fait
que tout le monde n'est pas en état de les aborder sans prépa-
ration. Je craignais, d'autre part, de rompre le ûl de l*idée prin-
cipale qui me servait de guide et m'éclairait.
Ayant pour ainsi dire senti dans ma tête la forme de l'ouvrage,
je suis resté fidèle à mon plan. J'ai tâché de joindre les études
scientifiques à l'examen ^es faits comme ils se présentent
dans les rapports sociaux de la vie quotidienne ; j'ai essayé d'en
esquisser quelques-uns. La physionomie de la société m'a toujours
intéressé le plus; j'y apercevais les symptômes de l'état moral et
intellectuel de l'humanité. Les relations avec les hommes vivants
m'ont souvent plus appris que les livres. Guidé dans mes re-
cherches par une idée dominante, je n'ai pas hésité à rappeler,
pour être plus clair, ce qui a été dit précédemment, surtout dans
les chapitres où j'ai exposé le développement des lois naturelles et
des droits de l'homme. J'avais soin de donner la forme d'un tout
plus ou moins complet à chaque article séparé ayant un carac-
tère philosophique, tout en conservant entre eux le lien intérieur
et l'unité de l'ouvrage entier. C'est ainsi que je me vis forcé de
répéter souvent les mêmes choses. Éviter ces répétitions était
non-seulement une difficulté insurmontable pour moi, mais cela
s'opposait à mon dessein. Ces paroles d'Horace étaient toujours
présentes à ma pensée : Brevis esse laborOj obsciirus fio. Qu'on
me pardonne si j'ai quelquefois abusé de ce précepte pour me
faire mieux comprendre. Au moment de publier ce livre, j'ai revu
soigneusement le manuscrit et j'y ai aperçu ces défauts principaux
qui découlent de ma manière de voir et des moyens dont je me
suis servi pour exprimer mes idées. Si je voulais les écarter, mon
— YI —
œuvre en souifirirait dans son ensemble et dans son Ame qui
constitue peut-être son seul mérite.
Après avoir exposé les bases qui me semblent nécessaires
pour la réorganisation et l'existence normale de la société, j'ai
essayé de tracer d'une manière très-succincte le plan d'un sysiÂna
politique. Je ne l'ai pas créé; au contraire je l'ai trouvé dans la
nature, dans les rapports intérieurs de l'humanité, rapports qui
xistent réellement quoiqu'ils échappent à la plupart des obser-
vateurs et soient entièrement méconnus aujourd'hui encore. C'est
la partie essentielle de l'ouvrage. Je voudrais que, lue des
hommes éclairés et de bonne foi, elle ne fût pas absolument
étrangère aux hommes illettrés mais vertueux. C'est tout ce que
je demande.
Ce n'est donc pas l'indulgence que je réclame, mais l'intention
bienveillante de découvrir le véritable but de mon travail. Si l'on
n'y trouve point l'amour du prochain, l'intention de restituer la
paix^ de remédier au mal qui ronge la société, si l'on n'y trouve
point l'ardent désir de prévenir les calamités, qu'on soit sévère
envers moi.
Amis ou ennemis, libres ou esclaves, ne faites pas attention à
la forme extérieure; cherchez le sens et l'esprit de cet ouvrage.
INTRODUCTION
Es ist ein befremdlicher und dem Anseheiae nach nngereimter
Anschlag , nach einer Idée wie der Weltlauf geben mQsste, wenn
er gewissea vernûnftigen Zweckon angemessen sein colite, eina
GescbJchte abfaBsen zu woUon. Es scheint in einer solchen Ab-
aicht kœnne nur ein Homan zu Stande kommon. Wenn man in-
deason annehmen darf, dass die Natur, selbst im Spiolc der
menschtictien Freiheil, nicht ohne Plan und Endabaicht vcrfabre,
BO kœnnte dies'e Idée doch wohl brauchbar werden; und ob wir
gleicb zu kurzaicbtig gjnd, don gebeimen Meobanismen ibror
Veranstaltung durchznschauen, so durfte dièse Idée uns doch zum
Leitfaden dieoen, eia sonst planloaes Aggregat menschlicbar
Handlungen, wenigstens im Qrossen als ein System darzustellent
Jmmarucl Kant,
Je gens m^ cœuiv^e gonfler au spectacle des misères
du genre Ij^main. En considérant les événements qui
amènent tant de douleurs, tant de larmes, de sang et
de malheurs sur les nations entières, ainsi que sur de
nombreux individus, j'ai examiné les causes du mal. Je
n*ai jamais pu trouver une réponse satisfaisante ni dans
les livres de la sagesse ecclésiastique ni dans ceux des
sciences profanes.
— YIII —
Le mot pompeux de progrès qu'inscrivent fièrement
sur leur étendard de prétendus meneurs de Thumanité a
pour but de nous faire croire que la société marche d'un
pas gigantesque en avant. Le contraire ressort pour moi
de faits qui me sautent aux yeux et des enseignements de
l'histoire. En vérité j'aperçois un cei^tain mouvement de
rhumanîtéy visible pour tout le monde, mais en Tappro-
fondissant, je constate que le progrès, dont on parle si
haut, est très-lent, dévoyé souvent par la mauvaise vo-
^ lontô et la violence, plus souvent encore par une fausse
théorie, acheté au prix de nombreuses victimes sacrifiées
sans aucune nécessité réelle, je reconnais enfin qu'il est
en opposition avec les lois de la nature et ennemi des
droits humains.
Je n'ai pas l'orgueilleuse prétention de dire le dernier
mot sur les causes des misères et des malheurs humains;
ce n'est pas là ma pensée ; jene désire point épuiser jusqu'au
fond un sujet trop vaste pour qu'on puisse l'embrasser
tout entier ; je ne veux pas supposer non plus que mes
recherches soient exemptes d'erreur. Je me propose de
présenter seulement les faits les plus importants, de
montrer la direction actuelle de l'esprit humain, de dé-
velopper, sans aucune crainte, des idées qui me paraissent
autant de vérités acquises dans l'histoire et dans la vie
pratique, idées que je fonde sur ma propre manière de
voir et que j'éclaire de la lumière puisée dans la source
infinie de la science suprême, à l'aide de l'inspiration de
Dieu, que j'invoque pour me guider. Je veux reproduire
sur une toile restreinte le grand tableau de l'Europe au
dix-neuvième siècle et démontrer la nécessité (Tune réforme
des principes qui constituent les conditions fondamentales de
r existence sociale.
Muni des matériaux nécessaires à mon but, je n'ai pas
— n —
rintention de m'engager dans les impasses d'ane ôrudi*
lion somnolente, pas plus que de me ûer entièrement aux
opinions généralement reçues, dont Tautoriié me paraît
douteuse bien qu*elle soit établie.
M'appuyant sur quelques auteurs qui m'aideront à dé-
velopper mes raisonnements d'une manière plus exacte,
et dont les opinions analogues aux miennes peuvent par-
fois leur être substituées, je ne nommerai dans mes ci-
tations que ceux qui sont le plus connus. En me rappor-
tant à un auteur quelconque, je ne veux pas faire entendre
par là que je partage entièrement toutes ses idées. La
seule autorité pour moi ce sont la pensée et les faits»
Quant à ces derniers, ils se présentent à nous sous un
double point de vue. Ordinairement notre attention est
attirée d'abord par tout ce que nous voyons à chaque pas.
Ensuite une recherche plus approfondie découvre les faits
qui apparaissent dans la vie de l'humanité entière, et en
distingue les traits généraux. Lorsque l'idée m'est venue
de chercher la source des misères humaines, j'ai con-
sulté l'histoire. Une chose m'a frappé alors : c'est que ce
sont les hommes mêmes qui donnent aux événements for-
tuits une direction voulue. S'ils dépendent de circon-
stances fâcheuses, c'est qu'ils s'y soumettent volontaire-
ment et deviennent leurs esclaves tandis qu'ils pourraient
être leurs maîtres. C'est une vérité qui me paraît pal-
pable et démontrée par l'histoire. En outre, j'ai acquis la
conviction que la destinée de l'humanité dépend beaucoup
plus de la somme de petites actions que de grands événe-
ments; que notre sort est plutôt dans les mains delà
multitude des petits que dans celles des grands. Enfin, je
suis fermement persuadé que le bonheur relatif d'ici-bas,
ainsi que le malheur général, est le fruit de notre vo-
lonté; qu'il n'est pas dans la destinée de l'homme de
a.
soufïï'ir. Supposer le plus grand des saoriflces stérile,
o*e8t méconnaître la valeur de tous les dévouements, mé-
connaître la bonté suprême. L'idéal de Thomme est mort
sur la croix afin que nous ne souffrions plus après lui, si
nous acceptons sa loi. Mais on n*a jamais compris sa
mission et on a faussé la doctrine du christianisme. Si
l'humanité souffîce comme par le passé, c'est qu'eUe n'a
jamais marché dans les bonnes voies indiquées par la na^
^ture et les lois divines.
Telles furent les idées qui tracèrent le plan de mon ou-
vrage. J'essayerai donc avant tout d'examiner quelques
symptômes de l'état actuel de la société; je vais montrer
ses plaies, son danger; je vais axer l'attention sur sa po-
sition et le siège de ses douleurs, sur les circonstances
qui l'entourent. Les détails sont toujours présents à mes
yeux. Selon moi , l'attitude d'un homme, sa démarche,
son regard, le son de sa voix, même ses vêtements le ca-
ractérisent mieux, trahissent plus tôt la disposition de
son âme et sa force intellectuelle que les actions de toute
sa vie. Les signes extérieurs sont plus faciles à saisir, ils
sont accessibles à tout le monde; c'est là, c'est dans la
conversation de tous les jours, dans des raisonnements
futiles en apparence que l'homme se dépeint lui-même,
sans s'en apercevoir, lorsqu'il s'échauffe, lorsqu*il s'ou-
blie; tandis que son passé est souvent inconnu, ses ac-
tions demandent une étude plus profonde, exigent plus
de temps et peuvent rester cachées sous un voile de mys-
tère. Bien que la première impression puisse nous trom-
per et nous donner lieu à des conjectures erronées, cer*
tains indices nous mènent parfois sur la voie où se
trouvent les ressorts qui mettent tout le mécanisme en
mouvement. Le médecin devine souvent d'un seul coup
d'œil plus qu'il n'en saurait après un long examen. Dans
— xr —
eertains cas la position de la personne malade, son re-
gard, sa toilette, ses cheveux dérangés peuvent être en-
visagés comme des symptômes infaillibles de son état. Il
7 a des circonstances où un secours prompt est indispen-
sable. Si la chambre du patient est remplie d'exhalaisons
nauséabondes et putrides, si elle manque de lumière et
de chaleur vivifiante, si son lit est incommode, si la diva*
gation et les lèvres brûlées de fièvre prouvent qu'un tel
état est l'effet d'un affaiblissement de Torganisme privé
des conditions principales de la vie^ il faut commencer
au plus vite par ouvrir les fenêtres pour faire entrer Tair
frais, les rajons du soleil, pour aérer la demeure infectée,
il faut balayer les ordures et donner au malade la possi-
bilité de se mouvoir librement et de profiter des richesses
de la nature. Ce n'est qu'après qu'il sera temps d'entre*
prendre une cure radicale. Bien souvent la santé revient
sans exiger d'autres soins, lorsque les premières condi«-
tions de l'existence normale ont été rétablies. La société
se trouve dans une position analogue ; c'est ce que je
tâcherai de démontrer, me bornant, en attendant, à faire
voir les suites d'un mal invétéré et sa source , encouragé
par les paroles du grand philosophe allemand que j'ai
choisies pour devise. < Tout étrange que puisse paraître
l'envie de présenter l'histoire selon l'idée d'après laquelle
le cours général du monde aurait dû se développer s'il
eût été conforme à certains buts raisonnables, en admet-
tant que la nature, même dans le jeu de la liberté hu-
maine, n'agît pas sans un certain plan et sans consé-
quence définitive, nous pouvons nous servir de cette idée
pour nous guider dans l'étude des actions humaines que
nous voulons dépeindre à grands traits , les envisageant
comme un système. » Persuadé que l'activité humaine
aurait pris une autre direction si la société primitive eût
— XII —
été autrement organisée, c*est-à-dire « si elle avait été
adaptée à certains buts raisonnables > au lieu de former
« un assemblage d^actions humaines détachées et sans
plan {ein sonst planlosfs Aggregat) », comme c'est le cas ;
étant intimement convaincu que la société abandonna les
lois qu'elle devait respecter, je tâcherai de prouver la
nécessité de rétablir Tordre naturel troublé depuis des
siècles. Me bornant, dans ce livre, à attirer l'attention
sur quelques faits plus importants et quelques symptômes
extérieurs des relations sociales, je vais proposer les
moyens les plus propres à sauver la moralité et la liberté
de plus en plus menacées. Les remèdes qui me semblent
les plus efficaces et que l'on devrait employer sans le
moindre délai, sont pour ainsi dire des moyens hygié-
niques. Il faudrait aérer ce grand hôpital, yiaire entrer
€ la lumière à grands flots; » il faudrait ouvrir cette
énorme prison que l'on nomme TEurope. C'est la pre-
mière besogne et la plus pressée (1).
C'est la raison que j'ai choisie pour autorité et guide
dans l'étude de l'histoire et de l'état actuel de choses,
aussi mon premier soin a-t-il été de purifier ma pensée
de tous préjugés, de toute prévention qui aurait pu
aveugler mon jugement. J'ai oublié ma religion , ma
nationalité, mes convictions personnelles avant d'entre-
prendre cet ouvrage ; j'ai oublié mes relations avec la so-
ciété, ses divisions, ses classes, pour rester indépendant
autant que possible pendant tout le cours de mon travail.
(1) J 'espère appuyer plus tard mes assertions, qui pourront pa-
raître trop hardies h quelques-uns, sur l'histoire de l'humanité en-
tière t't sur des faits de la plus grande importance, dans le Tableau
de V Europe au dix-neuvième siècle. Les peuples y verront de près
leurs misères. Ce sont mes pièces justificatives.
— xni —
Si je ne parviens pas à y réussir, je me flatte qu'on me
saura gré de mes efforts.
Toutefois, pour nous mieux entendre, je me crois en
devoir d'exposer au lecteur quels sont les principes fon-
damentaux que j'admets comme térités incontestables. Au-
trement, il n*y aurait rien de commun entre le public et
Tauteur, et tout raisonnement pourrait être rejeté
d'emblée par celui qui en ignorerait ou n'en admettrait
pas les bases. Cela est aigourd'hui plus nécessaire que
jamais, puisque nous vivons dans un cbaos d'idées où
tout est chancelant ou bien détruit. On rencontre & cha-
que pas des hommes qui se croient à la hauteur du pro-
grès s'ils rompent avec le passé, s*ils renient ce qui a
été jusqu'à présent regardé comme sacré, s'ils boulever-»
sent tout sans rien b&tir. C'est une vraie calamité que
cette foule de « génies » éphémères qui pleuvent partout.
Leur grandeur consiste à dénigrer ce qui est vraiment
grand et vrai; leur progrès : à fouler aux pieds le mérite,
les vérités acquises, pour y substituer la libre opinion
individuelle d'un ignorant. Entre autres, il y a des gens
si pauvrement doués ou si courageux qu'ils ne croient
pas à l'existence de Dieu, ni à l'esprit en général. Ils ont
à l'appui de leur thèse des preuves à eux qui leur sem-
blent trôs-ingénieuses et qui dans leur conviction peuvent
même donner la mesure du développement intellectuel.
Mon courage n'ira jamais au point de me croire un être in-
férieur aux animaux. Bien que j'aie à cette sorte de savants
une réponse toute prête dans l'histoire des systèmes phi-
losophiques où je vois les mêmes opinions se répéter jus-
qu'à satiété, je me bornerai à rappeler aux matérialistes
et aux sceptiques qui n'admettent aucune âme dans
l'homme, et par conséquent rejettent son existence d'ou-
tre-tombe, que leurs raisonnements, qu'ils envisagent
comme une découverte nouvelle de la science, sont con-
nus des hommes instruits depuis deux mille deux cents
ans. Carnéade, qui vécut environ trois cent vingt-huit
ans avant Jésus-Christ, soutenait que Thomme n'a pas
d'âme et que le corps se remue par suite d*une impulsion
naturelle. Dicoarchus enseignait, en 319 avant l'ère chré-
tienne, que rame n'est qu'un nom entièrement inutile et
vain, parce qu*il n'a pas le sens commun. Selon lui, il
n'existe ni esprit ni âme. Épicure (337-270 av. J.-C.)
voulait faire accroire que l'âme meurt avec le corps. Ti-
mon (272 av. J.-C.) pensait, comme ceux-là, qu'il n'y a
vpoint d'âme. De même l'athéisme est vieux comme le
nïonde. Mais il y en a d'autres qui sont censés savoir
tous les détails concernant l'Âme, il j a de ces hommes
' heureux qui n'ignorent point où elle vit et ce qu'elle fait
dans l'autre monde I... A tous ces philosophes et théolo-
giens l'anecdote suivante peut servir de réponse. M. de
Fontenelle et M. de Marivaux se trouvaient dans une so-
ciété. On discutait sur l'âme, a Qu'estrce que l'âme? de-
manda quelqu'un à M. de Marivaux. — Je n'en sais rien.
— Demandez donc à Fontenelle. — Il a trop d'esprit, dit
Marivaux, pour en savoir plus que moi là-dessus, d
Quant à moi, je confesse hautement que je crois en
Dieu, â l'existence et à la force de l'esprit ainsi qu'à
l'immortalité de l'âme. J'ai dit que la raison et les faits
sont mon autorité unique. Donc j'avoue que je n'admets
point une foi aveugle, mais j'admets la foi qui est éclai-
rée par la raison pure et pratique, car la foi est plus forte
lorsqu'elle est confirmée et corroborée par la raison. Il y
a des gens qui rejettent l'autorité des lois du Christ. Ma
raison m'a convaincu que Jésus-Christ est l'idéal de
l'homme et son Testament l'idéal des lois. Par consé-
quent, ma raison me fait croire qu'il est le seul digne
— XT —
d'être nommé le vrai fils unique de Dieu. Se soumette
qui veut aux lois écrites par les souverains; je reconnais
la loi révélée par Moïse et complétée par le Christ. II
faut choisir entre une ordonnance, un Erlass, un Oukase,
un Hati-scherif et la Bible. Je choisis la Bible.
Das eigenlliohe Stadium der Menschheit ist der Mensoh.
Gœthe»
En me proposant de tracer la situation actuelle de
l'Europe, et un essai de réforme sociale, soit par une ré-
volutîon générale f qui est probable, soit en ouvrant aux
itions les larges chemins du progrès paisible, ce qui
esta-^4ésirer, je veux appeler Tattention sur les points
négatifs de^la-^ie particulière et publique.
Je ne fais queîH^ntionner plusieurs objets, j'indique à
peine les autres et j^en passe beaucoup sous silence.
Aucun égard, aucune crainte n'auront influence sur la
direction de mon ouvrage. Je n'ai peur de personne et de
rien. Je serai insensible et indifférent à la persécution des
•partis ainsi qu'aux dents de la critique. Avant d'avoir
commencé cet ouvrage, je me suis préparé à tout. Je
n'écris pas pour plaire à qui.que ce soit ni pour une vaine
gloire.
Convaincu, ainsi que je viens de le dire, que le déve-
loppement de l'humanité est ajwrmal, je cherche à dé-
crire les symptômes et à prouver les résultats d'une exis-
tence contraire à la nature et à la mission de l'homme.
Par cette raison mon tableau présentera plutôt les
ombres que le côté lumineux de la société. Ce n'est point
pessimisme de ma part ni désir de tout peindre en noir,
mais c'est le moyen d'exposer les suites du, triste état
de choses que Ton regarde avec indifférence depuis
longtemps. Laissons aux optimistes partiaux le plaisir de
voir tout couleur de rose. Ceux qui trouvent leur plus
grande jouissance dans ce qu'on appelle la douce tranquil-
lité^ dans la satisfaction de leur estomac et de tous les
— XVII —
besoins matériels, ceux qui voluptueusement étendus
disent : après notis le déluge^ auront toujours bien des
motifs pour chanter les louanges du progrés et pour
admirer le perfectionnement du mécanisme social. Ne
faisons pas irruption dans leur sphère, complétons seule-
ment le tableau qu'ils présentent ; posons-le convena-
blement vis-à-vis du soleil suprême de la vérité en disant
avec Virgile :
«( Soîem quis dtcere falsuni audeat ? »
<( Qui pourrait, ô soleil, t'accuser d'imposture?... »
Nous ne voyons que trop les bons côtés de la société ;
nous les rencontrons à chaque pas, dans des arca-de-triom-
phe, dans des monuments, dans des statues, dans des
médailles. Cherchons à présent les ombres.
Que les prêtres entonnent leur Te Deum dans les tem-
ples de Dieu, au milieu des champs arrosés du sang hu-
main, dont la vapeur monte jusqu'au ciel; que les monar-
ques ornent leurs fronts de lauriers qui croissent sur les
tombeaux de victimes assassinées ; que les ministres voci-
fèrent pour réprimer le gémissement du malheur en
disant que « les États jouissent de la paix; > que les poè-
tes de cour chantent la gloire des rois et la valeur des
héros ; que les savants et les publicistes admirent Fœuvre
de leur sagesse, voyant l'ordre naturel des choses dans
l'organisme social actuel; que les femmes entraînent
dans le tourbillon de leurs danses joyeuses cette cohue
de gens heureux dont les yeux n'ont jamais regardé
les larmes que fait couler l'oppression. Quant à nous,
prenons la vie en flagrant délit telle qu'elle est;
soulevons le voile brillant d'une lumière séduisante qui
en dérobe les réalités ; entrons dans les coulisses de la
scène mondaine sur laquelle se joue la comédie infernale.
— XVIII —
Passons sur bien des détails, suivant l'opinion de Mon-^
tesquieu : a II ne faut pas toujours tellement épuiser un
siget qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit
pas de faire lire, niais défaire penser.* i> {Esprit de$ lois,
1. XI, c. XX.)
Je ne serai pas difôoile dans le choix des expressions.
Finissons-en avec ces mots mielleux, & double sens, qui
ont altéré les notions les plus simples; laissons de
côté le langage diplomatique et élégant, adopté par This-»
toire et l'usage d'après lequel un crime atroce s'appelle
a erreur, » une passion brutale : « faiblesse, » une absur-
dité : € fausse manière de voi9\ » Moi j'appelle chaque
chose par son nom. Ce que je désire le plus, c'est d'éviter
le reproche d'avoir eu une prévention contre quelques
nations ou quelques classes de la société. De même que
j'oublie ma nationalité tant que j'écris, on devrait aussi
ignorer si je suis Suisse ou Français, Allemand, Suédois,
Européen ou Américain. Je ne me laisse régler ni d'après
la sympathie, ni d'après l'antipathie. Je prends les faits
tels qu'ils sont, et j'ai continuellement en vue non un
seul pays, mais l'Europe entière. Dans la môme nation,
dans la même classe et quelquefois dans le même homme
j'ai souvent aperçu de grandes vertus à côtés de grands
vices. Cela m*a conduit & la recherche de la vérité. Si je
ne l'ai pas trouvée, je suis sûr de donner aux autres
l'envie de l'étudier plus profondément. Je ne blesserai
l'honneur de personne en me servant des couleurs néces-
saires pour rendre mon tableau fidèle. Voltaire a raison de
dire : q II y a toujours des barbares dans les nations les
plus polies , et dans les temps les plus reculés. »
Ma tâche principale, c'est de faire voir les mauvais
résultats qui naissent de notions erronées, propagées par
les soi-disant savants dont parle le Christ : « Gardez-vous
^ xnt —
des 'scribes, qui aiment à se promener aveo de longues
robes» et à être salués dans les places publiques, à
occuper les premières chaires dans les synagogues, et
les premières places dans ]es festins. » («S, Mare^xn^
38, 89). € Malheur à tous, pharisiens, malheur aussi à
vous autres, docteurs de la loi, qui chargez les hom-
mes de fardeaux qu'ils ne sauraient porter et qui ne
▼oudries pas les avoir touchés du bout des doigts. »
{S. Luc, xr, 43, 46). a Malheur à vous, qui vous êtes sai-
sis de la clef de la science^ et qui, n'y étant point entrés
vous-mêmes, Tavez encore fermée À ceux qui voulaient
y entrer. > (/Wrf., 52.)
Les misères de Thumanité sont horribles, parce que se-
lon TApôtre : cr Les hommes retiennent la vérité de Dieu
dans Tinjustioe, parce qu'ayant connu Dieu, ils ne Tout
point gloriûé comme Dieu, et ne lui ont point rendu
grâces; mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonne-
ments, et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres. Ils
sont devenus fous en s*attribuant le nom de sages, d (Kp.
de S. Paul aux Romains^ i, 18, 22.)
Il est déjà temps de découvrir la source du mal et de
rindiqner aux hommes simples, pour qu'on ne leur dise
pas comme Paul dit aux Galates : a 0 Galates insensés
qui vous a ensorcelés, pour vous rendre ainsi rebelles à la
vérité? ÊteS'Vons si insensés qu'après avoir commencé
par l'esprit, vous finissez maintenant par la chair? Sera-
ce donc en vain que vous avez tant souffert? si toutefois
ce n'est qu'en vain. » (Aux Galates, i, 1,3, 4.)
En réfutant les fausses doctrines qui tiennent jusqu'à
présent les peuples en servitude, qui sèment la discorde
parmi les nations, je ne dispute pas contre des paroles^
mais j'indique l'imposture ou l'ignorance des oppresseurs
rt des faux prophètes qui dirigent la société. « Si quel-
•î— XX — *
qu'un enseigne une doctrine différente de celle-ci et
n*embrasse pas les saines instructions de Notre Seigneur
Jésus-Christ et la doctrine qui est selon la piété, il est
enflé d'orgueil, et il ne sait rien, mais il est possédé
(tune maladie d'esprit qui remporte en des questions et
des combats de parole. » {Paul à Ttmothée, I, Ep., vi. 3, 4.)
Le même apôtre dit au siget des raisonnements et des
faux savants que : « Ce sont les disputes pernicieuses de
personnes qui ont Tesprit corrompu, qui sont privées de
la vérité. » {fbid.)
C'est l'amour de l'humanité et surtout celui du peuple
ignorant qui est mon guide, « car la fin des commande-
ments c'est la charité qui naît d'un cœur pur, d'une
bonne conscience et d'une foi sincère : devoirs, d'où
quelques-uns se détournant se sont égarés en de vains
discours, voulant être les docteurs de la loi et ne sachant
ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils assurent si hardiment.
Or, nous savons que la loi est bonne si on en use selon
l'esprit de la loi. » (Paul à Ttmothée j Ep. i, 5, 8.)
€ Car nous ne sommes pas comme plusieurs, qui cor-
rompent la parole de Dieu, mais nous la prêchons avec
une entière sincérité, comme de la part de Dieu, en la
présence de Dieu et dans la personne de Jésus-Christ >.
{Paulaux\Cor.^ Ep.^ ii, 17.)
ce La loi et les prophètes ont duré jusqu'à Jean, depuis
ce temps-là le royaume de Dieu est annoncé, et chacun
fait effort pour y entrer. » (S. Luc^ xvi, 16).
oc Et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra
libres.» (S. Jean^ viii, 32.)
« Si un homme ne renaît de l'eau et du Saint-Esprit, il
ne peut entrer dans le royaume de Dieu.» {S. Jean^ iii,5.)
« Or le Seigneur est Esprit et où est l'Esprit du Sei-
gneur là est aussi la liberté. > (2'. Paul aux Cor.yin^ 17.)
PREMIERS MOUVEMENTS DES SOCIETES.
DEUX DIRECTIONS DE LTSPRIT HUMAIN
COMPARAISON DE L*EUROPE ACTUELLE AVEC LA CHINE.
Les traditions mythiques des Chinois remontent à trois
mille ans avant Jésus-Christ. Leur chronologie est si
exagérée qu'ils comptent 300 mille ans depuis la pre-
mière époque de leurs annales. Malgré cela on peut affir-
mer que la vie particulière et publique des Chinois n'a
pas subi jusqu'à présent de grands changements.
Fohi, le plus célèbre et le plus ancien héros chinois au-
quel on attribue une origine divine, vécut, d'après les
historiographes de cette nation, entre le trentième et le
trente-cinquième siècle avant l'ère chrétienne. On raconte
de lui une quantité de miracles. Il aurait été le premier
législateur du genre humain; on lui attribue l'invention
des instruments de musique, des métiers, des armes et de
l'écriture. Il est considéré comme l'auteur du livre
Y'Kmgy contenant la tradition sur la création du mon-
de, la science morale et l'art de divination. Il a divisé
le ciel en degrés , ceint les villes de murailles, établi
le gouvernement, et il a nommé lui-même pour exer-
cer les divers emplois des fonctionnaires qui devaient
diriger la nation. Fo, le plus ancien fondateur du
wdte.^ religieux en Chine , importa probablement dans
— xxn —
ce pays les notions religieuses du Tibet ou des Indes.
Il est assez difficile de trouver, dans le système reli-
gieux des Indes, où commence la difiérence entre ce qui
est ancien et ce qui est nouveau. L'objet principal de la
religion indienne consiste dans la divinité comme unité
absolue répandue partout, et qu'aucune intelligence ne peut
concevoir. Cette religion se divisa ensuite en plusieurs
sectes, dans lesquelles on rencontre le réalisme, l'idéa-
lisme, le matérialisme et le spiritualisme, quatre systèmes
philosophiques qui se répètent sous de nombreuses méta-
morphoses jusqu'à nos jours ; mais les idées primitives des
Indiens sont d'une pureté extrême, et prouvent que la pen-
sée de l'homme, tant qu'elle ne fut pas dénaturée par une
fausse civilisation, s'approchait dans sa simplicité de la
vérité éternelle. Le sens primitif du mot Brahma nous
présente l'idée de prière^ Tunion de l'homme avec le ciel,
et en géhéral il exprime toute action pieuse à l'aide de
laquelle l'homme cherche à imiter Dieu et à lui ressem-
bler. Ce nom fut donné ensuite à TÊtre suprême sans
commencement ni fin. Les gens d'origine divine, d'après
l'opinion des Indiens, c'est-à-dire les Brahmanes, propa-
gèrent cette religion dans le pays. Leur mission était
de conserver dans leur pureté les idées sur Dieu. Leurs
anciens livres enseignent que Dieu, après avoir créé le
monde, lui a indiqué certain ordre qui se dérange de
temps en temps. Alors un Dieu se présente sous la forme
d'un homme, quelquefois même sous celle d'un animal,
afin de rectifier ce qui était altéré.
Les dieux indiens composant la Trinité ÇTrimurtis), har
bitent le paradis sur la montagne d'Himalaya; Brahma oc-
cupe une de ses cimes, toigours resplendissante, nommée
Meru. Le Dieu suprême, désirant partager son bonheur
avec d'autres êtres, créa de sa puissance et desa volonté des
*- joan —
esprits ses semblables en leur donnant la /t&ret>o/on/^. Mais
une partie d'entre eux s'étant détachés de Dieu, par leur
propre faute, Dieu créa le monde avec tous ses êtres,
et le destina pour domicile ou plutôt pour prison aux
esprits déchus en leur procurant dans sa miséricorde les
moyens de recourrer leur divinité perdue, à l'aide de leur
propre force morale et de leur spontanéité.
Chacun de ces esprits chassés, incorporé dans Thomme,
prend un aspect de plus en plus noble ici-bas, au fur et à
mesure qu'il atteint un plus haut degré de perfection.
Ainsi donc la vie temporelle de l'homme, suivant les no-
tions des Brahmanes, est une peine mais en même temps
une tendance à une perfection de plus en plus haute. Les
mojens d'y parvenir sont : prières, offrandes, aumônes,
mortiâcations, ablutions dans la sainte eau du Gange,
pèlerinages aux sources de ce fleuve, fidélité au mari et
sacrifice volontaire des veuves sur le bûcher.
La doctrine de Gautama ou de Sahiamuni (précepteur
de la tribu de Sakia), est aussi d'une beauté admirable,
et c'est pour cette raison qu'on lui a donné le nom hono-
rable de Boudha, c'est-à-dire le sage. Il fleurissait au
sixième siècle avant Jésus-Christ, comme réformateur
religieux et politique. Ses parents furent le roi de Jfc/a-
gadhtty Soudkodana et sa femme Maïa {illusion). Ce qui
nous frappe le plus, c'est que les hommes, dans leur état
primitif, ont eu des notions plus claires sur la divinité et
sur l'humanité, et qu'elles sont devenues plus obscures
avec le temps et le progrès de la civilisation. Les pas-
sions ont évidemment corrompu la nature chaste. Le
brahmanisme, dénaturé par l'idolâtrie, s'est changé en
fanatisme et a fini par de vaines formes.
Boudha-Gautama introduisit un enseignement nouveau.
D'aprôs lui Dieu et la nature sont identiques. Le monde
— xxnr —
moral et physique nous présente deux états divers du
même être qui n*existe pas comme personne , mais
comme substance depuis des siècles sous deux formes,
sous celle du repos et du mouvement. Le premier état
est divin, le plus parfait; au contraire, les forces delà
divinité qui sont mises en mouvement tendent toujours
à leur état primitif, et constituent la nature ou Tunivers.
Aussi les êtres de ce monde se transforment continuelle-
ment de créatures viles en celles qui sont de plus en plus
nobles pour prendre finalement la forme humaine d*où
ils montent de nouveau, par Taccomplissement des règles
du boudhaïsme, à la source primitive, au repos. Quelque-
fois l'homme vivant s'élève à cette perfection suprême, à
l'aide de sa propre volonté et de sa puissance morale^ et
alors il s'appelle Boudha le saint.
Un de ces saints fut Gautama. Comme législateur, il a
donné au genre humain une nouvelle loi , devant être
suivie jusqu'au temps où un autre Boudfm arrivera. Ses
prosélytes le prennent pour la neuvième incorporation
du dieu Vichnou, La dixième incorporation doit s'accom-
plir à la fin du mondé. Sa religion défend les offrandes
de chair et la mort volontaire des veuves auxquelles il
permet de se marier de nouveau. Il recommande aux
prêtres le célibat et le renoncement aux biens terrestres;
car ils ne peuvent, qu'au moyen de mortifications et de
méditations, s'approcher de la perfection divine, nommée
Nirvana, la quiétude parfaite.
Sous ces deux nouvelles formes, le système de la reli-
gion indienne se répandit dans presque toute l'Asie orien-
tale et méridionale. Plus il était près de la source primi-
tive, plus saines étaient les idées de ces deux sectes.
Dans les traditions ultérieures des Indiens, on voit dis-
tinctement la transformation poétique des faits que la
— XXV —
Bible nous a fait connaître; celles de date plas an-
cienne nous donnent une preuve palpable que la pensée
humaine s'est fixée d'abord sur la nature, Ta adorée, et,
montant les degrés de la nature, s'est élevée non-seule-
ment à la divinité, mais encore à connaître un seul Dieu.
Le plus ancien monument de la littérature indienne sont
les livres sanscrits, nommés Veda^ ce qui veut dire la science.
Ils parurent au moins 1,500 ans avant Jésus-Christ. Ils
ont été donnés aux hommes, selon la croyance des In-
diens, par la divinité, immédiatement, et renferment des
prières, des hymnes, des chants, des préceptes religieux
et moraux, des mythes, ainsi que des recherches philoso-
phiques. Ces hymnes nous prouvent que les forces de la
nature, regardées comme êtres célestes, inspiraient cer-
tain effroi et de Tadmiration. On adorait aussi le soleil,
la lune, V Indra ou le firmament, et les nuages, nourris-
sant la terre de pluie. Outre ces êtres, l'esprit cherchait
encore le créateur de toutes choses et de l'univers, *le
Tout-Puissant, qui met en mouvement les forces de la
nature. Cet être unique est Brahma. A sa parole, l'univers
a pris une forme visible. Les chants religiêu^j et les tra-
ditions de Véda appartiennent, sans le moindre doute,
aux temps primitifs des Indiens et peut-être de l'huma-
nité entière. On y voit l'expression du développement
graduel de l'esprit et de la religion que l'on nomn^e natu-
relie. Ces traditions populaires furent recueillies par
Vyasa, qui est une personnification des compilateurs, et
divisées en quatre parties : Rig-Veda, Yadchur-Veda,
Sama-Veda, et Atarva-Veda.
Tandis qne l'esprit humain chez les Indiens s'élevait
vers les cieux et exprimait son admiration dans des
formes poétiques d'une beauté ravissante, l'intelligenci^
des Chinois était tournée vors les trônes et porte depuis'
T. I. 6 —
— JUCTI —
les temps les plus reculés le caractère de servitude. Leur
livre des annales, nommé Schu-King, renferme de cu-
rieux récits historiques, géographiques et statistiques. Il
nous apprend que depuis l'antiquité la plus reculée les
habitants de Y Empire Céleste sont gouvernés, d'une ma-
nière despotique, par des dynasties qui se succèdent Tune
à l'autre et qui regardent le pays comme leur propHété.
Environ 2,200 ans avant Jésus-Christ, on trouve déjà sur
le trône chinois la dynastie Hia. Ensuite, durant des
siècles, nous voyons des guerres presque interminables
entre les familles dynastiques qui s'enlèvent la couronne
Tune à l'autre.
Presque à la même époque, lorsque Boudha Gautama
réformait la religion de Brahma qui fut corrompue par
des suppléments et des annotations faites aux livres an-
ciens, Laotsee ou Laokiun et Kung-fu-dsiu^ habituellement
nommé Confucius, fondèrent en Chine des sectes nou-
velles.
3dudha s*apprétait par un jeûne, par des méditations et
mortifications au désert, à l'établissement de sa nouvelle
religion. Laotsee disait que le véritable sage accepte un
emploi en temps opportun et le quitte dans les circon-
stances défavorables. C'est ainsi qu'il comprenait sa mis-
sion, et en effet, toujours fidèle à son principe, il s'enfuit
aussitôt que les troubles éclatèrent dans l'Empire et on
ne sait ce qu'il est devenu.
^ Mais l'esprit humain défigurait toigours les idées les
plus belles et les principes des hommes doués de talents
éminenls. Les Indiens, qui comptent leur histoire par
millions d'années et qui l'embellissent, de même que les
Chinois, des fables les plus bizarres, se sont distingués
particulièrement par leur génie poétique, poussé jusqu'à
Texagération. D'après les anciennes notions du brah-
materne, les prêtres tirent leur origine de la tête de Dieu,
et les autres habitants proviennent des diverses parties du
oorps de Brahma. Cela donna roccasion d*établir les
castes. La foi à la métempsycose j contribua aussi. Des
quatre castes, chacune avait certains devoirs, et les trois
plus distinguées possédaient des privilèges particuliers.
De la caste inférieure, Suriras, sortit la classe des rebuts
du genre humain, nommée Tchandala ou Parias, qui
n'appartient pas même à une caste, et qui est un objet de
mépris et de répugnance chez les Indiens. On évitait
même le regard de ces malheureux qu'on pouvait tuer
impunément. Par suite d'institutions pareilles, les Parias,
privés de toute instruction, tombèrent complètement
dans rétat sauvage. Gautama se déclara non-seulement
contre la religion corrompue des brahmanes, mais aussi
contre la division esclave de la population indienne en
castes, ayant proclamé V égalité complète de tous les hommes.
De là éclata une guerre civile. Les brahmanes vainquirent
les boudhistes aux Indes, en deçà du Gange. Ces derniers
se rendirent à l'île de Cejlan, en Mongolie, en Chine,
aux Indes, au delà du Gange, et surtout au Thibet, et ils
adorent jusqu'à présent le Dalaj-Lama, leur prêtre su-
prême. Dans la partie du pays où les brahmanes l'em*
portèrent, les livres Veda, comme source principale de
la sagesse, avec la division des habitants en castes, sont
observés jusqu'à nos jours. Les brahmanes, uniques gar-
diens et interprètes de ces livres sacrés, regardés comme
les hommes les plus éclairés et inspirés, sont les médecins
qui guérissent les maladies au moyen de médicaments
ordinaires et religieux, le plus souvent au moyen de
mortifications, parce que les maladies, d'après leur opi-
nion, ne sont que des peines envoyées par les cieux» Us
sont aussi juges, car les Vedas constituent la source des lois.
— XXYIII —
La caste brahmanienne usurpa le privilège exclusif
d'expliquer les livres saints, laissant aux deux classes
pures suivantes, celle des guerriers et celle des cultiva^'
teurs^ le droit d'écouter leur enseignement. La der-
nière caste, soudras, en sa qualité d'impure^ est non-seu-
lement privée de ce bonheur, mais elle serait sévèrement
punie si elle osait lire les livres saints. Son devoir est de
servir les trois premières castes.
Le premier élan intellectuel des Indiens exprimé dans
leurs anciennes notions religieuses se distingue indubi-
tablement par sa libre direction. Leurs idées sur la vo-
lonté de l'Être suprême, prise pour la source de l'univers
créé, et leurs notions sur la libre volonté donnée à
l'homme par Dieu, témoignent en faveur de la nature
vierge telle qu'elle était au berceau de l'humanité et des
idées innées qui excitaient l'homme à réaliser, au moyen
de la liberté^ les besoins gravés dans son âme. L'idée
du bonheur sublime auquel on peut atteindre par ses
propres aspirations j par le perfectionnement moral, par
la puissance d'esprit et la spontanéité , donc par la
liberté individuelle , puis la tendance à se détacher des
liens terrestres et à se plonger dans l'éternel, la con-
templation de Brahma, pleine d'une extase poétique,
enfin ce désir ardent de revoir le monde idéal qui carac-
térise les plus anciennes productions intellectuelles des
Indiens, tout cela démontre d'une manière incontestable
que les sociétés primitives, au moment de leur naissance,
tâchaient toujours de conquérir la liberté. Sous ce rap-
port, la différence est évidente entre la direction intel-
lectuelle des Indiens et celle des Chinois. Ceux-là cher-
chaient le bonheur dans des sphères plus élevées, ne
croyant pas le trouver dans la vie ordinaire, quotidienne;
ceux-ci, au contraire, le voyaient personnifié dans un
— XXIX —
état organisé par un monarque qu'ils regardaient comme
fiU du ciel.
Les idées des Cliinois sur la puissance de leur monar-
que étaient liées avec leurs traditions, leurs institutions
religieuses, et les attachaient à la terre; celles des In-
diens, au contraire, élevant leur esprit vers le sublime,
ont placé par cela même la nation au degré le plus haut
de la civilisation ancienne, en lui promettant un avenir
glorieux. Cependant, aux Indes comme en Chine apparut
Tesprit de violence, ennemi éternel de tout progrès et de
toute liberté, l'esprit d'orgueil, dirigé par les passions,
établissant l'esclavage, et lui-même esclave des désirs
illicites, en un mot, le mauvais esprit sous forme de
dynastie.
Deux belles épopées indiennes, la Mahabharata et la
Ramayaruiy chantent la lutte gigantesque de deux familles
dynastiques et la conquête des Indes, accomplie par le
héros victorieux Rama. La longue guerre à laquelle
ont pris part de nombreuses tribus et divers souverains
finit par l'anéantissement des anciens Indiens. Nous ap-
prenons dans ces deux poëmes qu'entre le fleuve du
Gioumna et du Gange existait autrefois un État florissant
nommé Aoda, où deux dynasties, celle du soleil et celle
de la lune, régnèrent pendant cinquante générations.
Le héros Rama, guerrier intrépide, conquit de vastes
pays, subjugua divers peuples, et ce sont des singes qui
l'aidèrent à obtenir la victoire.
Dans la période mythologique, c'est-à-dire fabuleuse
de la Chine, les monarques sont représentés par les chro-
niqueurs ultérieurs (sans doute pour l'enseignement de
souverains) comme des hommes parfaits, occupés du bien
de leurs sigets. L'empereur Jao encouragea la vertu efla
vie modeste par son travail et son propre exemple. Il vi-
b.
i— XXX —
eltait chaque année les provinoes, sarYeUlait la justice,
vivait et s'habillait d'une manière simple. Il est considéré
comme premier patriarche des Chinois. Adoré par eux, il
désigna pour son successeur son beau-fils Schun. Celui-ci
permettait atout le monde de le critiquer; il administrait
parfaitement le pays et avait l'habitude de dire : a C'est
dans la vertu que se trouve la source unique du bon-
heur. D Le troisième patriarche, Yu, aussi vertueux que
ses prédécesseurs, donnait libre aocôs à quiconque dési-
rait le voir à chaque instant. Il suffisait de tirer la son-
nette attachée à la porte impériale pour parler au mo-
narque lui-même. Que de cordons faut-il tirer aujourd'hui
pour parler aux valets des souverains de l'Europe!...
Depuis l'époque où l'histoire de Chine est devenue plus
certaine, on ne voit qu'une obéissance aveugle des sujets
à Tautorité, qu'une servitude abrutie et la liberté person-
nelle enchaînée par une quantité de règlements et de cé«
rémonies; on ne voit qu'une lutte continuelle d'une dynas-
tie contre l'autre au sujet du trône. Le commencement
de toute famille régnante est beau et glorieux. Les empe-
reurs, d'abord vertueux et savants, ne s'occupent que de
Tadministration du pays, mais à peine se sont-ils conso-
lidés sur le trône, qu'ils deviennent des tyrans, ne pen-
sent qu'à satisfaire leurs passions, et lèguent ces vices à
leurs successeurs. Alors un lieutenant impérial d'une
province éloignée rassemble une armée énorme, chasse
le tyran du trône, puis lui-même fonde une nouvelle dy-
nastie, commence à régner d'une manière humaine; en-
suite il imite l'exemple d'autres souverains et laisse le
trône à ses successeurs, qui gouvernent le pays jusqu^au
temps où un nouvel usurpateur les en chasse. Telle est,
en quelques mots, l'histoire de Chine depuis plusieurs
milliers d'années.
Mémo les événements, quelque importante qu'ils aient
été, n*ont pu changer le caractère principal de cet empire.
Wu-wang, fondateur de la cinquième dynastie Tsche-hu,
après avoir détrôné l'empereur à Taide des grands sei-
gneurs, leur donnisi en récompense de leurs services des
prinoipautés particulières qu'ils régissaient à part, et de
cette manière le nouveau monarque introduisit un sys-
tème ressemblant au féodalisme. Plus tard, le fondateur
d'une autre nouvelle dynastie, Tsin ou Dshin, réunit de
nouveau sous son sceptre toutes les parties détachées
de son empire et conquit beaucoup de pays voisins.
Pressés par les Tatares-Manschou, les Chinois deman-
dèrent du secours aux Mongols , qui chassèrent les Ta-
tares , mais conquirent le pays & leur tour. La dynastie
mongole fut détrônée par une autre dynastie chinoise;
celle-ci fut forcée de céder a une famille tartare, et ainsi
de suite depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos
jours, le pays entier a toujours dépendu de la violence
et du bonheur de conquérants plus ou moins puissants.
Qu'est-ce qui pouvait maintenir les Chinois dans l'indi-
visibilité où ils sont jusqu'à présent? C'est la religion et le
respect de la nationalité. Plus d'une fois l'empire fut par-
tagé en plusieurs parties sans aucune relation politique
entre elles; cependant, elles se réunirent ensemble joar la
farce de l'aUractUm nationale^ même après des siècles.
Cette puissance consiste dans leur esprit, leurs traditions
communes, leur histoire et leur unité religieuse. La dif-
férence des cultes n'exerçait aucune influence sur eux et
était bien loin de les diviser; les membres des diverses
sectes adorant un seul Dieu d'après des formes différen-
tes, ne s'engageaient point dans des disputes religieuses
sur des dogmes; au contraire, ils se réunissaient dans
un temple, sans égard à quel rite il appartenait. Cette
— XXXII —
union possédait tant de force, que les conquérants furent
obligés de la subir. Les Tatares ayant conquis le trône
pour leur dynastie, et s'étant établis en Chine, non-seule-
ment ne produisirent aucun changement dans le caractère
chinois, mais adoptèrent eux-mêmes les usages et les
mœurs des Chinois, cédant à la puissance de leur esprit
national.
D'un autre côté, le système gouvernemental, au lieu de
contribuer au développement de la nation, entoura les
habitants d*une multitude de règlements faisant obstacle
au libre progrès. Toute l'activité de la nation fut tournée
vers l'utilité. C'est Confucius qui éveilla en eux cette
tendance.
Se conformant à Tesprit de sa nation, après avoir étu-
dié son histoire et approfondi le caractère et les capacités
des Chinois, ce vertueux législateur a posé, pourrait-on
dire, des bases inébranlables pour la durée éternelle de
la nation, ainsi que des obstacles invincibles à son pro-
grès.
Désirant préserver la loi contre les abus des gens per-
vers, Confucius donna pour appui à la religion et à la lé-
gislation le principe moral, resserra les liens de famille
au moyen de règlements sévères, unit la nation à son
passé d'une manière étroite, et indiqua comme devoir le
plus sacré le service de la patrie. C'est à ces institutions
que les Chinois doivent leur existence politique, et elles
constituent tout le mérite du législateur. Mais en même
temps, Confucius détruisit l'individualité de l'homme,
fonda le despotisme dans la famille, reconnaissant le pou-
voir paternel comme base de l'édiûce politique et élevant
l'empereur à l'idéal du père. Le monarque, en sa qualité
de fils du ciel^ était au-dessus de la loi depuis les temps
les plus reculés. La religion de Confucius renforça le
— ZXTIII ~
poQToir monarchique, et par cette raison elle devint le
culte officiel,
La religion de Confucius se distingue, en outre , par
une sorte de rationalisme. Mettant Thomme dans une dé-
pendance servile des règlements, il croyait tellement à
la force de la moralité corroborée par le commandement
législatif, qu*il ne s'occupait point d'élever Tesprit hu-
main. Sa religion reconnaît une divinité suprême invi-
sible, mais elle n'oblige à aucune adoration. Le partisan
de renseignement de Confucius peut en même temps pro-
fesser une autre religion. Cette tolérance a beaucoup
contribué à Tunité religieuse, mais elle éloigna Tesprit
des Chinois de tout ce qui n*a aucun rapport direct avec
leur vie quotidienne.
La doctrine de Confucius ne concerne point Tesprit
humain ni sa vie future, ayant exclusivement pour objet
le temporel. Ses principes moraux se distinguent par de
belles pensées. D'après lui, tout le bonheur de Thomme
consiste dans ce que sa partie intellectuelle, qui est la
plus noble, l'emporte sur son corps. Celui-ci est le plus
heureux qui remplit ses devoirs de la manière la plus
Hdéle et qui comble de bienfaits son prochain. La mode-
ration, la restriction des besoins est la route qui conduit & la
vertu et au bonheur. Mais la condition nécessaire pour
atteindre à la perfection recommandée par le législateur
est rohéissance aveugle^ qui est la plus grande vertu. C'est
l'empereur seul, fils du ciel^ qui agit comme intermé-
diaire entre Dieu et Thomme ; par conséquent, lui seul
est le prêtre suprême, le sacrificateur et le juge. Confu-
cius plaça le but principal de la vie dans l'utilité^
comme s'iJ comprenait que l'esprit humain ne peut rester
inerte et qu'il a besoin de se tourner d'un côté quelcon-
que pour satisfaire son élan inné vers l'activité.
■ 1
I
I
-- xxxrv —
La stricte observation de oes règlements, à Texéoution
desquels les empereurs veillaient dans leur propre in-
térêt, a beaucoup contribué à conserver aux Chinois leur
nationalité et à exciter en eux la prédilection pour les
idées et les coutumes de leurs ancêtres, mais en même
temps elle a engendré Taversion contre les étrangers,
l'orgueil, Topiniâtreté et le mépris de tout progrès.
Un autre résultat des préceptes de Confucius est le
manque du sentiment du beau^ le défaut d'enthou-
siasme et d*imagination. Chez le Chinois, c'est la raison
qui prime tout. Insensible à tout ce qui est noble, grand,
h ridéal du beau, il cherche l'utilité pratique, le profit.
Il ne connaît ni amour de la patrie, ni dévouement,
ni aucun de ces mobiles qui poussent aux grandes ac-
tions; il n*a aucune idée de la gloire et prend l'héroïsme
pour une folie incompréhensible, digne de risée. C'est
pourquoi le courage nécessaire pour maintenir l'indépen-
dance nationale ne se rencontre à aucune page de l'his-
toire de la Chine. Ils se battent pour leurs empereurs. Tous
les produits de leur esprit portent un caractère commun,
abject, indigne de la nature supérieure de l'homme.
La direction naturelle de l'esprit des Indiens auxquels
les institutions religieuses primitives indiquaient la route
du libre développement, fut faussée par des gens qui
dénaturaient les principes généraux d*aprôs leurs idées
personnelles. Ces fictions nées d'exubérances de l'ima-
gination, et que Ton trouve en grand nombre dans les
anciennes traditions, ne s'évanouirent point sous l'in-
fluence de la civilisation, mais acquirent au contraire une
autorité religieuse. Les miracles et les phénomènes ex-
traordinaires décrits dans les livres sacrés devinrent dea
dogmes de foi. Les ornements de la doctrine furent envi-
sagés comme son essence, et les lois fondamentales de
la morale passèrent presque au second plan. L'instruc-
tion indienne, privilège d'une seule classe, se borna
à l'enseignement des livres saints, et avec le temps
«lie est devenue l'instrument politique des conquérants.
Les souverains respectaient les prêtres, et ceux-ci cher-
chaient à flatter leurs maîtres. C'était une sorte d'enga-
gement mutuel , tacite et instantané , car cela résultait
de la nature des rapports réciproques. Tout conquérant
commandait au nom du droit du plus fort, et voyant
que les prêtres jouissaient d'une prééminence complète
dans la nation, il tâchait, avec leur aide, de maintenir les
vaincus dans l'obéissance. Le sacerdoce, classe exclusive-
ment privilégiée, agissant dans son propre intérêt, sou-
tenait ainsi les souverains. En Chine, la dynastie devint
la base de Torganisme d'État par suite des idées répan-
dues généralement sur la puissance et sur le pouvoir pa-
ternel du monarque; aux Indes ^ une pareille situation
provint des rapports existants entre le souverain et le
sacerdoce.
Le pays, quoique gouverné par des princes souve-
rains, fut regardé comme la propriété du roi, nommé
habituellement Radja.ll distribuait des provinces à admi
nistrer d'après son bon plaisir. Les Brahmanes, qui exer-
çaient tous les emplois, s'occupaient aussi de l'éducation
des princes régnants. La protection des Brahmanes était
un des plus importants devoirs religieux du roi. Cepen-
dant, au point de vue de l'administration, les Indes jouis-
saient d'une plus grande liberté que les Chinois. Non-
seulement chaque principauté se gouvernait à part, mais
aussi chaque district; un village même constituait un. tout
Séparé et particulier qui avait son propre gouvernement.
La dépendance du souverain consistait dans une contri-
bution payée au moyen des produits de la terre.
— XXXVI —
Une pareille organisation est une preuve que la nation
peut être heureuse, et marcher sur la voie du progrès, si
les institutions , d'après lesquelles l'état est gouverné ,
renferment du moins l'ombre de la vraie liberté. En effet
cette décentralisation procura aux Indiens des richesses
qui furent pendant des siècles, et sont encore aigourd^hui
un appas pour Taviditédes conquérants. Quant à la civili-
sation, ils ont bien devancé dans cette voie plus d'une
nation contemporaine.
D'après les traditions historiques bien que fabuleuses,
on peut admettre que Timmense pays, connu chez les
anciens sous le nom dindes, était déjà très-peuplé, civi-
lisé et excessivement riche , environ deux mille ans
avant Jésus-Christ. Comme il se composait de plusieurs
nations séparées, il fut donc exposé à de longues guerres
faites par diverses dynasties. L'histoire mentionne aussi
une grande lutte entre les Brahmanes et la caste des guer-
riers qui furent vaincus. Depuis cette époque le clergé
étendit sa domination despotique sur toutes les castes.
Ensuite quelques États indiens conquis par Alexandre de
Macédoine et gouvernés par ses lieutenants, recouvrèrent
leur indépendance. Sandrocottus ou Tsckandraguptus d'a-
près les autres, le monarque puissant des bords du Gange,
chassa les étrangers et fonda l'énorme Etat des Prasias.
Mais l'avidité des conquérants empêchait toujours cette
nation d'acquérir son entier développement. Après les
guerres locales entre les souverains, commencèrent les
invasions des barbares. L'état des Prasias, florissant de-
puis que les Macédoniens furent chassés, devint la proie
de nouveaux envahisseurs. D'abord les rois de Sjrie,
puis ceux de Bactrie, enfin les Sakis ou les Scythes y
étendirent leur domination.
Le célèbre Wihramadit ayant remporté.une victoirr
— XXXVII —
Tan 56 avant Jésus - Christ, secoua le joug des Scy-
thes, et appelé au trdne rojal, réunit les états particu^
liers en une grande monarchie. Après les Scythes^ ee
furent les Perses qui envahirent quelques provinces, et
en Tan 1,000 de notre ère, toutes les Indes furent con-
quises par les Mongols.
Malgré la différence existant entre le caractère des
Chinois et celui que les institutions religieuses ont déve-
loppé chez les Indiens, malgré la direction idéale et poé-
tique de ces derniers, cette nation pareillement aux Chi-
nois, resta au même degré de civilisation parce qu'elle
tomba dans une autre extrémité de Tesprit, Confucius, en
recommandant Futilité aux Chinois poussa Tamour de la
vie pratique jusqu'à rexagération,jusqu'à une avidité qui
ne recule pas même devant les moyens infâmes. Les In*
diens, d'après le principe de leur religion, se détachant
du monde matériel, tombèrent dans le mysticisme, et
enfin cette disposition religieuse se changea chez les uns
en vaine forme sans signification, ou en fanatisme chez les
autres.
Comme la doctrine primitive des Brahmanes, de
même celle de Boudha Gautama fut monstrueusement
défigurée par des genà ayant pour but leur propre
intérêt. Les beaux principes fondamentaux de la reli->
gion brahmanienne, réunis dans les livres sacrés par
plusieurs savants indiens, furent augmentés avec le
temps de nouvelles annotations des commentateurs. Ces
livres se composent de deux parties : la première, litur-
gique, renfermant des prières, et la deuxième, dogmati-
que, où se trouvent des règles de moralité et Tensei-^
gnement sur Dieu. Le culte de cette religion finit par
n'être que la répétition machinale de prières écritos
dans une langue oubliée depuis longtemps. Cela de^*
T. I. c
— XXXVIII —
Tait suffire à la vie des Indiens. D'aprôs ropinion des
prêtres eux-mômes, une pareille priôre dite à rebours est
aussi efficace, car la puissance de la piété donsiste dans
les paroles* Pareillement le caractère mystique du réfor-
mateur Qautama déreloppa dans la secte boudhiste Tapa-
thie, rinertie et une complote indolence d'esprit.
Toutefois les prêtres de Tune et de l'autre secte se dis-
tinguaient par leur dévouement, personnel, parTabnéga-^
tion d'euX"-mémes et par le renoncement à tous les plaisirs
de la vie. Bien que les privilèges des Brahmanes fussent
grands» ils avaient aussi à remplir de grands devoirs. On
regardait comme un déshonneur pour leur caste entière le
moindre péché de Tun quelconque d'entre eux. Ils menaient
une vie austère, ne s'occupant presque exclusivement que
dd prières et d'offrandes. Cet usage s'est conservé jusqu'ft
présent. Le vieux Brahmane se rend d'ordinaire au
désert pour se réconcilier avec la divinité au moyen des
méditations et pour obtenir le nom de saint.
Les Bonzes, les Shamans et les Talàïpons, e*estr4-dire
les prêtres des diverses sectes de la religion bouddique,
menaient aussi une vie ascétique. Ils observent stricte-
ment jusqu'à nos jours les préceptes de leur culte. A
cause de la doctrine sur la mortification du corps et sur la
méditation, on a établi dans cette secte une quantité de
cloîtres pour les hommes et pour les femmes. De pareils
ordres se distinguent par dqs règles rigoureuses et par
des œuvres de charité* Mais le fanatisme rendit la mor-
tification excessive. On se faisait pendre par le côté, et on
s'exposait à d'autres supplices dans la persuasion d'ac-
quérir du mérite devant Dieu.
Laotsee, contemporain de Confucius, bien qu'il recom-
mandftt avant tout la précaution, et semât, comme celui-
eiy régoïsme chez les Chinois, laissa une belle morale
préohant que rapais^ment des pasiions e&t un dés plas
grands mérités et que lé vrai bonheur consiste dans la
paix de TAme acquise par la domination sur soi-même*
Mais ses conseils pratiques ne s'accordent pas avec Ten*
seignement de Confocius. Celui-ci tend à réveiller ramouf
de la patrie, celui-là indique à Thomme comme devoir
suprême de se détacher du monde et de méditer dans la
solitude aur le Tao^ la Divinité sublime^ Sous ce rapporti
la doctrine de Laotsee ressemble au Bouddhisme^ elle
est aussi pleine de sortilèges et de superstitions* C'est
pourquoi cette religion est favorisée par le peuple, et ses
prêtres jouissent d'un respect profond.
Des notions religieuses répandues en Chine et aui
Indes sortirent tous les rapports de la vie publique. L'|]ti<«
lité dominant les institutions de Confucius enfanta Té-
goïsme et étouffa Fesprit de dévouement. Le Boudhisme
et la doctrine de Laotsee excitant les hommes à se sacri*
fier pour des olgets tout à fait en dehors de la vie tém-
porelléi les détachaient de leurs devoirs envers la so-
ciété et amenaient les mêmes résultats. Ces deux
nations ne connaissaient pas Tamourde la patrie; car
d'après Confucius les devoirs envers le pays consistent
dans l'aveugle obéissance à l'Empereur qui est tout pour
loi; et che2 les Indiens la division de la population en
eaetes réprima encore plus ce sentiment* L'unité reli-»
gieuse parmi de nombreuses tribus n'a elle-même pu les
préserver des discordes, puisque la différence entre les
oonfesseuils du même culte constituait le dogme religieux*
Les rapporte ennemis de caste à caste affaiblissant la na-
tion^ l'exposaient à être la proie de conquérants avides.
Chaque Indien vivait séparé, comme dans un cercle en->
chanté, n'ajant aucune idée des affaires publiques. Sa
religion et ses lois lui barraient le ebemin^ ne lai permet*
— XL —
taient ni de se distingaer, ni de développer ses capacités.
Cette organisation malheureuse, sans avoir les qualités
de la législation chinoise qui conservait du moins la na-
tionalité, conduisait la nation indienne à rindifférence,
à la mollesse, k la vieillesse, et par cela môme & la déca-
dence. La ineilieure morale ne suffit pas^ si elle n'est pae
appliquée à la vie pratique^ et si elle n^ ouvre pas un libre
champ au développement des lois naturelles et des capacités
humaines.
Chez ces deux nations et surtout chez les Chinois, la vie
sociale, comme si elle avait été déposée pétrifiée dans un
musée, se conserva intacte dans sa forme gouvernemen-
tale, avec sa routine administrative et avec toutes les for-
malités introduites à Tépoque où l'humanité se trouvait
dans Tenfance.
Lorsque après avoir promené ses regards dans le passé
dont nous sépare un espace de trois ou quatre mille ans,
on les reporte rapidement sur l'état actuel de la société,
on aperçoit avec effiroi et étonnement, même en Europe,
des institutions pareilles, des conditions semblahles de
la vie publique, on y découvre les mêmes principes et les
mêmes idées qui naquirent dans les esprits d'une civi-
lisation en germe. Quarante siècles n*ont pas suffi à faire
justice, même chez les nations les plus civilisées, de cer-
taines opinions dont l'origine remonte aux ténèbres de
temps à peine accessibles & la lumière historique. Le
protestantisme et surtout le protestantisme officiel alle-
mand ressemble à la religion de Confucius ; le catholi-
cisme à la doctrine de Laotsee et au Boudhisme.
Une des opinions, très- répandues jusqu'à présent et qui
appartient aux temps mythologiques, est la foi au pouvoir
extraordinaire du monarque. Le droit paternel attribué
aux monarques» l'hommage divin qu*on leur rend sont
— xu —
les restes de la barbarie asiatique. L*èxpression chinoise :
« le FlU du Ciel » traduite en langues européennes
veut dire la même chose que : m par la grâce de Dieu. »
N'artron pas vu en Europe des peuples donner à leurs
bourreaux le titre sacré de père ?
Une autre opinion fondamentale qui a été la source
d'une foule de guerres et qui sert de base à la vie politi-
que des nations, c'est la conviction que le pays appar-
tient au monarque, comme une propriété héréditaire ou
légale acquise par la farce du glaive. Cette idée date de
l'époque où l'homme ne différait point d'une béte sau-
vage. Malgré cela elle s'est conservée intacte parmi les
peuples civilisés de l'Europe I La force du glaive est ap-
pelée par des ministres que l'on nomme savants : politi"
que du fait accompli.
La troisième idée qui peut naître seulement dans l'or-
ganisme enfantin de l'humanité ou dans un esprit malade
est la supposition ridicule que la dynastie a le droit de
tHspoeer du pays et de gouverner la nation d'après sa
volonté. Cette opinion est la conséquence de la manière
d'envisager le pays avec ses habitants comme propriété
des souverains.
Ces trois principes constituent l'âme de la vie politique
d'Europe qui, sous ce rapport, ne s'est point écartée de
l'organisation établie par les petits-fils de Noé. Presque
dans tous les Etats européens la forme gouvernementale
est plus on moins la même que celle qui existait en Chine
il y a trois mille ans et qui, par conséquent, existe encore
maintenant dans l'Empire Céleste. L'empereur est F au-
tocrate de ses sujets; chaque gouverneur de province
jouit du même pouvoir absolu. Une constitution rend
l'empereur dépendant de règlements et d'avertissements
a^a a envie de violer son devoir envers la nation ; mais
— xtn —
oomme le droit de lui faire des avertlMenients ou de rappe*
1er des règlements quî Tobligent est octroyé par TEmpereur
lui-même aux fonctionnaires qui, outre oela, peuvent re*
oevoir une quantité de coups de bambous, aussi octroyés j
donc la constitution n'est d'aucun inconvénient pour le
monarque (I).
De même qu'en Europe, l'Empereur chinois possède
beaucoup de titres très-longs, comme celui-ci : Dschin-
tichong-schui-hoang-ti-Tient-^e ce qui répond aux titres
européens : allerhôchste^ allergnâdigste, allerweiseste^ wste-
prteêwietlgszij ^ diertawinejszij\ très^-puissant etc. Evi-
demment l'empereur chinois, comme Fils du Ciel^ doit
être le plus brillant, le plus savant et le plus élevé du
monde. Ses portraits, placés dans les bureaux du gouver-
aement, sont adorés comme les images de la divinité. La
ouïe se prosterne devant lui, on lit ses ordonnances à
genoux et en inclinant sa tête neuf fois vers la terre. Les
arrêts officiels sont proclamés « au nom de V Empereur, »
Le conseil extraordinaire qui entoure le souverain se
compose de membres de la dynastie régnanie. Ceux-ci ne
s'appellent pas grands ducsy titre qu'on donne en Europe
aux petits enfants qui sont encore au berceau, mais ils
portent le nom d*enfants du soleil, et c'est plus rationnel.
Le suprême conseil d'État est composé d$ Mandarins su-
périeurs qui jouissent des mêmes droits que les ministres
en Europe. L'administration du pajs est soumise à six
ministres, dont le premier s'appelle Callao, Les manda-
rins soumettent leurs actes à l'Empereur pour quil les
(l)On sait que les Allemands acceptaient toujours les constitu-
tions que les empereurs d'Autriche, les rois de Prusse et autres
(sans en exclure les prinoipicules], dai^aient leur octroyer comrot
une faveur spéciale . Les souverains anéantissaient ces chartes soi-
disant libérAlei, toutêi les fois que bon leur semblait.
— xLin —
confirme; c'est lui qui approuve ou rejette les déoigions
des fonctionnaires.
Les provinces sont gouyernées par des lieuienanUde
l'Empereur qui ont le même pouvoir, qu'en Europe les
gouverneurs^ les préfets^ Staathalter^ etc. Quarante miliê
mandarins ou fonctionnaires de rangs différents oonsti*-
tuent Toi^anisation gouvernementale qui ne diffère nul*
lement de la bureaucratie européenne établie dans les
pajs où toutes les affaires se concentrent dans les oapi«
taies comme à Pékin.
Les lois civiles et criminelles, écrites par Confucins,
sont très-justes et douces; mais en Chine, les fonction-
naires ne tiennent qu'à la forme des lois, ne s'ocoupant
point de leur esprit, et ils exercent la justice d'une ma-
nière cruelle. L'Empereur lui-même, décide de la peine
qui consiste d'ordinaire dans une bastonnade. Cette peine
retombe sur les employés de tous les degrés. Le premier
ministre rend ses coups de bambou au mandarin de pre-
mier rang, celui-ci les administre à son subalterne et
ainsi de suite jusqu'à ce que la peine soit arrivée à la
neuvième et dernière classe d'employés. De même en
Europe le changement du premier ministre ou ce qu'on
appelle crise ministérielle se fait sentir dans tout l'État,
ébranle toutes les classes de fonctionnaires et donne une
nouvelle direction au système de la machine monarchi-
que. La crise ministérielle des pays soi-disant civilisés,
c'est la vibration du bambou européen.
Le Chinois puni se prosterne devant celui qui lui ap-
plique la bastonnade , et il est même obligé de baiser
l'instrument de la peine si, dans sa bonté paternelle, celui
qui le frappe lui accorde cette faveur.
En province on distribue des peines de la même ma^
nière et elles y parcourent, à partir du gouverneur im^
— XLIY —
périal, tous les échelons do la hiérarchie adminis^
trative.
Au moyen de tous les anneaux d*une pareille chaîne,
Tempereur pense pour tout le monde et dirige tout à Taide
de ses quarante mille mandarins. Le pays entier n'est
qu'une grande machine inanimée, fonctionnant grâce au
rouage qui la met en mouvement.
Une complète inertie intellectuelle et Toisiveté, voilÀ
les résultats de cette organisation. La. cawM de bambou
en Chine n'est autre chose que ce que Ton nomme en
Europe Vordre du Cabinet^ Erlass^ Befehl^ Ucase^ Hatti
chéri f^ etc.
Le progrés matériel de cette nation, tel que les manu*
factures de porcelaines, les confections en soie, etc., se
laisse comparer avec le progrès européen dans la mé-
canique et dans les autres branches de Tindustrie. Les
lueurs d'un génie supérieur étincellent quelquefois chez
les Chinois; leur littérature n'est pas inférieure à celle
d'Europe, sous le rapport de la quantité des livres et sous
celui de la variété. Un seul catalogue de la bibliothèque
de l'empereur Kienlong se compose de 122 volumes im-
primés. D'après cela on peut juger de la multitude des
œuvres.
La collection des classiques chinois faite par ordre de
cet empereur embrasse 180,000 volumes, dont la moitié
fut imprimée il y a cinquante ans. Le livre intitulé Ta-hio
ou l'art de gouverner l'État, renferme les mêmes règles
qu'on trouve dans les ouvrages de plusieurs philosophes
allemands, publiés sous le titre : die Staatslehre (études
fl ur l'État). Les principes du livre Ta-hio ne ressemblent
nullement aux maximes de Machiavelli que l'empereur
Charles V Is ait toujours, qu'Herder admirait beaucoup
et que les monarques actuels imitent. Au contraire les
— XL? —
préceptes de la politique chinoise se distinguent par une
grande loyauté.
La littérature chinoise est trôs-riche en traités sur la
nature, en livres sur la médecine, sur Tastronomie^ sur
Turanographie, sur les mathématiques, sur les diverses
branches de la technologie et de la mécanique (1).
Des ouvrages d*une énorme étendue sont consacrés aux
antiquités, à Thistoire et à la philologie. Sse-ki, c'est-à-
dire les mémoires historiques SsMna-Tksianna embras-
sent les annales de la Chine depuis 2,637 ans avant Jésus-
Christ. La collection des annales officielles commence
à Tannée 2,698 avant Jésus-Christ, et va jusqu'en 1645
de notre ére;*elle comprend donc une période de 4,343 an-
nées et remonte au quarante-sixième sièck^ en comptant à
partir de nos jours. Cette collection énorme se compose
de 3,705 volumes qu'on peut voir à Munich.
L'histoire de Chine consiste surtout dans la description
de leurs majestés, de la famille impériale. Mais, en cela
aussi, elle ne diffère pas de la méthode de l'histoire euro-
péenne. Il j a quelques années, Buckle a dit dans son
ouvrage remarquable :
a L'histoire, au lieu de nous présenter les objets qui ont
une valeur réelle, au lieu de nous apprendre le progrès
des connaissances et les moyens les plus efficaces de les
répandre, est pleine de bagatelles, telles que des anec-
dotes sur des rois et des cours, des détails infinis sur ce
que tel ministre a dit, ce que tel autre a pensé ; mais ce
qui est encore pire, elle contient de nombreux récits sur
des expéditions, sur des batailles et des sièges, récits
trè9-curieux, certainement, pour ceux qui j ont été, mais
(1) Comparez : Résumé des principaux trûtés chinois sur la cul-
ture dos mûriers et l'éducation des vers à soie^ par Julien.
c.
— Xtt! —
sans aucun intérêt pour nous qui désirons la rérité et Idi
mojens de Tacquérir. Cela est le principal obstacle au
progrès. Tout homme travaillant sur Thistoire a tant à
faire au milieu de ces récits détaillés sans critique ni ju-
gement, que toute une vie, la plus longue, ne suffirait
pas à élaborer une œuvre vraiment utile qui compren-
drait toutes les lirancbes du savoir humain avec leur dé-
veloppement et leur application. » {Histoire dé la civilisa-'
tion en Angleterre, I, 196).
La poésie fbt aussi cultivée en Chine à côté des scien-
ces. Les poètes lyriques Tihsu et Li-tkai-pe {nreni connus
au huitième siècle. Les œuvres dramatiques renferment
beaucoup de tragédies élevées et de comédies pleines
d*esprit. Depuis des siècles on j connait ce genre de
poésie. Même les romans et les contes occupent un rang
considérable dans la littérature chinoise sur laquelle
Abel Rémusat^ Pavie, Julien, Baain et d^autres nous don-
nent bien des détails précieux. Il est vrai que les Chinois
ne sont pas aussi riches en traités théologiques que les
Européens.
Le livre Li-ki, publié depuis des siècles, contient le cé-
rémonial et les formalités, pour toutes les circonstances
de la vie. Cet ouvrage existe au moins depuis trois mille
ans. On rencontre jusqu'à présent une quantité de traités
savants sur ce sujet dans la littérature européenne, et
pour ne pas remonter trop loin, j'indique Tan 1865 où
Ton a publié à Paris un livre sur les manières de saluer,
de sourire, de tenir une fourchette, de s'essuyer avec une
serviette, etc. Plusieurs extraits de cet ouvrage ont été
insérés dans des journaux.
Le ton de la société chinoise est forcé, raide, cérémo-
nial, plein de salutations, de gestes et de grimaces impo-
é es par les lois d*nne bonne éducation ; toutefois il ne
— XLVII —
diffère nullement des formes adoptées par le grand monde
européen, surtout de celles employées dans les salons de
Paris. Là un petit pied garrotté passe pour être joli; en
Europe une robe bouffante, une taille de guêpe, un toupet
hérissé, un visage couvertde vernis, ravissentles jeux d*un
adonis esthétique. En Chine les ongles longs désignent un
état noble et riche ; en Europe la même parure est un signe
de haute distinction et d'origine aristocratique. Les Chi^
nois portent une tresse de cheveux, dont la longueur et
la grosseur donne la mesure du luxe; les femmes euro*
péennes mettent à leur tête des cheveux coupés aux ca-
davres, et cela leur sert d'ornement. Les Chinois, bien
que le climat de leur pajs soit chaud, ont pendant l'hiver
des fourrures excellentes et des logements commodes
bien chauffés, au moyen de fourneaux; les Européens de
certains pays que Ton nomme tempérés, mais où les ge-
lées sont fortes, ne connaissent pas les fourrures, enve-
loppent leurs visages dans des cache-nez, gèlent et se
chauffent dans leurs domiciles auprès de cheminées qui
ne donnent que de la fumée et des rhumes. En Chine la
pauvreté et la misère dans la classe inférieure sont ef-
froyables à côté du luxe des aristocrates; TAngleterre,
peuplée des^ords et des banquiers les plus riches du
monde, compte un million de mendiants mns asile, et le
nombre des malades dans les capitales européennes est
proportionnellement à la population mille fois plus grand
que celui des malades habitant les campagnes. Pékin, par
suite de la centralisation du gouvernement, accumule
toutes les forces vitales du pays sur un point au détri-
ment de la santé^ de la fortune et de la moralité dés
uns/ ainsi qu*an préjudice des autres. Cette ville a
1 ,200,000 habitants. Paris et Londres, avec leur popu-
tation plus nombreuse encore, sont des sièges du luxe,
— XLVIII —
du libertinage^ du choléra, de la âÔTre typhoïde et de
la misère (1).
La vie des Chinois, même sous le rapport extérieur,
porte le caractère officiel. Il n*y est pas permis de vivre
à son bon plaisir. Il y a des règlements pour tout, décrétés
par le gouvernement et que chacun doit suivre stricte*
ment. De même que les fonctionnaires sont divisés en
certaines classes subordonnées, de même les campagnes
et les viUes de tout Tempire sont classées en différentes
catégories. Non-seulement Tarchitecture est soumise &
des règles officielles, mais aussi la mode, la coiffure, Ta*-
meublement des maisons sont définis par des ordonnance?
de police. La sagesse bureaucratique et celle de la police
tiennent tous les habitants dans Tobéissance complète et
leur rappelle à chaque instant la domination du bambou.
On voit de pareilles choses en Europe. Dans quelques
états européens les cheveux longs et la barbe passent
pour le signe d'un libéralisme dangereux. Les rois de
Prusse détestent traditionnellement les barbes. Les agents
de police dans presque tous les pays surveillent stricte-
ment les casquettes, les chapeaux, les cocardes, les
chaînes de montre contraires aux règlements officiels.
Une blouse à la Garibaldiamis en mouvement plus d*une
fois toutes les autorités. Les journaux de modes exercent
la dictature sur les vêtements et se trouvent sous la di-
rection immédiate de la police. Ils sont soumis à la cen-
sure, restent sous le régime des ministres et ne doivent
être nullement comptés parmi les objet? secondaires dont
ces hauts fonctionnaires s'occupent. Quelques-unes de ces
(1] Les notices sur la mortalité dans les grandes villes de PEu-
rope sont effrayants. Comparez Vtilermé : Tableau de l'état phy-
sique et moral des ouvriers; Quetelet: Sur l'homme et le dévelop-
pement de ses facultés, ou essai de physique sociale.
— XLTX —
feuilles périodiques portent le caractère ofSciel et jouis*
sent d'une protection particulière de la part du gouYorne-
ment. Si un journal de modes publie qu'une impératrice
ou une reine était mise de telle et telle manière à telle et
telle soirée^ aussitôt les dames du grand monde cherchent
à rimiter, et le reste les suit. Une gravure jointe à un
journal, quand même elle représente la mode la plus
excentrique, la plus blessante pour le bon goût et le sens
commun, se répand en miUions d'exemplaires par toute
l'Europe et est un ordre exécuté avec obéissance par beau-
coup de personnes appartenant aux classes les plus éle-
vées de la société. S*il existait des tables statistiques re-
présentant à une époque donnée le liombre d'habitants
avec la description de leur vêtement, on pourrait plus ou
moins en déduire le chiffre des partisans et des adver-
saires du gouvernement* La police s'j connaît parfait e~
ment bien.
Pendant les grandes fêtes, en Europe comme en Chine,
on imprime un cérémonial avec Tindication de la place
que chacun doit occuper, suivant son rang et sa dignité.
Le principe delà vie chinoise consistant dans Faveugle
obéissance, Tautorité paternelle y est absolue. Les en-
fants respectent leur père, non par attachement, mais
par ordre du gouvernement. Le père peut vendre ou
chasser ses enfants sans s'exposer à aucune responsabi-
lité. Le mariage ne se fait pas par attachement mutuel,
mais on achète des femmes comme du bétail ou comme
un meuble. L'acheteur ne peut voir sa femme que pen-
dantla cérémonie nuptiale.^En Europe, quoique les pères
n'aient pas un pareil pouvoir sur leurs enfants, les liens
de famille sont faibles et en beaucoup de pays complète*
ment rompus. On commence à introduire les mariages
civils c'est-iHlir à louer les femmes. Dans les rap-
ports de père à fils il y a en Europe une proportion in-
verse. Le fils a ordinairement la prépondérance sur son
père, sans respect pour lui, ou il Testime aussi longtemps
que la fortune reste dans les mains paternelles. Les ma-
liages en général se font comme en Chine, excepté que
les fiancés peuvent se voir par une nuit sombre au milieu
d'un bois. D*habitude les femmes achètent leurs maris
au prix de leur dot, ou bien les gens riches achètent leurs
femmes. Dans des villes plus grandes il y a des bureaux
de mariage, et des annonces de journaux indiquant les per-
sonnes qui veulent contracter mariage. Le progrès chi-
nois'n'est pas allé jusque-là.
Bien que Térudition chinoise diffère de celle d'Europe,
l'éducation publique est officielle et elle ne jouit pas de plus
de liberté que chez nous ; elle est restreinte par des
règlements et conforme aux besoins de l'absolutisme
monarchique. Le gouvernement trace le programme des
études, leur pose des limites, procure des livres élémen-
taires et veille attentivement à ce que les cours scolaires
ne dépassent point les bornes fixées.
Quoi qu'il en soit^ les Chinois jouissent d'une loi dont
aucun pays en Europe ne pourrait se glorifier. Le seul
moyen d'atteindre à la distinction et à la dignité la plus
haute, c'est l'instruction. Ni protection, ni faveur <ç du
Fils du Ciel » ne donnent accès aux emplois. La naissance
et la richesse n'y ont aucune valeur et ne conduisent pas
aux honneurs de la prééminence ou aux privilèges comme
en Europe. Les plus hauts emplois sont accessibles
même aux gens les plus pauvres ; toutes les dignités sont
tellement attachées à la personne que les membres de la
dynastie disparaissent dans la foule s'ils n'ont pas acquis
les connaissances nécessaires pour exercer une fonction.
Ce n'est qu'un savant qui peut occuper une place officielle.
— Ll —
et plus haute est la dignité, pins vastes sùnt les ronnati-
sances qu'elle exige. Dans ce but^ on a établi des examens
trés-rigoureux qu'on fait subir de la manière la plus con-
sciencieuse, dans une chambre fermée à clef. Pour écar-
ter les abus et de peur que Texaminateur ne porte un
jugement injuste, causé par Tamitié ou par la haine,
Texaminé doit encore élaborer une thèse qu*on fait co«
pîer â un écrivain. C'est une mesure prise pour ^u'on
ne puisse pas reconnaître la personne d'après son écri-
ture. Leur premier ministre est le plus savant du pays,
d'après l'opinion des Chinois. Par conséquent, dans cet
empire, l'érudition même peut se mesurer à l'importance
des dignités.
La religion, tout à fait comme en Europe, sert le gou-
vernement; mais, en Europe, colle-là est meilleure qui
est professée par le souverain. Les autres sont persécu-
tées.
Pourquoi donc les Européens se font-ils gloire de leur
civilisation et de leur progrès ? Ont-ils déjà conquis la li-
berté ? Diffèrent-ils beaucoup des Chinois ? — Ils veulent
détruire la barbarie des peuples ignorants à l'aide d'une
nouvelle barbarie qui s'appelle civilisée et qui porte le
même joug, quoique sous une autre forme. Pourquoi
l'Europe se nomme-t-elle libre? Est-ce parce que le
glaive de Damoclès, remis entre les mains de quatre mil-
lions de soldats, est suspendu sur les têtes de ses habi-
tants f Est'-ce à cause'des milliards qu'elle paye annuelle-
ment pour le soutien des armées et des cours ? Est-ce pour
les soixante-dix milliards de dettes qui pèsent sur la pro-
priété de la population plus faible que celle de Chine?
Est-ce parce qu'elle est hérissée de forteresses et de pri-
sons, divisée pour la commodité des familles dynastiques
en beaucotip de grands et petits Etats qui sont à la merci
— Ul —
du premier ministre de Londres, de Berlin ou de Péters-
bourg? KEurope s'appelle-t-elle libre parce que chaque
année, dans Tun ou Tautre pays, il éclate une insurrection
de nations revendiquant leurs droits? parce que le sang
coule à cause de monarques insatiables?
C*est en vain que les admirateurs du progrès s'écrient :
« Nous marchons d*un pas rapide en avant.» Il est inutile
de répéter : «Le monde marche. »L'humanité avance àpas
de tortue et elle tombe continuellement dans les mêmes
erreurs, dans les mêmes défauts, dans la servitude, dans
la dépendance de telle ou telle force brutale, et dans les
mêmes ridicules. On le voit dans l'histoire universelle,
dans celle des systèmes philosophiques, dans les faits sta-
tistiques, dans la vie privée de tous les jours.
L'humanité se meut, court, se dépêche, mais elle n'a-
vance pas. Quelques-uns le sentent déjà, et il se trouve
des gens qui croient que la destinée de Thumanité c'est
de tournoyer. Les phénomènes frappants qui ont eu lieu
il y a quelques milliers d'années et qui se répètent pres-
que périodiquement de siècle en siècle pouvaient bien
donner lieu à une pareille opinion. Nous en avons d'autant
moins de droit de nous gloriâer de notre progrès. L'esprit
se développe, il a soumis de vastes régions à sa domination,
il gouverne avec plus d'absolutisme, est plus fort et plus
hardi, mais n'est pas plus libre. L'étendue de son activité
s'élargit, mais k nombre des influencée auxquelles il obéit
augmente en même temps. L'esprit humain, malgré les pro-
grès gigantesques qu'il a faita, n'a pas pu entraîner avec
lui la société ni trouver de principes pratiques auxquels
seraient applicables les principes théoriques.
Que dirait-on de gens qui, transformant la surface de
la terre, l'ornant, la ceignant de fils de fer et de rails^
fléchant des marais et inondant des prés» penseraient,
— un —
dans leur orgueil, mettre en mouyement tout le globe
terrestre à Taide de leur travail? Il en est de même avec
la société. On Ta un peu transformée, ornée, on lui a
donné de nouvelles robes, on Ta policée et on lui a inculqué
des manières plus distinguées; on Ta lavée et coiffée ; on
a mis dans la bouche de certaines gens une quantité de
paroles vides et vaines: on a appris & quelques-uns à lire»
quoiqu'ils ne comprennent pas ce qu*ils lisent ; on a en-
seigné Tart de disputer et de raisonner sans raison, deju^
ger sans jugement ; quelqvL^un s*est écrié, a écrit et im-
primé : a L'humanité fait des progrès gigantesques. » Et
tout le monde répète ces paroles. Les Européens, sous le
rapport de leur présomption et de leurs prétentions à la
civilisation, ne différent point des Chinois. C'est une illu-
sion nuisible au progrès lui-même. Celui qui croit à sa
perfection est rétrograde ; celui qui est content de lui-
même croise ses mains et ne fait rien. De vastes con-
naissances, un progrès intellectuel, des inventions même
les plus ingénieuses, le progrès scientifique en un mot, ne
constituent pas encore le progrés de l'humanité ; car tout le
mérite de la sagesse consiste dans son application, La vie
pratique, la vie particulière et politique de la société
est le seul témoignage incontestable du progrès. Si les
hommes voyagent plus ou moins vite, s'ils se dirigent d'a-
près la boussole ou d'après le vol des oiseaux, s'ils vont
& l'aide de voiles, de chevaux ou de la vapeur, s'ils s'as-
sassinent au moyen d'Armstromgs ou de flèches, s'ils
mangent des glands et de la viande crue ou des huttres,
des araignées et du fromage aux vers, cela ne change point
laquestion. Dans tout cela je ne vois pas encore de progrès.
Il s'agit de ce qu'a gagné la morale, la dignité humaine.
L'homme a-t-il conquis ses droits? Non pas en théorie,
non dans les livres et les traités, mais dans la vie. Est-il
— LIT —
libre, c'est-à-dire libre d'erreur, de sottise, d*orgueîl, de
toutes sortes de passions et de riolence? Y a-t-il une dif-
férence entreVattitude raick de l'Européen semblable en
présence de son monarque, à une corde tendue et la pro-
sternation devant l'empereur chinois ? Est-ce que les mil-
lions de volumes européens ont introduit une justice
plus grande dans la société que les livres énormes écrits
par les sages Chinois? Est-ce aux Chinois à nous envier
ou devons-nous leur porter envie ?
Les empires chinois et indien sont d'autant plus inté-
ressants pour nous, qu'ils appartiennent à l'antiquité la
plus reculée et qu'ils nods présentent parfaitement les
traits de l'humanité lors de son développement pri-
mitif. Les institutions religieuses et sociales des Chinois
et des Indiens sont plus caractéristiques que celles des
autres nations, caf elles nous donnent l'idée des premiers
efforts de l'esprit humain. La physionomie de ces deux na-
tions, dont je viens de donner un aperçu général, est plus
ou moins connue de tout le monde ; j'ai voulu néanmoins
appeler l'attention sur ce point inconte«itable, c'est que la
société européenne actuelle n'a fait, dans la vie pratique,
aucun progrès qui soit proportionné à l'espace de temps
écoulé depuis le premier âge de l'humanité jusqu'à nos
jours, ni aux vastes conquêtes faites par la raison.
^ Le retour de la société aux mêmes erreurs et défauts,
les misères et les malheurs humains ne sont pas, comme
on le croit, la destinée de l'humanité, mais sont les ré-
sultats d'une seule et même cause dont l'anéantissement
dépend de notre volonté.
— u —
PRINCIPAOC OBSTACLES AU PBOCBiS
Manque d'un principe absolu. — La rupture des rapports dans 1<|
idées de l'homme donna à son esprit une direction anormale. —
Obéissance à des erreurs est servitude. — D'où vient le oonse^-
vaiisraet— Qu'est-ce que la civilisation? -«- Quel est le problème
de la philosophie nouvelle? — La discorde entre les savants
divisa les nations et renforça le despotisme* — Le mal est
venu de l'Asie. -^ Idées religieuses des Chinois, des Indiens
et des chrétiens. — Judaïsme. — La volonté des ministres est
une autanté* — Notions du droit. -^ Système diplomatique.
Admettre qne rhumanité soit condamnée à tourner
continuellement dans un grand cercle, h croître, à pro-
gresser et à tomber en décadence, puis à renaître, à
monter et à déchoir de nouveau, croire qu'elle soit des-
tinée à un mouvement monotone, symétrique et conti-
nuel, ce serait dénier à Tesprit humain toute activité,
en contester même Fexistence, reconnaître le fatalisme,
réduire Vhomme au rang des êtres les plus vils.
S'il est exact qu'on ait vu jusqu'à présent et qu'on
voit aujourd'hui encore se répéter dans la société les
mêmes erreurs et les mêmes défauts qu'il y a des mil-
liers d'années, il ne s'ensuit point qu'il en doive tou-
jours être ainsi. Ce n'est pas une preuve suffisante que
l'humanité n'ait à espérer mieux. Que deviendraient les
efforts humains? qui aurait le courage d'en tenter désor-
mais s'il ne devait en rien rester un jour? Que seraient
donc la puissance de la raison, et le progrés lui-même si
rhumanité ne pouvait se perfectionner, sinon des paroles
vides de sens? La société se réengage dans de vieilles
ornières parce que l'esprit humain l'y ramène, comme
8^1 s'enfermait de lui-même dans un cercle ensorcelé ;
mais ce n'est point la destinée de l'esprit ni celle de
l'humanité. L'esprit humain ne possède pas encore assez
de force pour se frayer une pouvelje route et pour la faire
— vn —
prendre à l'humanité, il n'a pas trouvé les moyens d'ap-
pliquer ses conquêtes à la vie pratique.
La raison, à la recherche des vérités qui pourraient
diriger la société, rejeta avec mépris et condamna cer-
tains principes qui lui paraissaient incompatibles avec les
besoins de Thumanité, sans considérer plus sérieusement
s'ils étaient bons ou mauvais et sans songer quHls pou-
vaient être mal appliqués; car le meilleur grain ne prend
pas sur un sol mal cultivé ou ne porte que des fruits
chétifs. Souvent la raison s^éloigne de la réalité en pour-
suivant des apparences et laisse échapper les vérités
qu'elle est sur le point d'atteindre pour courir après un
fantôme qui flatte ses vues personnelles. C'est pour cela
que dans tous les systèmes philosophiques et» sous leur
influence, dans toutes les institutions sociales les mêmes
idées, et par conséquent les mêmes qualités et les mêmes
défauts, se répètent continuellement depuis des siècles.
On a presque toujours cherché des vérités fondamenta-
les dans la pensée, dans la théorie, dans l'abstraction.
Les inventions des divers philosophes sont une source
inépuisable pour les recherches de cette nature. C'est
pourquoi l'esprit des savants s'y complaît, tandis que la
vie réelle, véritable, palpitante disparaît à leurs yeux.
Par une étrange aberration les hommes, qui voyaient le
mal dans la société, n'y cherchaient de remède que sur le
champ du savoir et n'y puisaient que ce qui le plus souvent
engendra des erreurs. Et en effet, si des recherches phi-
losophiques s'appuyèrent quelquefois sur des bases vraies»
les raisonnements les plus sages restèrent sans profit
pour la société , parce qu'on n'indiqua point les moyens
de les appliquer, et que la société n'eût aucune possibilité
d'en tirer parti.
En passant en revue cette foule de rêveries diver-
— lYIl '—
868, on trouYe que les hommes ne se bornèrent pas à
publier leurs idées, mais que très-souvent ils érigèrent
une absurdité en système. Il se trouva des gens qui s*em*
parèrent avec avidité des nouvelles opinions. En édi*
fiant un système nouveau ils y igoutaient leurs chimères
et de cette manière ils multipliaient le nombre d*er-
reurs. c Dans aucune branche de sciences ~- dit Buckle
— il n'y a eu tant de mouvement que dans la métaphy-
sique, et nulle part on ne trouve moins de progrés.
En tout pays civilisé, les gens supérieurs se sont occupés
de recherches métaphysiques ; cependant leurs systèmes
nonHseulement ne se sont pas approchés de la vérité,
mais ils s'en sont éloignés de plus en plus en proportion
du développement général des connaissances. La rivalité
continuelle des écoles ennemies, l'emportement de leurs
défenseurs et la présomption exclusive, non philosophique,
avec laquelle chaque école soutenait sa méthode, ont jeté
les études intellectuelles dans un chaos qu'on peut seule-
ment comparer au galimatias religieux imaginé par les
théologiens.Par suite , toute la métaphysique à peu d*excep-
lions près, ne renferme pas un seul principe qui soit d'une
importance et d'une vérité incontestables.» L'auteur cite
Berkeley qui s'exprime ainsi : « En général je suis capa-
ble de croire que la plupart des difftcultés qui nous em-
pêchent nous, philosophes, d'élargir nos études et qui en-
combrent le chemin des connaissances, proviennent de
notre faute. Nous remuons d'abord de la poussière et
puis nous nous plaignons de ne rien voir. » (Vol. I,
p. 141.)
Suivant cet auteur, la profonde étude du développe*
ment intellectuel dans l'humanité entière ou tkisterisme
philosophique examinant la réalité des mouvements so-
ciaux, est le seul vrai système qui parviendrait à péné*
trer la vérité. D'un oôté il place 1«8 moralistei, lei théo-
logiens et les métaphysioiens, de l'autre les naturalistes,
et donne la préférence aux historiens sayants et impar-
tiaux, affirmant que ceux-ci seulement sont à même de dé*-
oottvrir desyérités incontestablest Sans nul doute^ toutes
les recherches d'après une pareille méthode présentent
une garantie de l'infaillibilité des coniectures ; car elles
unissent l'action de la pensée avec Texperience pratique
appujée sur le témoignage de faits éloquents qui s'élèrent
dans rhistoire de l'humanité comme des monuments éter»
nels.
Quoiqtl'att milieu des querelles séculaires des philoso-
phes, de nourelles vérités soient sorties du choc d'idées
contraires, les sciences sociales devaient nécessairement
rencontrer de grands obstacles. C'est pour cette raison que
Torguiisme politique i se développant sous rinfluenoe
d'idées généralement reçues, mais qui n'avaient rien de
stable, renferma on lui des vices qui se firent douloureu-
sement sentir aux nations^
Lorsque l'esprit humain, conscient de sa force, depuis
longtemps mais particulièrement depuis trois siècles, em*
ploya toute son énergie à briser les liens qui l'enchaî-
naient, la société, refusant de rester stationnaire, fit plus
d'un pas en avant. Ce mouvement coûta beaucoup de sang
et beaucoup de victimes. Une force irrésistible, une
force donnée par Dieu k la nature de l'homme, poussait
l'humanité au progrès. Tel qu'un fleuve débordé, l'es*
prit de l'homme, en vertu de la loi immuable de la nature,
a avancé et avance toigours, mais il n'a pas encore trouvé
le lit qui lui convient. A chaque pas il rencontre d'énormes
résistances. Ilbrise, il renverse les unes^ d'autres aussitôt
se dressent. Alors, préparant un nouveau débordement,
il recueille de nouvelles forces, franchit les obstacles,
— U3t —
puis arrêté dereohef dans son élan, il reoommsnoe uns
latte encore plus acharnée.
Plus d*une fois les peuples ont fait sentir par un ébranle-
ment vigoureux leurs forces gigantesques, plus d'une fois
ils voulurent atteindre de leurs bras titaniques les droits
qu*on leur a enlevés par ruse ou par violence. Des tor^
rents de sang et de larmes inondaient la terre; des mil-
lions de têtes tombaient en invoquant la vengeance du
ciely et des millions de vivants criaient au secours, deman-
dant la vérité, la lumière. Des tjrans périssaient sous les
coups du désespoir. Leurs successeurs ne cédaient pas.
Les martyrs succombaient pour la liberté. Partout le
glaive remplace Tautorité de la loi ; partout hjpoorisie,
mensonge, servitude ; tous les jours la société offire de
nouvelles victimes t.. .
Combien en meuri*il avec la conviction qu'ils com-
battent pour la vérité l..« £t la lutte dure to^)oar8; car à
côté de Tesprit qui cherche la lumière et le bien de Thu'-
manité, VesprU du malt a étendu sa domination, Tesprit
des ténèbres et de Tégoïsme.
Une confusion de Babel règne dans les esprits ; il rCy
a pas une idée souveraine pour guider et éclairer notre
grand pèlerinage. C'est là la première et la principale
ndson des misères de l'humanité. Les principes tombent
en ruine Tun après l'autre ; oe qu'on b&tit ai^jourd'hui,
on le détruit demain; ce qui est sacré aujourd'hui, est
bientôt proscrit et foulé aux pieds. Un petit nombre de
penseurs ont découvert les vérités immuables, dont ils
ont enrichi le domaine du savoir humain ; mais la foule,
agissant après eux, les a dénaturées, les a faussées dans
leur application , et les principes les plus beaux, sous la
main de gens ignorants ou méchants, furent changés en
fondements débiles, sur lesquels s'élèvent aujourd'hui des
— ut —
édiâoes chancelants. L*hamanité, placée aux pieds de ces
systèmes qui menacent ruine, sent, yoit môme le danger;
la seule pensée du fardeau qui doit lui tomber sur la tête
Tefiraje ; elle est accablée, saisie de vertige à la vue
déformes monstrueuses, anormales, elle souffre elle-
même de ce que le progrès ne suive pas une voie natu-
relle, elle secoue ses membres enchaînés par des liens
innombrables , elle s'efforce quelquefois de conserver
Téquilibre, de s'emparer du gouvernail de ce navire,
que les pilotes conduisent dans des gouffres, au milieu
de tempêtes continuelles ; mais, ballottée de tous cétés,
après des efforts inutiles, elle se laisse diriger vers les
écueils par les passions, ou bien elle succombe, en gémis-
sant, courbée sous le poids trop lourd de l'oppression,
se préparant à une nouvelle lutte, dans un repos, tran-
quille en apparence, mais réellement terrible.
Les ténèbres entourent la société ; ce n'est que sur les
sommets, invisibles à la foule, que brillent de petites lu-
mières disparaissant dans la nuit qui embrasse un mil-
liard de la population du globe. Des masses innombrables
d'hommes errent dans ce chaos, où la lumière n'a point
d'accès et où l'on voit briller misérablement de petits feux
phosphoriques que la nuit seule protège. Cette lueur £bu}-
tice tient l'humanité dans l'erreur; l'obscurantisme s'é-
tend , sous le masque hypocrite de la civilisation ; il
viole les vérités les plus saintes, les droits les plus sa-
crés de l'homme. Sur des ruines se renouvelant sans cesse,
brille une vieille idée servile; parée d'ornements nou-
veaux, elle charme l'humanité, l'attire à elle, l'entratne,
l'exalte, l'engloutit; et les sens assourdis n'entendent
plus la voix suprême ; la vue éblouie ne voit plus les lois
éternelles inscrites avec le sang du Sauveur sur la croix
du Golgotha,
— UCl —
Faute d*im principe qui pourrait être reconnu par tous,
faute d*une idée conductrice, un désordre chaotique,
qui ne cesse d'attirer sur Thumanité des malheurs in-
calculables, règne dans toutes les opinions de la so-
ciété.
DieUfThomme et la nature qui Tenvironne ont été, dès
Vorigine des temps, le triple objet de recherches sans fin.
L'homme, cet anneau intermédiaire entre Dieu et la na-
ture, composé de deux éléments : étant comme esprit une
partie de Dieu, comme corps une partie de la nature, dont
il est le couronnement^ placé dans un double rapport avec
le monde spirituel etmatériel,|éyeillesans nul doute notre
plus grande curiosité. Formant une société, luttant éter-
nellement, marchant toigours vers un avenir inconnu, par
sa nature même, il cherche continuellement les moyens
de définir son existence dans son séjour actuel; il cherche
la cause de tout ce qu'il voit avec sa vue physique et in-
tellectuelle; il aspire à améliorer sa position sur la terre;
il veut pénétrer l'avenir. Par cela même, deux idées
principales occupent l'esprit de Thonmie: le monde spiri-
tuel, divin, ou, comme on rappelle ordinairement, le
ciel, et le monde matériel, visible, terrestre. Toute sa
force , toute Tactivité de sa pensée ont pour but d'appro-
fondir ces deux objets, de définir sa situation. De là toute
la masse des sciences humaines se divise en deux branches
principales : les recherches sur la commuTiau^e de Thomme
avec Dieu, oulaAefi^n, etlesrecherches s ur les relations
de l'homme avec des créatures qui lui sont égales, avec
le monde visible, avec toute la nature qui l'entoure, avec
tout ce que comprend l'étude des choses terrestres, et
que Ton pourrait nommer, dans un sens très-étendu,
science universelle, ou Politique» L'union de la reli-
gion et de la politique est le problème de la philosophie.
T. I. d.
^ tttï —
Lds recherches de Thomme sur lui-^méme, sur 8â per^
sonne, doivent, & cause de sa nature double et de ses
relations doubles, porter sur le monde spirituel et maté-
riel. L'homme par son existence embrasse tout et sou*
met tout à Tautorité de la pensée. Une chaîne interml*
nable dont se composent Tunirers, les mondes visibles et
invisibles, entoure rhumanité entière. Ainsi tous les an-*
neaux des deux mondes sont en rapport inânl entre enx^
11:^ se complètent Tun l^autre, se servent mutuellement et
exercent Fun sur Tautre une influence oonstantei La di-
rection de notre esprit et Télan de notre pensée en sont
la preuve. Lorsqu'un de ces anneaux est briié^ Tesprli
prend une direction anormale. C^est Ift le point cardinal
qu'il ne faut pas oublier. Mais quelques-'unsf aveuglés
par un faux raisonnement^ ont essayé de prouver que
Thomme ne diifére des êtres inorganiques que par la
construction de son corps; ils ont nié rexiitence de
rame, et oonduant de \k que le monde est seulement
matériel, ils ont propagé la foi danê le droù de la forcé
p/fj/êiquif dam le droit du plus fort. Bans foire attention
que ces idées, nées il y tt des siècles dans des cerveaux
malades ou faibles, ont été renversées de fond en comble
par des gens dont la pensée était saine, ils ne cessent de
troubler les tétee faibles avec leurs arguties dignes de
pitié I Ce sont ceux qui ne rougissent pas d'appartenir
A récole dite matérialiste» école d'esclaves!... L'envie de
rompre les relations de l'homme avec le monde spirituel >
envie hostile à sa nature même, évoqua la défense des
lois naturelles violées. La lutté qui en résulta engen«
dra des partis innombrables qui tombèrent dans les
extrêmes. Ceux qui croyaient trop & leur raison ao^-
ceptèrent aveuglément tout ce qu'ils trouvèrent dans
la pensée; oeux qui ne croyaieiit pas ii la raison ho-
— uxn —
mtdnê déponUlènent la pengée de tonte autorité» et ora-
rent irréyooableœent h leurs sens ou bien ft ce qa*on leur
ordonnait d'envisager comme une vérité incontestable.
DelA naquirent le fanatUme^ sous deux formes diffé-
rentes, et Yempiriême.
J'appelle fanatisme toute foi aveugle.
Dans la vie ordinaire des individus et dans la vie pu-
blique des nations, la foi aveugle et Texpérience aveugle
jouent le rôle principal. La première rejette toute expé-
rience et toute autorité digne de ce nom, la seconde ne
se soumet pas à la raison. Ces deux moteurs des actions
de presque toute l'humanité sont tellement et depuis si
longtemps enracinés dans l'organisme social, que le mé-
canisme politique obéit entièrement soit à l'un soit 4
Tautre, soit aux deux à la fois» On trouve dans la foule
d'idées et de théories philosophiques, qui apparaissent le^
un es après les autres se renversant mutuellement, depuis
vingt-cinq siècles : d'un cété la raison voulant par elle-
même approfondir les rapports de l'homme avec Dieu et
avec tout ce qui concerne le monde présent et futur ; de
Tautre : la foi s'en tenant k ce qu'elle a puisé dans les
livi-es dont le ramassis se nomme ordinairement lotience,
sans s'inquiéter quelle est l'autorité des traditions scien-
tifiques.
Mais l'autorité suprême, où est-elle? N'est-ce pas dans
la nature, dont les lois sont éternelles et immuables?
N'est-ce pas là que la raison doit chercher un appui?
Notre tâche ne oonsiste-t-elle pas à trouver l'explication
des lois qui doivent diriger l'humanité?
D'un côté, la raison se reconnaît elle-même comme
autorité, et trop souvent ce n'est que la fantaisie qu'elle
prend pour son arbitre absolu; de l'autre, on donne le
nom d'autorité ft une docirim ordonnant de croire à «#
— ixnr —
qn*elle enseigne. Mais la raison, qui est angourdliui une
aatorité pour elle-même, Tout établir son autorité par-
tout et la faire reconnaître de tout le monde. Celui qui
croit aveuglément en elle peut être dans la même erreur
que celui qui ne consulte la raison en rien. La foi aveu-
gle peut avoir de là deux formes différentes : une con-
fiance sans bornecf dans notre propre raison, et une con-
fiance illimitée en tout ce que prétendent les autres. Si
nous accordons trop de confiance à notre propre raison,
nous commettons un péché de foi aveugle en nous-
mêmes; si nous nous en rapportons trop à la raison de
quelqu'un, nous pouvons également tomber en erreur,
tout comme si nous ne consultions point la raison. Mai-
gré cela, les gens qui attribuent à la raison une autorité
sans appel, quoiqu'ils ne fassent autre chose que de s'im-
poser à eux et aux autres une foi aveugle, appellent une
pareille méthode de raisonner rationnelle, et tout ce
qu'ils bâtissent sur cette base rationalisme.
Attendu que personne ne veut se refuser la raison,
l'oppresseur en a tout aussi bien que Topprimé, le ty-
ran que l'esclave. Sous le manteau du rationalisme on
voit donc tous les systèmes et toutes les théories qu'ont
pu créer l'égoïsme on les passions, même la déraison la
plus grossière. Divagation est souvent nommée raisonne-
ment.
L'un des buts les plus importants de ce qu'on appelle
le rationalisme a été et est jusqu'à présent le renverse-
ment de la religion. Rien ne peut mieux seconder la
violence, rien ne sert mieux à l'asservissement de l'hu-
manité.
D'un autre côté, les ennemis avoués ou occultes de la
raison se sont efforcés de détruire complètement l'auto-
rité de la pensée pure, saine et libre de l'homme, croyant
— IXY —
ùâre beaucoup de bien à l'humanité en tenant Tesprit
dans un état d'hébétement stupide, en propageant la foi
dans une foule de miracles et de choses étranges, les
unes plus absurdes que les autres, auxquelles on donna le
nom de religion. Cette ardeur mal comprise dure jusqu'à
présent. En faisant de Thomme un instrument ssms vo-
lonté, elle contribue à son esclavage. Le blâme en ceci
revient principalement au clergé catholique.
Ces deux voies aboutissent par conséquent au fanatis-
me. Une obéissance absolue à la raison, qui n'admet rien
sauf ce qu'elle invente, est une 'foi aussi déraisonnable
qu'une obéissance absolue à la foi qui admet tout sans, ex-
ception. Qu'est-ce qui nous garantit que la raison ne se
trompe pas? Pouvons-nous nous y lier complètement?
De même qu'il j a le fanatisme de la foi, il y a aussi le
fanatisme de l'incrédulité. C'est une foi exagérée en soiy en
son infaiUibUité,
Des pr^ugés qui en résultent, les uns se développent
sur Je champ du fanatisme, s'aidant, soit de la raison, soit
de la foi; les autres, au contraire, méprisent également
la raison intellectuelle et la foi, et ne se soumettent qu'à
l'expérience, à ce qu'ils peuvent comprendre à l'aide des
sens, de la raison empirique. Un pareil empirisme prend
aussi la forme de la foi aveugle; il n'est rien autre chose
qu'une foi absolue dans l'expérience des sens, et enfin
dans les observations individuelles. Il rencontre néces-
sairement le fanatisme. Les extrêmes finissent toigours
par se toucher.
Dans toutes ces directions, on trouve un si grand nom-
bre de préjugés et de préventions, qu'il n'y a que le
changement radical des idées et l'établissement de prin-
cipes sains et clairs qui puissent les détruire ou au moins
les modifier. Gela demande beaucoup de temps sans au-
d«
— txvi —
enn doote, mais fl fant commencer. Ponp ne 9*étre patf
entendu sur les bases fondamentales de la rie sociale, on
voit les erreurs augmenter, les idées vraies trouvera cha-
que pas des obstacles à se répandre, la lutte continuer sons
différentes formes, aujourd'hui au nom de telle Idée, de-
main au nom de telle autre. Et la société, au milieu d^un
chaos dMdées contraires, au lieu d'avancer d'un pas sftr et
hardi, trébuche, marche ft tâtons, se fatigue et se noie
dans les ténèbres et la misère, sans pouvoir même aper-
cevoir les auteur? de son malheur, sans pouvoir décou*
vrirla cause du mal. Les faux prophètes et les gens de
routine jouent le même rôle que les antres fenatiques.
Les préjugés de toutes sortes, soit qu'ils proviennent de
la foi aveugle ou de l'incrédulité, que j^ai appelée la foi
dans sa propre infaillibilité, sont devenus une telle habi-
tude, se sont tellement infiltrés dans le sang de l'huma-
nité, se sont tellement emparés des esprits, que pour beau*
coup ils sont un besoin, une condition indispensable de la
' vie, une seconde nature. La plus grande partie des gens
induits en erreur ne s^aperçoi vent pas que ces besoins sont
illusoires, que cette nature est infirme, que ce qui leur
paraît une condition nécessaire de la vie est un symptôme
de maladie ; ils ne comprennent pas que la foi qui a les
yeux bandés conduit à l'immobilité dans les régions des
ténèbres, et que l'empirisme, lorsqu'il n'est pas éclairé
par le llambeau d'une pensée élevée, libre, connaissant
sa portée et sa force, conduit à des idées fausses, à dee
conjectures erronées, à la misère.
Les résultats de cet antagonisme sont incalculables.
LVhéisme d'on côté, le supranaturalisme de l'autre, sè-
ment la méfiance et la haine. Souvent les passions les
plus hideuses, étajées par de pareilles idées, surgissent
dans la vie publiqueet exercent une grande influence sur
— tXTn —
la société. Ce n^est pourtant antre ohose que servitade,
que soumiaion voltmiaire à Verrewr^ & moins que ce ne
8oH le signe d'un manque d'énergie suffisante pour
épurer sa pensée. De pareilles dispositions de gens
occupant un certain rang dans la yie publique sont la
source de bien des maux universels. Il n'y a rien de plus
dangereux pour Thumanité que la deiirueti&n de la base
morale on la corruption de Tesprit de moralité. Le fa-
natisme rationnel, de même que Tempirisme, qui finit
par le matérialisme, la détruil; le fanatisme surnaturel
corrompt Tesprit de vérité. Ceux qui prétendent que
\eê hommes peuvent se passer de religion, que la raison
leur suffit, ne sont pas sains d'esprit, ou parlent d'une
humanité composée de eréattH*es idéales. Ceux qui disent
que la religion doit être soutenue au moyen du charlata*
nisme trompent les hommes, se trompent eux-mêmes et
font tort à la religion. Les coryphées de toutes les classes
de la société et de toutes les conditions, induisent en er-
reur, ordinairement dans leur «propre intérêt, ceux qui
leur sont moralement ou matériellement soumis, ces mil-
liers d*esclaves enlacés d'idées serviles, de raisonne-
ments faux, d'institutions vicieuses, d*usages absurdes,
d'exemples pernicieux, de tout cet échafaudage de doc-
trines perverses introduites dans la vie, incompatibles
avec les lois divines.
L'esclavage de la pensée, qu'il résulte d'une obéissance
absolue à la raison, ou du rejet complet de son autorité,
est également de l'obscurantisme. Une lumière excessive
dont l'éclatn'est pas tempéré, en éblouissant la vue, em-
pêche aussi bien de voir que le manque de lumière. Il en
est de même des facultés de l'esprit. Malgré les extrêmes
dans lesquels tombent ordinairement ceux qui dirigent
la société, les uns et les autres sVfforcent de gagner de
Tautorité. Les uns et les autres yeulent passer pour in->
faillibles, et ils veulent établir d'après leurs idées indivi-
duelles le système religieux, le système de la morale uni-
verselle, en un mot, tout ce qu'il j a de plus grand au
monde; les uns en s'appujant exclusivement sur la rai-
son et rejetant toute foi, les autres donnant à tout la foi
comme base et rejetant tout raisonnement.
Quelle misère, quel triste état de la société, puisque
les hommes dépendent de cette lutte où gouvernent or-
dinairement les passions les plus viles! Qu^elles sont fu-
tiles les forces de la raison puisque, depuis tant de siècles
qu'elle s'efforce de détruire la foi, jusqu'à présent elle n'a
pu y parvenir, ni convaincre personne ! N'est-ce pas là
une preuve que la foi ne peut être aucunement détruite ?
Quoi qu'il en soit, les esprits servilement soumis à leurs
idées de prédilection, étendent par leurs théories leur
despotisme sur la société, et ne lui permettent pas de dis-
tinguer d'après le développement naturel des idées et des
sentiments, ce qui lui e^ bon et ce qui lui est nuisible.
Voici comment il j a des gens qui, semblables aux mar-
tyrs de la roue d^Ixion, enchaînés par les relations so-
ciales, baissent la tête avec humilité devant des idées
auxquelles ils sont habitués, et ne savent pas toijgours se
rendre compte de ce qui est faux et de ce qui est vrai.
C'est pourquoi d'autres sont tellement saisis de crainte
à la seule pensée de changements, ils ont une telle
confiance dans l'infaillibilité des meneurs qu'ils honorent
de leur confiance, dans la perfection de l'ordre de choses
actuel, qu'ils n'imaginent rien de préférable au statu
quo et que chaque lumière plus forte^ montrant plus clai-
rement l'état de la société, lui indiquant une route sûre,
découvrant d'un côté ses plaies, son malheur, sa misère,
et de l'autre l'erreur, l'hypocrisie, l'égoïsme, l'ignorance.
— Lxrx —
les effiraye et éyeille en eux le désir de s^enfoncer eneore
plus profondément dans les ténèbres. On appelle ordinai-
rement ces gens des ennemis da progrès^ des rétrogrades;
et cependant une pareille disposition à son origine dans
la confusion d'idées contradictoires dont aucune n'a en-»
core acquis une autorité inébranlable.
Mais n^ a-t-il pas une vérité inyariable, éternelle? La
raison humaine est-elle donc si faible qu'elle ne puisse
distinguer ce qui est la yérité absolue, réelle! ce qui est
la base durable de Texistence de l'humanité f S'il en était
ainsi, il faudrait douter de la puissance des facultés hu«
maines. Nous reviendrions à n'avoir plus aucune foi dans
la raison; nous ne ferions que renouveler le [système
de scepticisme dont on retrouve plus d'une apparition
dans l'histoire. Il est temps de quitter ces vieilles et pro*
fondes ornières creusées par des siècles de inisère I L'es-
prit supérieur, l'esprit philosophique doit viser plus haut
et s'ouvrir de nouvelles voies. Ce que la raison humaine
a fait jusqu'à présent n'est qu'un essai de ses forces; et si
elle n'est pas encore arrivée à remplir sa mission prin-*
ci pale, si elle n'a point restitué à la société les droits
qui lui appartiennent, si elle n'a pas su mettre en pra-
tique les lois suprêmes de l'humanité, si elle n'a pas d^
livré les peuples de l'asservissement de l'erreur, de la
violence et des passions, &ibles sont ses mérites.
Lorsqu'il y a deux siècles Descartes et Bacon frayè-
rent une nouvelle route à la pensée, lorsque ensuite les
illustres philosophes allemands ouvrirent une sphère
étendue à l'activité de l'esprit, on se réjouit de cette li-
berté, et on proclama l'émancipation de la raison, lui
reconnaissant le droit illimité de décider de toutes
choses. Ce fut en vérité un grand triomphe, que cette
délivrance de la raison des fers du moyen âge et de la
Poutine faôUstû|U9, Mais dwi l'enthoutiMma 4« U joia,
je dipais presque qu'on oublia de déterminer sa signifloSf
tion. 1^ génie de Kaot, le premier • aperçut le besoin de
donner à la raison une définition préoise. Ceci cependant
n*empécha pas plus tard les philosophes ultérieurs de
sortir des limites que la véritable sagesse ayait posées
II. la raison et de lui donner un élan immodéré, se per-
dant ^ans rinflnit où les facultés les plus perçantes de
l'esprit n'avaient pas accès, On commença k écbafauder
des théories sur des hypothèses, et chaque raison indivi*
dueUe voulut passer pour la raison suprême, pour la rai*
son philosophique. Chaque petit système mesquin avait
la prétention d'être la philosophie elle*mdme et proola-
mait4es arrêts qu'il regardait oomme infaillibles. Pour
que|quea-uns ils pouvaient servir d'autoritéi mais ils n'é-
taient nullement obligatoires pour les autres. Ceux qui
s'étaient soumis à ces arrêts se perdaient de plus en plus
dans des impasses, et à la fin la raison, dans le sens étendu
de ce mot, ne fut pas généralement reconnue et ne sut pas
s'acquérir l'autorité qu'elle devrait avoir, h laquelle elle
a droit. Rien d'étonnant, car ce n'est pas assez que
la raison ait seooué le Joug anoieUf il faut encore qu'elle
ne se soumette pas à un nouveau. L'émancipation ne suf-»
fit pas, il faut que cette émancipation soit digne de la
raison, o'est«à>^ire que la raison soit complètement /)uri
et libre. »
En attendant, la pensée humaine, dans un élan immo«
déré, ayant par sa nature même une sphère illimitée, se
perdait dans un abîme d'idées abstraites. La raison se
laissa capter par une foule d'erreurs auxquelles elle se
soumit de plus en plus, et, de libre, devint psolave. Pion**
gée dans des sphères abstraites, elle perdit de vue son but
principal. La société vivante, la vie pratique de Thu-
— tixt —
ffiâ&ité, leê eondltioDfi lûdispens&bles dô non ôtltUiioé
devinrent en quelque sorte pour là rftison une quéfttion
8é(k)ndàiré. On ne comprit pas les beBoinê innée de VhomnM,
ses droits ; on les oublia complètement.
Ce qu'exigeait la raison no répondait pas m% besoins
de la société ; ce qui était indispensable à la tie de la so-
ciété ne s*accordait pas arec les idées abstraites de la rai«
■on. De la cette confusion d'idées contradictoires qui dis^
tin^e particulièrement le dit-neutiéine 8ldole< De ce
désordre comme d'une bourbe sans fond découlent tant
de ruisseaux chétifs. De là ces luttes interminables^ ajant
pour objet des choses temporelles et éternelles^ prirées
et publiques, le faux et le vrai. Tout ce que Tesprit hu«
ittaln a orée s'est réuni at^ourd'hui dans un immense
obaoSi Nous avons tout : matérialisme, spiritualisme^
athéisme, mysticisme^ naturalisme, panthéisme» empi*
Hsme, rationalisme, quiétisme, théurgie« Ces systèmes
engendrent de nouveau des théories politiques Innombra^*
blés, et la société en souffre comme par le passé«
Malgré une pareiUe agitation de la pensée, ou plutôt k
cause de cette agitation fébrile, Thumanité marche dans
les ténèbres, car ses parties principales, ses classes infé-
rieures, se meuvent ou dans l'obscurité, ou dans une fausse
lumière. Le soleil de la vérité n'éclaire pas tous les coins
de la terre, et l'Europe qui est fière de sa civilisation en
retire moins de fruits que les autres contrées i Ce qu'an
Appelle ordinairement civilisation n'est qu'un vernis, une
éducation superfloielle, un petit vestibule du grand tem-
ple de la sagesse* Les hommes que Ton nomme civilisés,
offrent quantité de nuances choquantes, recouvertes
â*tin lustre brillant qui empêche de pénétrer au fond
de leur esprit. Plaçons-les comme un tableau que nous
voudrione examiner soue un jour pouvant mettre à
— LXXII —
nu leurs défauts, et nous ne découvrirons en eux qu'une
ignorance grossière , nous les verrons incapables de dé-
chiffrer les premières lettres de Talphabet nécessaire pour
comprendre le catéchisme de la science suprême.
n 7 a môme des savants qui ne sont pas éclairés» On
peut posséder beaucoup de connaissances et n'être pas
éclairé si Tidée de la vérité n*sgoute sa lumière aux tr.é-
sors acquis par la science. Dans la société d*£guourd*hui,
les gens instruits, les savants, le? demi-savants, et ceux-
là même qui ne le sont pas du tout, se considèrent tous
comme des gens éclairés, s'emparent du gouvernail de la
pensée ou de l'État , et croient dans leur présomption
qu'ils ont le droit de présider aux destinées de l'humanité.
Cet orgueil domine principalement les hommes de lettres,
les publicistes, les critiques partiaux, les historiens
soumis à l'influence d'une idée fausse, et surtout certains
coryphéet à fausse autorité, gens au nom retentissant, qui
à l'aide des sophismes de Télôquence et de procédés
mauvais, mais employés habilement, conduisent ceux qui
partagent leur opinion dans un dédale d'idéeis absurdes ou
d'actions blâmables.
Une pareille influence peut être ou nuisible à Finsu
des propagateurs de doctrines erronées lorsqu'ils répan-
dent de bonne foi les idées reconnues par eux, ou
bien sciemment nuisible y lorsque ceux qui sèment de
mauvaises graines ne croient pas eux-mêmes à ce qu'ils
démontrent, et sont seulement les instruments des pas-
sions qu'ils servent lâchement. En religion dans tous les
cultes, on trouve, comme en politique, de ces meneurs qui
sont une vraie calamité pour la liberté des nations et le
progrès. Des gens qui ne croient point non-seulement à
la force de l'esprit, mais à son existence même, vou-
draient voir la société organisée sur une base matérielle.
— Lxxni —
d*aprés les principes du plus fort. D'autres qui donnent à
Tesprit un essor illimité, sans forme précise et déteiv
minée, qui perdent de vue la terre, se rangent de leur
côté sans s'en apercevoir peut-être. Les uns disent :
a Obéissez au plus fort et enHchissez^vous ; » les autres :
Cl Obéissez et souffrez, d De là naissent tous les fléaux qui
détruisent la liberté individuelle de Thosune et des na-
tions, tels que l'adoration du veau d'or, ce matérialisme
dévergondé, le communisme, l'humanisme, le fanatisme
mjstique, les systèmes politiques adoptant pour l'intérêt
des dynasties le principe a de races, » c'est-à-dire de
peuplades qui n'existent plus, comme le pangermanisme^ le
panslavisme^ etc. : de là ces théories infâmes ou stupides,
ces luttes interminables, ces guerres inondant la terre
de sang.
Quelques savants salariés et philologues du demi*
monde inventèrent des utopies politiques qui donnèrent
lieu à une polémique passionnée. Telle est entre autres
la théorie du panslavisme. Elle ne mérite pas d'être re**
levée et prise au sérieux. La combattre c'est manquer à
la raison. Elle n'a ni le sens commun, ni l'histoire pour
base. Il n'y a plus de Slaves, comme il n'y a plus de Gau-
lois, de Celtes, de Germains, etc. La langue slave même
n'existe que dans les livres ecclésiastiques et n'a jamais
existé dans la vie. C'est une langue morte comme le peu-
pie qui portait jadis ce nom. Il n'en reste que les descen-
dants qui depuis longtemps se sont formés en nations^
dont chacune a sa propre individualité. Elles devraient
fraterniser, dans leur intérêt et non dans celui des dy-
nasties, au nom de leur force vitale d'aujourd'hui, mais
pas au nom du spectre d'ancêtres dont Thistoire ne sait
rien. Si l'on adoptait le principe de races, autant vaudrait
créer un système politique de panindianisme, panéthio^
L •
*- txxxv —
fiismêy panmongolisme et remonter josqu'atix enftmts de
Qu*est-ee donc que la civilisation f J'appelle civilisation
\in état intellectuel tel que Thomme sente avant tout
qu'il est homme. CeluHà est civilisé qui comprend ses droits y
r^pecte àa dignité et cannait sa haute mission. L'esclave
qui aime ses chaînes, quelque versé qu'il soit dans tous les
livres de la sagesse humaine, ne peut s'appeler civilisé,
si ses raisonnements témoignent qu*il est dans Terreur
ou s'il induit en erreur son prochain, c'estr&Hiire B*il
lui prépare la servitude. À quoi servent toutes les scien-
ces! A quoi bon toute la sagesse, siTélévation de l'homme
n'en est pas le fruit et si elle ne tend pas à le maintenir
à la hauteur de sa destinée f Celui qui ne sait pas lire^
mais qui conserve dans sa pureté la part divine de sa
nature, celui qui pratique la vertu et se trouve libre de
passion ainsi que de violence^ est plus civilisé qu'un savant
qui se plonge dans les erreurs et les passions ou qui sup->
porte avec humilité un joug quelconque. La nation qui est
libre, ou celle qui ne supporte pas Toppression et secoue
à chaque moment le joug qui lui pèse, est plus civilisée
que la nation qui fait des progrés dans des inventions
ayant pour but la satisfaction de la vie animale, tout en
soufirant le despotisme et en croupissant dans un ignoble
abaissement. Car la nation libre se compose d'hommes^ et
si elle se gouverne elle^méme^ elle prouve sa liberté
d'une manière éloquente. Atteindre le plus haut degré
de la civilisation, c'est se sentir homme dans toute
la plénitude de ce mot» Par conséquent, ta civilisat%<m
est k désir de ia liberté morale et physique uni à ia
postitHité de la maintenir. C'est alors que la vraie lu-*
mière pénétre reiListeuce de l'homme qui sent ses
droits, sa supMorité et son indépendance. La liberté est
— tttf —
le droit suprême de rhumanitô, l'origine de tôt» eef
droits ; donc, où il n'y a pas de liberté ni de désir de la
recouvrer, là il n y a pas de civilisation. En Europe, les
Suisses sont les plus civilisés. Les Français ne viennent
qu'après eux.
Les hommes ainsi que les peuples ne sont pas civilisés
s'ils possèdent la liberté de la parole sans l'indépendance
politique et s'ils ne désirent point la recouvrer. En ce
cas, à quoi peut leur servir la liberté de pensée? De
même, Thomme ou le peuple qui jouit d'une complète in-
dépendance politique, et par conséquent d'une complète
liberté de la parole, n'est qu'à demi-civilisé, s'il abuse
de cette liberté, s'il cède volontairement à des erreurs,
puisque celles-ci conduisent tôt ou tard à Fignorance et
à la servitude. En un mot, fapjyelle civilisation un état
de l'homme ou Veaprit et le corps sont libres d'erreurs
de passions et de violence.
L'idée de la vérité, qui est le but princii>al de la philo-
sophie, dùû pénétrer toute pensée et toute action humaine, he
problème de la philosophie, c'est de répandre la vérita-
ble, la plus haute civilisation, donc son problème con-
siste à trouver des vérités et des moyens de les propa-
ger. Tout système philosophique se propose le même ob-
jet, mais chaque système n'arrive pas à son but et le plus
souvent s'en éloigne.
Les doctrines erronées ou partiales de certains philo-
sophes, leurs vues euperflcielles ou étroites, donnèrent
occasion à certaines préventions contre la philosophie»
Mais un système basé sur une opinion individuelle n'est
pas encore philosophie. Si l'idée suprême de la vraie
philosophie dominait toutes les productions des sciences
et toutes les actions de la société, on peut être sûr que la
puissance gigantesque d« rintelligence humaine, unis-
sant son activité à Texpérience pratique, par conséquent
aux matériaux que lui présente l'histoire, rendrait d'im*
menses services à Thumanité.
Puisque la vraie philosophie cherche la vérité absolue
comme hase fondamentale et la possibilité de l'appliquer
à la vie pratique^ donc Tidée de vérité doit être l'es-
sence de la civilisation universelle et en constituer Tatmos-
phère, si je puis m'exprimer ainsi. L'humanité entière
devrait respirer cet air et s'en nourrir, comme de la seule
nourriture qui lui donne la santé. L'idée de vérité doit
être Vâme de toutes les institutions religieuses et sociales^ et
par cela môme identifiée à la pensée de chaque individu
sans exception. Voilà la vraie civilisation philosophique.
Trouver l'harmonie entre l'homme et Dieu, trouver les
conditions de notre existence normale, tel est le but de
la vraie philosophie.
Nous devons le progrès actuel, bien que lent et tardif,
aux notions saines qui nous ont été transmises par les
vrais sages. Cependant, faute d'une entente générale pour
reconnaître une suprême autorité philosophique, les
efforts zélés des savants n'ont pas réussi à assurer la
somme d'avantages qu'on serait en droit d'attendre de
l'étendue des connaissances théoriques. La Cour suprême,
l'autorité unique, ne peut être que Vintelligene j phUoso^
fhique universelle ou l'union de toutes les facultés intelleC'^
tuelleSf de toutes les branches scientifiques en un corps col*
lectif qui agirait avec unité, L'anatomie, la physiologie,
toutes les sciences naturelles et exactes, ainsi que la
psychologie, l'histoire, la jurisprudence et la théologie
de tous les cultes, doivent se tendre les mains et marcher
de concert.
Tout ce qui a été jusqu'à présent conquis dans la
sphère de sciences aurait une autre signification et pro-
carerait à la société des avantages plus grands, si le pro«
grès eût été développé en proportion des besoins de la vie
nniverselle. Quand on étudie les monuments de Tesprit
humain, on rencontre des découvertes admirables, des
inventions ingénieuses, des vérités incontestables ; mais
les travaux des siècles et des plus vastes génies ont été
renversés ou par des ennemis de la civilisation ou par une
direction partiale dans leur application. On a complète-
ment détruit ou dénaturé les principes qui avaient tout
droit de servir de base aux rapports sociaux. On a posé
comme des principes nouveaux et meilleurBy les conjectures
d'un raisonnemerU faux. Sous leur influence, chaque siècle
avait une certaine idée de prédilection, et une génération
légnaità Tautre le malheur et la misère au lieu des fruits
de la science.
La direction partiale des sciences, qui fut une consé-
quence inévitable de Tengouement exclusif pour telle ou
telle idée, se montra dans Téducation, donc dans toute la
vie publique. On peut dire que le dogmatisme aveugle
s'empara de la domination de la société.
Chacun tenait beaucoup moins à la vérité qu*à une
doctrine. Celle qui s*accommodait aux dispositions per-
sonnelles d'un individu ou d'un parti fut adoptée comme
infaillible. Au lieu d'une vérité puissante d'où pourraient
jaillir toutes les autres, dont la pureté serait incontes-
table, parurent divers petits systèmes contradictoires qui
se détruisaient mutuellement. Ce qui est encore plus
étonnant, c'est qu'il j a des gens qui prétendent qu'un tel
état est un triomphe du rationalisme!!! La raison hu-
maine serait bien pauvre si elle conduisait à de pareils
résultats, et s'il j avait autant de vérités qu'il y a de
têtes!
Au milieu d*un tel chaos, chaque gouvernement choisit
poar lai le système qui correspondait le mieux à ses TueSi
Etait-il ennemi des droits de l'homme, do la liberté na-^
tionale, comment s y serait-on pris pour le renverser?
Qui pouvait protester contre lui d'une manière énergique
et décisive, et au nom de quelle vérité ? Le système d'é-
ducation passa en beaucoup d'Êbits sous la dépendance
directe ou indirecte du gouvernement. La jeunesse, arra-
chée des cloîtres du moyen âge, tomba dans les griffes
plus dangereuses de Tobscurité officielle . Les écoles ne
préparaient pas les citoyens du pays, mais formaient des
citoyens du monde, CVst ainsi que naquit Thumanisme ou
le cosmopolitisme, très-commode aux gouvernements des-
potiques, de même qu'à leurs partisans, système qui
n'exigeait aucun dévouement, sauf l'obéissance aux pou-
voirs actuels.
Ensuite les idées qui dominaient dans une société compo-
sée de gens à moitié instruits, devinrent sous Tinfluence
des institutions religieuses et politiques du pays, le
credo de tout le monde. On pouvait ne pas s'entendre dans
des détails, mais on restait fidèle aux principes. Des se-
mences jetées dans de jeunes esprits se développaient, et
dans chaque nation, la génération qui avait adopté l'idée
que lui avait inculquée son gouvernement lui obéissait
servilement.
De quel côté que nous tournions nos regards, nous ren-
controns partout la même chose. Soit sous le rapport de
la religion, soit sous celui de la politique, les hommes ne
s'attachent pas à uiie idée vraie, mais ils sont esclaves de
cette idée qui est devenue pour eux une coutume. C'est
ainsi que les mahométans se laissent couper la tête pour
leur prophète, les Israélites pour Moïse, les chrétiens
pour le Christ, les catholiques pour le pape, les protes-
tants pour Luther, Calvin et Zwingle, les athéistes pour
~ LXXIX —
rinfaillibilité de leur propre raison ; o'est ainsi que le»
sujets des gouvernements despotiques meurent pour
le despotisme, les républicains pour la république, les
aristocrates pour leurs privilèges , les démocrates parce
qu'ils sont privés de privilèges.
Et cependant la vérité existe quelque part I Toute reli«
gion se distingue par des maximes morales, connues de*
puis des siècles, publiées par les sages de tous les peuples
et de toutes les époques. Tout le monde le sait et le ré«
-pète. Mais il s'agit justement de savoir quel enseigne-
ment conduit tout droit au but? quel système doit être ap«
pliqué, et de quelle manière pour que la société entière
en profite î quelle religion renferme les principes politi-
ques qui conduisent Tbomme k la liberté et au bonheur?
Toute la question est là.
J'ai d^à dit que la cause principale du triste état
de la société est le manque d'une idée qui servirait de
guide et dirigerait tous les mouvements de l'humanité*
La différence des idées enfanta la lutte intellectuelle qui
se manifesta sur le champ de bataille. L'histoire de
l'Europe noua présente une très-longue série de guerres
religieuses. La religion et la politique se sont tellement
confondues qu'il est difficile de distinguer dans ces com-
bats sanglants ce qui appartient & la religion de ce qui
est de la politique. Ceux qui commencèrent les guerres
religieuses, mus par la passion, oublièrent leur but princi*
pal, et ne considérèrent que leur propre intérêt. D'autres
a^ant levé les armes au nom de la liberté versaient leur
sang pour une cause dont le but final était la servitude,
A beaucoup de gens, la religion ne servait que de pré*
texte. Parmi tant de combats meurtriers, dont les pages de
l'histoire sont pleines, on rencontre rarement une lutte
soutenue pour la défense d'un vrai principe. Ce sont les
— LXXX —
esclaves de Terreur qui combattent le plus souvent les
uns contre les autres. La philosophie cherchait à résoudre
à Taide de la raison ce que la religion voulait expliquer à
l'aide de la foi. On croyait que la direction de Tesprit,
tendant à réconcilier la religion avec la philosophie, rap-
porterait de vrais avantages. Mais qu'est-ce qui en res-
sortit? C'est que les partis opposés commencèrent une
dispute infinie sur l'autorité. Chacun d'eux en appelait à
un autre témoignage. La sainte Ecriture fut l'autorité
des théologiens, tandis que les rationalistes déclarèrent'
formellement n'en reconnaître aucune. De stériles dis-
putes arrivèrent enfin au ridicule.
Les théologiens pas plus que les philosophes n'ont
posé de principes qui puissent servir de base à l'orga-
nisation sociale. On disputait sur des dogmes et sur des
mots, plutôt par acharnement et par opiniâtreté que par
amour de la vérité. En attendant, les guerres changèrent
de caractère, jetèrent le masque de la religion et appa-
rurent telles qu'elles étaient depuis un temps immémo-
rial, c'est-à-dire qu'elles devinrent ouvertement une lutte
de dynastie & dynastie, de violence à violence, guerre
pour conquérir un trône et pour étendre une domination.
Depuis des siècles jusqu'à présent, rien n'a changé. Ni
théologiens ni philosophes ne sont arrivés à ce que la
société sache, du moins avec certitude, de quel côté est
la vérité, lorsque des fiots de sang coulent dans toute
l'Europe.
L'acharnement fanatique des luminaires de la société,
leurs préjugés, leur obstination et leur partialité, infiuant
sur l'instruction publique, non-seulement n'aboutirent pas
à rapprocher des idées opposées, mais produisirent un
chaos plus grand, armèrent les partis les uns oontre les
autres, provoquèrent la discorde entre les nations, et
— UXXÎ —
par cela même aidèrent les gouyemements h renfor-
cer leur despotisme. Je suis profondément conyaincu
que ceux justement dont la t&che fat de conduire la
société à la liberté et au perfectionnement moral, met^
taient le plus d'obstacle au progrès. Je n'en exclus ni
philosophes ni théologiens. Ceux qui prêchent la religion
de la raison ne font pas moins de mal que les mystiques
et les mystificateurs.
J*ai démontré ci-dessus que le dix-neuyième siècle
trouya l'Europe, sous le rapport de l'organisation politi-
que, dans un état pareil à celui où était TAsie il y a trois
ou quatre mille ans. Quels sont donc les fruits de cette
fameuse sagesse humaine ? où est-il ce progrès, je le de-
mande encore une fois ? Nikil novi iub sole. Rien de
nouyean au monde ! Buckle a raison de dire : « Aucune
chose n*a subi si peu de changements que les grands
principes dont se compose le système entier de la mo-
rale. Faire du bien aux autres; sacrifier nos propres
désirs à leur profit; aimer son prochain comme soi-
même; pardonner aux enusmis; tenir ses passions en
bride; honorer ses parents; respecter le pouvoir légi-
time, telles sont les maximes de la morale. Elles sont
connues depuis des milliers d'années, et tous les débats,
les sermons, les homélies, tous les écrits et publications
des moralistes et théologiens de l'univers n'y ont pas
ajouté une seule lettre. Même le système moral du Nou-
veau Testament ne nous donne aucune maxime qui ne fût
déjà depuis longtemps énoncée. Chaque savant sait par-
falteifient que quelques-uns des passages les plus beaux
qu'on trouve dans les épitres des apôtres sont extraits
des œuvres des écrivains païens. Cela n'est point une ob-
jection faite au christianisme ; au contraire, c'est un mo-
bile et un encouragement d'autant plus grand h remplir
les commandements religieux ; car cela nous pronve da
quelle manière étroite et par queUe affinité rensei-
gnement du grand fondateur du christianisme s'at-
tache à la direction morale de Thumanîté de toutes les
époques. » {Sup7*a cit.)
En quoi avons-nous profité des débats philosophiques et
des doctrines théologiques depuis dix-neuf siècles ? Ni les
vertus ni le bonheur des hommes d*à prosent ne sont
plus grands que dans les temps anciens. La sphère des
idées s*est étendue et les besoins ont augmenté ; mais la
société ne trouve pas assez de moyens pour réaliser ces
idées etsatisfaire ses besoins. Est-ce la faute des sciences?
Pourtant elles nous donnent tout ce qu'il faut pour le per-
fectionnement moral de Thomme, pour sa paix et son
bonheur. Est-ce la faute de la société? G*est la faute de
ceux qui la dirigent, qui ne savent jusqu'à présent trouver
les moyens de réaliser les lois éternelles, les suprêmes
principes de la morale, et qui ne savent pas introduire la
justice dans Torganisme général de la société. Je le ré-
pète : La vraie philosophie doit unir T homme avec Dieu^ la
politique avec la religion (1).
De toutes les sciences et de tous les principes religieux
les hommes n*ont pris que la lettre morte, leur son et leur
forme vide sans être pénétrés de leur esprit. C'est une
chose bien triste que l'aveugle imitation et l'obéissance ft
la routine qui romontent à l'époque de rcnfanco sociale ;
c^est bien désolant que la raison humaine qui usurpe tiint
d'autorité et s^attribue une telle infaillibilité n'ait pas su
y remédier! •
ri) On a souv(Mit confondu la religion avec la philosophie ot la
poiitiijnc ï»n tombant toujours dans les cxtrômos. Je vais essayer
de présenter le christianisme au point de vue politique (comme on
le verra plus loin), en ce qui se rapporte exclusivement au but ter-
restre de la religion.
— Lxxxm —
*
Ce qui est bon n'a pas disparu et s'est conservé au sein
de la nature de l'homme. Dans l'état primitif de l'huma-
nité, on rencontre l'élan de lanature chaste vers le bien.
Le mal est passé traditionnellement de l'Asie en Europe, ^
et la ciyilisation anormale n'a su que corrompre les prin-
cipes moraux.
Nous avons vu oinlessus que les règles données par
Confuoius» au sixième siècle avant Jésus-Christ, com-
mandaient/a ;iiérf20(TiVe et la restriction des besoins^ afin
de diriger la société vers le travail utile. Les hommes
ont changé ces régies en principes d'égoïsme. Le chris*
tianisme prescrit aussi de pareilles maximes, cependant
on les rencontre très-rarement dans la pratique du monde
chrétien. Elles existent dans des livres, en théorie; elles
n'existent pas dans la vie. Là où on les a appliquées elles
dégénérèrent en égoîsme monstrueux, contraire aux prin-
cipes du christianisme.
Ge qu'on appelle utilité, développée chez les Chinois,
règne presque dans toute l'Europe, surtout en Angleterre,
en Hollande et en Allemagne. En apparence c'est une
qualité, mais au fond elle n'est qu'une abominable ten-
dance à satisfaire les besoins vils de l'homme-animal sans
se soucier des besoins moraux. Ce qu'on appelle esprit
pratique en général n'est que sa caricature, la dégra-
dation de la dignité humaine. C'est une passion pour des
profits matériels, un mépris des nobles élans et des buts
élevés, une indifférence pour tout ce qui n'a aucun rap-
port avec les aisances de la chair^ avec le confort, un
abaissement à la vie animale, et par cela même un déta-
chement du monde pénétré de l'esprit divin. liCS nations
qui ont pris une pareille direction jouissent momenta-
nément du bien-être, mais elleë exercent une influence
nuisible sur les destinées de la société entière. En flattant
-r* LXXXIY —
exclusivement les besoins matériels, elles font obstacle
au progrès intellectuel. Et cependant ce sont celles-là pré-
cisément que Ton nomme les plus civilisées.
Cet esprit pratique est le caractère principal de la so-
ciété actuelle, le trait le plus frappant de sa physionomie,
et dans le mouvement général il tient le premier rang.
Sous le souffle de ses passions, occupé exclusivement de
l'intérêt matériel, Thomme transige avec la conscience et
réduit les principes moraux àdes formes. En les observant,
il se croit acquitté. Par suite d'une pareille direction gé-
nérale de la société, l'activité intellectuelle est étouffée ;
les devoirs communs des uns envers les autres se bornent
aux convenances. Les buts plus élevés ont disparu ; le
sifflement de la vapeur et le bruit des rouages ont rendu
muette la voix de la conscience. N*est-il pas évident que
c'est le résultat du mauvais emploi des sciences?
Les rationalistes se sont plongés dans les sphères abs-
traites, cherchant une échelle de plus en plus haute pour
leur raison et croyant soulager de cette manière la so-
ciété dans quelques milliers d*amiées ; le clergé catholi-
que à son tour s'est borné à observer strictement les
formes qui, à son avis, constituent exclusivement la
religion et qui doivent conduire un jour l'humanité au
ciel ; le clergé oriental adore Dieu dans le monarque ; le
clergé protestant, après avoir commencé par protester,
finit par nier et devint négatif.
De même que les Brahmanes ne se soucient guère de
comprendre Tessence de la prière, de même aussi certains
chrétiens n*en font pas grand cas. Il leur est permis de
dire des oraisons sans pensée, sans un sentiment plus pro-
fond, même à rebours, comme les Indiens le pratiquent ,
pourvu qu'ils récitent de'longs pater, par dizaines et par
centaines, des rosaires, des ^chapelets et autres inven-
— LXXXV —
tions de robflcurantisme du moyen âge» commandées
par le clergé contrairement à renseignement du Christ.
D*aprôs Confucius, Thomme doit tendre à la victoire de
Tesprit sur le corps; suivant Laokiune, c'est un des plus
grands mérites que de refréner ses passions. Le christia-
nisme appuie aussi toute sa sagesse pratique sur les mêmes
bases. Le Sauveur a pvéché ces vérités et il a de plus ni-
diqué les moyens d'y atteindre. Ses paroles sont restées
sans effet comme la voix qui crie au milieu d'un désert.
Les rationalistes les expliquent à leur manière, et au nom
a de la libre conscience » ils oppriment Pâme en la jetant
dans un abîme de bassesse, en la rendant esclave des
sottises et des passions ; les théologiens de leur côté puri-
fient la conscience à l'aide de longues prières, de confes-
sions continuelles et de signes magiques!...
Selon Brahma, le bonheur consiste dans une contem-
plation paisible de la divinité, dans une méditation con-
tinuelle sur Dieu. Le Christ, au contraire, ordonnait le
travail, le dévouement, Taction et disait : a Ceux qui me
disent : Seigneur^ Seigneur, n'entreront pas tous au
rojaume des ci eux; mais celui-là seulement j entrera
qui fait la volonté de mon Père.i^ Le clei^é des divers cultes
propage la doctrine de Brahma.
La vie humaine, suivant le Brahmanisme, est une peine
et une tendance à une perfection de plus en plus haute.
La vie humaine, d'après l'enseignement du Christ, est une
transition vers le monde divin, mais pour atteindre ce
point de perfectionnement, la charité, le dévouement à
son prochain sont les conditions essentielles. Les clergés
desdifTérenles croyances sèment la discorde et la haine
parmi les hommes.
Les Brahmanes évitaient le moindre péché avec autant
de soin que le crime le plus grand, et leur vie consistait
— LXXXVI —
dans une méditation et une prière continuelles. Chez le
clergé chrétien on trouve des choses tout à fait contraires.
Les beaux principes introduits par Bouddha Gautama
furent corrompus, de même que le Brahmanisme primitif,
par des réformateurs ultérieurs, par des commentateurs
et des doctrinaires. Les principes du christianisme furent
dénaturés par des mystiques et des «fanatiques^ par Luther
et Calvin, par des magiciens et des demi-savants.
Le quiétisme des fanatiques de la secte bouddhique, la
mortification la plus sévère, le jeûne jusqu*a la mort, la
flagellation, la mutilation volontaire, toutes les souf-*
frances que Ton s'impose à soi-même, trouvent jusqu'à nos
jours des imitateurs parmi les chrétiens d'autant plus
portés vers les superstitions du paganisme, qu'ils croient
par des sacrifices moins importants s'acquitter de devoirs
beaucoup plus graves et plus utiles.
En Chine on tolère toutes les croyances ; les clergés des
divers cultes, comme ceux de Confucius, de Laotsee et
de Fo y vivent en parfait accord. En Europe les mi-*
nistres protestants haïssent les prêtres catholiques, et
ceux-ci ne supportent pas le clergé des autres confessions.
Avant c'étaient les catholiques qui persécutaient les pro-
testants, maintenant ces derniers, ainsi que les sohisma-
tiques, persécutent oeux-là partout où ils peuvent le
faire.
Les Indiens, il y a quatre mille ans, prononcèrent le
dernier mot, plein de la sublime sagesse philosophique :
qu'on ne peut au moyen d'aucune faculté de notre esprit
imaginer Dieu le créateur, parce qu'il est l'être inconce-
vable. Les rationalistes de toutes les époques, jusqu'à
nos jours, voulant absolument être plus savants que les
Indiens, prétendent une fois que Dieu est la nature, puis
une autre fois qu'il est le monde ou le soleil, ainsi de
— uGCZtn —
suite* En général, les chrétiens n'ont pas en pour l^Être
suprême un respect aussi scrupuleux que les païens à
l'époque de leur civilisation primitive. Ils se représentent
Dieu le père sous Taspeot d'un vieillard à barbe blanche,
le Saint-Esprit sons la forme d*nne colombe, en leur
prêtant des attributs que les esprits ignorants prirent
pour la ûgure matérielle et réelle de la divinité.
Lorsque Tindolenoe intellectuelle ou la mauvaise vo-
lonté ont adopté seulement le squelette de toutes les
sciences, après avoir rejeté Tosprit qui les animait, il n'y
a rien d'étonnant que les bases fondamentales^ absolument
nécessaires à la vie, aient été renversées.
Il y a plus de trente siècles le judaïsme, et après lui le
boudhisme depuis", vingt-cinq siècles, proclament que les
hommes sont égaux. Jésus-Christ versa son sang en
témoignage de cette vérité, en indiquant sur quoi doivent se
baser l'égalité et rameur du prochain. Le siècle dernier
croyait l'avoir découverte le premier, et le dix-neuvième
élève des monuments à ce principe en lui imposant des
chaînes 1
Toute la doctrine judaïque est pleine des principes de
l'égalité et de la fraternité. Je cite ici quelques passages,
pris mot à mot dans divers livres. «Sans une union fra-
ternelle avec d'autres individus, Thomme n'atteindra ja-
mais le but élevé auquel le créateur l'a destiné » (Sepume),
a On comprend par amour du prochain l'inclination et
la bienveillance envers tous les hommes, sans différence de
nation et de religion; car le principe de cet amour consiste
dans la ressemblance de V homme avec Dieu et dans la solli-
citude de tous pour le bim commun» {Seyfer Habris).aAgi8
envers tous les hommes comme envers ton père, ton frère
et ton fils. Nous adorons et aimons le premier, nous avons
de l'amour pour le second , et on a de la pitié pour un
— LXXXVIII —
faible enfant n (Ben Hameleck Wehanasifr). c Qae ta ma«
niére d*agir envers tout le monde soit d'après le môme
principe , savoir : d'après les règles de la bonté et de la
probité. Cela s'appelle marcher sur la route divine » {Rai-
baçy 2). a Nous sommes les enfants du même Dieu unique,
donc le bien de notre prochain doit nous intéresser au-
tant que le nôtre propre t {Aben Ezra Kedvszim). « Il est
injuste dehaïrquelqu'un pour les opinions desa crojance»
(Ocer Nechmod), a L'accomplissement des règles exté-
rieures du culte, sans observer les règles de la morale,
n'a aucune valeur» {Ibidem), Telle est l'essence du vrai
judaïsme.
Les chrétiens actuels, de quel rite qu'ils soient, ne
peuvent être comparés aux premiers confesseurs du
christianisme ; ils ressemblent aux païens en ignorance et
en fanatisme, en tout ce qui est mauvais; quant au bien,
ils sont au-dessous du judaïsme. Je viens de dire qu'il ne
reste au catholicisme ainsi qu'à l'Église orientale que
la forme ; on ne trouve ni forme niespnt dans le protestant'
tisme. La société marchant sur la route du rationalisme
n'a pas fait de grands progrès; elle s'est éloignée de l'en-
seignement du Christ malgré les doctrines soi-disant
chrétiennes. C'est le judaïsme seul qui a conservé sa pu-
reté intacte ; il ne se mêlait pas aux disputes religieuses,
gardait la dignité qui convient à la sagesse, surmontait
pacifiquement les erreurs et le fanatisme des sectes qui
sortaient de son sein; c'est pourquoi les Israélites, bien
que dispersés,et malgré la persécution qu'ils subissentdans
beaucoup de pays, composent partout une nation puis-
sante par sa force morale, par sa tradition, par l'amour
de la nationalité, par sa concorde exemplaire et la pureté
des mœurs. Le progrès a vu les membres de cette nation
marcher sur toutes les routes, et il lui doit même beaucoup
— LXXXIX —
de célébrités, beaucoup de génies qui se sont distingués
dans toutes les branches des sciences et des arts. Il j a des
exceptions d'intolérance, mais celles-là ne font que con-
firmer la règle générale. Le fanatisme de quelques rabbins
sème la discorde parmi les membres de la société et mine
cette belle institution religieuse; mais c*est le fruit du
progrès faussé.
Qu'est-ce qui a donné aux juifs cette force que tant de
siècles n'ont pu ébranler, cet art de conserver tous les
éléments de la rie? C'est le maintien de la famille^ cette
base principale et unique de l'existence, ce rocher immo-
bile sur lequel se fonde tout l'édifice social; c'est le main-
tien de tout ce qui constitue la nationalité. Cette nation
reste intacte, elle est le sanctuaire de Fidéal de la patrie.
Cet amour de la patrie antique consistant dans l'isole-
ment au milieu d'autres nations, ne peut positivement
suffire avec le progrès du temps. L'idéal de la patrie
chrétienne, moderne, exige un service pour l'humanité
entière, au moyen de Taccomplissement harmonieux des
devoirs attachés aux parties individuelles de ia société,
et s'il le faut, au moyen d'un dévouement pour tout le
monde, par la lutte déclarée au nom des principes sa-
crés, par la mort même sur la croix, comme le Christ.
Mais où les juifs trouveraient-ils aujourd'hui une pareille
patrie avec l'esprit pur, chrétien ? Partout des États f Les
patries se sont changées en monarchies, en duchés, en
principautés; partout le fanatisme d'une foi déraisonnable
ou d'une incrédulité stupide; partout la théurgie ou l'a-
théisme I Le catholicisme ne s'est pas délivré des supers-
titions du moyen Âge ; le schisme oriental est une andro-
lâtrie; le protestantisme pourri s'est divisé en autant de
sectes qu'il y a de tètes, et ne voulant pas reconnaître le
pape, se soumet à rautorité du premier prédicateur
— xc —
yena; le prétendu rationalisme a miné la morale en dé*
truisant tout sans avoir rien établi. La tâche de la civili*
sation philosophique est de rétablir Tordre dans cette
vraie confusion de Babel qui rogne aiyourd'hui. Les Is-
raélites ne seront pas sans doute les derniers à connaître
la véritable lumière, s*ils ne devancent les antres sur la
route du progrès, puisqu'ils ont de telles ressources de
nationalité qui ont soutenu leur vie pendant quarante
siècles.
C*est en vain que le prétendu rationalisme arbore la
drapeau de son pouvoir. Quelle est l'autorité d'aujour-
d'hui?
Sur les ruines des principes religieux que le faux ratio*
nalisme renversa et que les théologiens ne surent paa
conserver, sauvant la forme sans s'occuper de Tessence^^
surgît le mauvais esprit^ Tesprit de la violence et dea
conquêtes.
Les prétendus philosophes, occupés de disputes théo-
logiques, sont parvenus à chasser la religion de quel*
ques recoins de la terre, mais ils n'ont pas chassé les
tyrans. De même qu'en Chine, la religion n*est en Europe
qu'une politique des souverains. La croyance reconnue
pour infaillible est celle qui ûatte les intentions du
monarque. Excepté en France, on persécute dans presque
tous les pays de TEurope^ sans en exclure même la Suisse,
ceux qui ne professent pas la religion adoptée par le gou*
vernement. Les juifs sont partout envisagés comme des
parias.
On ne livre plus les corps à la dent des bêtes féroces
comme à l'époque des empereurs romains, on ne brûle
plus personne sur des bûchers, mais on a inventé de
nombreux moyens de martyriser l'esprit à l'aide d'in-
trigues cachées, de manœuvres astucieuses, de (dédains
— XCI —
officiels, à Taide de gravures, de caricatures et de chica-
nes de toutes sortes (1).
Puisque la liberté des nations n'a pu être sauvée ni par
la philosophie ni par la théologie, la barbarie et le des-
potisme asiatiques se sont empai'és de l'Europe entière.
Le mauvais esprit venant depuis longtemps de l'Asie,
s'incarnait dans des individus que l'histoire nomme héros,
tels que Nemrod,Cjrus, Alexandre de Macédoine, tels que
quelques sénateurs et consuls romains, que le rusé Fia-
minius, Émilius, Munimius, Jules César; enfin cet esprit
asiatique s'identifia avec les empereurs d'Allemagne, qui,
héritiers de la couronne romaine, songeaient aussi à
conquérir le monde. Mais jamais il ne reprit tant de
forces que lorsque la scission s'accomplit entre la
philosophie et la théologie, entre la raison et la foi.
n est vrai que la raison fut forcée de briser les chaî-
nes qui l'opprimaient ; elle se détacha des murailles
(!) On ne saurait ttier qu'une complète tolérance religieuse existe
eu France. Cependant dana les provinces où la population est ca-
tholique et protestante la conduite astucieuse dos ministres protes-
tants surpasse toutes les anciennes menées des Jésuites. Il faut
rnndre cette justice que les protestants jouissent de la paix sous lo
îçouvemcment du roi Victor-Emmanuel. On ne peut aussi rien
reprocher, sous ce rapport, à l'empereur d'Autriche. Dans d'autres
pays, où règne le protestantisme, comme en Angleterre et surtout
en Prusse, ainsi que dans Tcmpire moscovite, les catholiques sont
exposés, comme on le sait, i\ aes persécutions terribles. On peut
HQ faire une idée, d'après les journaux de 18G3, de ce qui se passe
dans les pays despotiques. En Suisse, à B/lle, où le tiers de la po-
pulation professe la religion catholique, quelques milliers de per-
sonnes ont formé une procession en ville. A la léte fut mis le
pape, sous forme d'écrevisse, entouré d'emblèmes ignominieux. Sur
îfis murailles de l'église catholique on posa des caricatures indé-
centes. Dans ce pays il est interdit aux catholiques de sonner les
cloches, de faire des processions, de célébrer les enterrements en
public. C'est une honte pour la nation suisse et pour la civilisa-
tion. Les rationalistes sont indifférents aux persécutions religieuses.
Myopes intellectuels! ils ne voient pas que, dans toute rÈuropo,
c'est l'âme du peuple que l'on torture. Ne ressemblent-ils pas, par
ieor tang-firoid coupable, aux féroces Torquemada?
— xcn —
de couvenis auxquelles elle était clouée, mais elle ne ga-
gna pas le ciel et se suspendit dans les nuages idéologi-
ques. Le seizième et le dix-septième siècles, qui ont vu
rémancipation de la raison, étaient aussi les siècles de
Charles V et de Louis XIV, C'est de cette époque que
date le système de Téquilibre politique des trônes et que
s*ouyre pour les nations un abtme de malheurs; dès
lors s'étendit généralement la domination des minisires.
De Ximenez à Metternich, à Palmerston et à Bismark
Thistoire de TEurope n'est pas celle des nations^ mais
celle des ministres occupés à soutenir les familles dynas-
tiques. Aussitôt que les conquêtes des monarques tendant
à Tasservissement de TEurope et celles a des grands hom-
mes » furent terminées, parut la coalition sous divers
aspects. Il y avait tant de grands hommes qui voulaient
dominer l'univers, que les ministres résolurent d'accéder
à des traités et de faire des alliances dans leurs inté-
rêts communs.
Le réseau diplomatique de l'union dei gouvernements
embrassa toute la société européenne. On a miné l'au-
torité de la religion ; la philosophie ne sut pas gagner
de crédit; la politique s'éleva au-dessus de Tune et dû
l'autre.
Conformément à l'esprit traditionnel des conquêtes et
des institutions séculaires asiatiques, perfectionnées d'a-
bord par le a droit romain » et puis par celui de l'Allema-
gne, les ministres introduisirent tout ce qu'ils crurent de
nature à soutenir les dynasties sur les trônes. Le carac-
tère chinois prévaut jusqu'à présent dans presque toutes
les institutions officielles de l'Europe. Le souverain tient
pour la forme sa main sur le gouvernail; en vérité, c'est
le premier mandarin qui le dirige. Les rames, agitées par
d'autres ministres et par des mandarins inférieurs^ font
— xaii —
aller le navire, non dans la direction indiquée par les
voyageurs, par la volonté des nations^ mais dans celle où
les pilotes et les matelots coigurés, désirent mener la
société par force. Il n'y a que la France qui est vrai-
ment gouvernée par le souverain, mais elle a presque
toute TEurope contre elle.
Les savants ont écrit une quantité de volumes sur le
ciel et Tenfer, sur Témancipation de la raison et Tauto-
rité, sur la liberté et Tesclavage, sur les droits de Thomme
et l'humanisme, sur l'égalité et la fraternité, et malgré
toute leur sagesse, pendant quatorze siècles, c'est-à-dire
depuis l'anéantissement de la domination romaine, ils
permirent de prendre racine aux idées chinoises et assy-
riennes, d'aprôs lesquelles les pays et les nations appar-
tiennent aux monarques comme propriété, et par cela
même comme une chose dont les dynasties avec leurs mi-
nistres ont le droit de disposer selon leur volonté. Ces
idées trouvèrent le plus de crédit parmi les des-
cendants des peuples jadis libres, que la Providence a
deux fois choisis comme instrument pour abolir la
tyrannie !•••
C'est d'après de pareilles idées que se sont formées les
notions sur le droit qui, sortant des écoles, passèrent
dans la société entière, et qui constituent la base fonda-
mentale du développement intellectuel, nommé rinstruc-
iion publique. On donna le nom de droit à l'iniquité éri-
gée en système.
Les États organisés de cette façon sont le théâtre de
troubles continuels et de guerres extérieures qui portent
de terribles atteintes à la liberté des nations et au pro-
grès. On a un peu changé les formes, on a inventé des
milliers de paroles pour cacher les tendances séculaires
du système diplomatique^ contre lequel luttent sans cesse
— xcr? — .
des gens désespérés, instruits et opprimés, mais les prin*
cipes adoptés par les gouyemements restent les mornes
que ceux que nous voyons dans les sociétés primitives*
Notons bien ce fait : // ny a pa$ une seule personne en Eu-
rofte qui ne porte le joug de ce système et n'en subisse les
conséquences*
C'est une vérité évidente, incontestable et que ne sau-
raient étouffer ni la phraséologie de la sagesse des diplo-
mates, ni la dialectique de la civilisation apparente, ni tout
oe qu'on peut faire pour tromper Tesprit public en lui éta-
lant les merveilles du progrès industriel et commercial.
Les nations, dupes infortunées des rouages du despotisme
habilement couverts de pavillons de liberté et de paix,
se réveilleront un jour et revendiqueront leurs droits
lorsqu'elles auront aperçu que la plupart des habilanls
ac(uels de V Europe sont aussi ignorants et aussi nuilheureux
que les Indiens et les Chinois il y a trois ou quatre mille ans.
AU BORD DU LAC
RÊVERIES Bt RÉALITÉ
Semblable à une mer, la surface limpide du Léman se
perd dans Tinfini. En suivant ses ondes azurées Tesprit
se détache de la terre pour monter vers le ciel; il oublie
la réalité et entrevoit Tavenir. Les rayons du soleil se
baignent dans cette eau transparente, et après Tavoir
caressée vont dorer les cimes altières du pays bienheu-
reux qui, par Tamour de la liberté, a mérité la bénédic-
tion de Dieu.
Une douce clarté et un air suave entourent le lac. Le
silence solennel de Pabri champêtre remplit Tâme d'un
calme délicieux. Les sens sbmmeillcnt ; le bruit du monde
ne vient pas troubler ce repos ; les liens qui nous unis-
sent à la terre sont brisés... Triste, mais paisible asile.«»
Le regard habitué se tourne encore vers ces lieux qu'il
quitte et, entraîné par un élan mystérieux, se plonge
avec effroi dans des sphères inconnues ; mais ranimé par
le brillant éclat de Tespoir, provoquant le sourire céleste
d*une paix ineffable, il abaisse sa paupière fatiguée,
dans un abandon ravissant. Alors cette seconde vue qui
Teille éternellement, la vue de T&me, douée d'une force
nouvelle^ dépouillée de ses liens terrestres, pénètre les
— XCVI —
régions inaccessibles aux jeux du corps, en levant le
voile qui les cachait, et Ton entend des sons inouïs,
inconnus. Le temps et l'espace disparaissent ; la vie pas-
sagère n'est plus qu'un songe ; un monde infini se dé-
roule... Adieu, ô terre! il est terrible et doux de te
quitter.
Le corps s'endort, mais l'âme veille ; elle puise sa
force et son inspiration dans la source de l'immortalité et
les prodigue suivant la loi éternelle, car elle est infinie
et impénétrable, vivifiante et inépuisable; elle n'a pas
de bornes parce qu'elle découle de celui qui est seul
l'origine et la fin ; elle ouvre les portes d'une vie nou-
velle et conduit avec elle à l'éternité.
A droite, on ne voit pas de rivage; des rochers gigan-
tesques s'élèvent en face ; l'œil les contemple en trem-
blant, et le pied d'un mortel n'ose les aborder. Au loin...
la robe argentée du sommet, semblable à un cadavre
énorme, brille par sa blancheur éclatante et entraine
vers elle en déployant la richesse de ses tons, mais elle
inspire de l'effroi, elle glace. A côté des charmes, une
menace terrible se cache sous ses plis perfides.
0 ma patrie ! Ranime-moi. Que mon âme, inspirée par
ta sainte chaleur, réveille les peuples qui dorment et an-
nonce la résurrection à ceux qui sont morts. Que ces gla-
ces fondent sous le souffie de ton esprit qui me remplit.
Que les rayons qui m'entourent et qui sont le bien com-
mun de tous, dissipent les ténèbres du malheur. Donne-
moi la force. Tu es Télue de Dieu.
A l*autre bord, l'œil effrayé n'aperçoit que précipices,
Tavins. Le soleil n'y envoie pas les baisers de son amour.
— XCTII —
Il fait sombre au milieu de ces flancs hérissés de rocs.
La nature j est sauvage, austère, implacable. Quelques
vieux manoirs, quelques tours crénelées se dessinent sur
un fond noir de hêtres et de sapins. Des chaumières ché-
tives se cramponnent aux côtes des vénérables témoins
du déluge. Sur les ruines d'un château, qui jonchent la
terre, s'élève un palais somptueux, formé d'anciens dé-
bris, souriant comme une vieille coquette parée de robes
de dimanches.
Dans la vallée, entre l'espace limpide du lac et la
chaîne de sombres montagnes, la joie seméle àla tristesse,
le mouvement au repos. On n'y saisit point l'harmonie
des tons. C'est moins qu'un bruit ; mais en longeant les
rues pavées on aperçoit une agitation fébrile à côté d'une
tranquillité apparente. Les uns se promènent absorbés
par le désir desjoulssances, ne songeant point à l'avenir;
les autres se dépêchent soucieux, inquiets, ruisselants de
sueur on animés de l'espoir du gain. Des éclats de rire et
des chants, le bruit des marteaux et les gémissements du
labeur frappent l'oreille en même temps. Les richesses
et la misère, le luxe et les guenilles forment un assem-
blage confus, discordant. Ceux-là jouissent de toutes les
délices de la vie, ceux-ci manquent des moyens indispen-
sables pour entretenir eux-mêmes et leur famille. Ceux-là
accourent par milliers, quittant nonchalamment les cabi-
nes splendides pour s'étendre mollement dans les wa-
gons élégants ; ceux-ci fouillent la terre, battent les
pierres, ou montent les escaliers de marbre, courbés sous
le poids de caisses remplies de broderies et de dentelles
fournies par leurs enfants au détriment de leurs jeux^
Des millions de ces malheureux peuplent l'Europe.
Ce luxe et cette misère nous les voyons dans un pays
le plus libre, le plus heureux de tous, en Suisse ! Que se
— XCTIIÎ —
passô-t-U donc là-bas où les potentats de la terre tiennent
le glaive dans une main et de Tor dans l'autre ?...
Patrie de Tell et de Winkelried, patrie de Rousseau !
Tu es aujourd'hui... le sanctuaire de la liberté, Tarche
des lois divines... mais aussi... la patrie des actionnai-
res et des commerçants qui oppriment le peuple, qui
étendent leur domination, la fabrique des montres et des
fromages, le pays des hôtels î
Les temples des sciences, des beaux-arts, les églises
disparaissent à l'horizon dans la foule des maisons consa-
crées aux profits et aux plaisirs. L'esprit respire à peine
sous cette masse formidable d'hôtels, de cafés, de taver-
nes, de filatures, de magasins, de banques. Partout,
sous une enseigne dorée, des appâts immondes pour sa-
tisfaire la chair. Dans cette rangée immense d'édifices
construits pour l'homme-anima] , d'un bout de l'Europe à
Tautre, les forteresses s'élèvent le plus haut. Le temple de
la société, c'est la Bourse.
Au milieu de ce vacarme infernal on entend dans tou-
tes les langues : « La liberté se répand partout. Les tra-
ces du progrès sont évidentes dans tous les pajs. » On a
envie de sourire amèrement toutes les fois que l'on lit ces
mots : progrès du dix-neuvième siècle.
Au bord du même lac ou révaît le philosophe de Ge^
nève, je plonge mes regards dans les ondes pures de ces
eaux qui semblent s'unir au ciel. Mais l'œil triste ren-
contre la terre. Alors tout apparaît à ma vue : ma maison
paternelle, ma famille, mon jardin, les nations, la so-
ciété entière. Je vois mon tilleul chéri penché vers ma
fenêtre. A Tombre de ses branches, j*ai souvent pensé,
— XGIX —
ftn milieu démon bonheur, aux misères du genre humain.
Je vois des marronniers, enfermés peu avant dans de
petites cupules, plantés de ma main, formant aujourd'hui
de beaux arbres grands et touffus. J'entends le bruit des
peupliers, témoins de mes jours d'enfance, et le langage
mystérieux des forets qui m'abritaient ; j'entends le mur-
mure ravissant des ruisseaux qui m'attirèrent vers ma
demeure paisible, après les orages de lajeunesse^etle com-
bat avec la vie. Mais en même temps... j'entends les gé-
missements des peuples, le cliquetis des armes, le bruit
des fers et les vociférations de la foule enivrée qui s'em-
bourbe dans le marais plein de sang et de larmes. Cela
me serre le cœur et trouble la paix de mon âme.
Par une étrange coïncidence, au même endroit où le
véritable ami de l'humanité méditait sur l'oppression des
peuples et la violation de leurs droits, je rêve aussi on
cherchant des moyens de remédier à la misère générale.
C'est ma destinée, ma mission. Je sens en moi un besoin
invincible de secourir la souffrance, de donner un con-
seil dicté par ma conscience. Je remplis la volonté de
Dieu.
Dans cet état anormal de la société son esprit est cor-
rompu et son corps malade. C'est une existence factice,
provisoire.
Voyons I Peut-être y a-t-il un moyen... Au secours I Je
vous invoque tous; je vous invoque solennellement: au
nom de Dieu, au nom des lois éternelles et de la justice !
Je ne compte point sur mes propres forces. Je n'ai pas
de confiance exclusive dans mon opinion individuelle. Je
présente des remèdes ; il ne dépend que de vous de les
accepter ou de les rejeter. Je partage avec vous mes
idées qui mûrissaient longtemps avant de devenir paroles.
Je n'ai aucun droit de les cacher, et vous oSre ce que j'ai
de pins cher. Amis de la liberté et de la vérité , acceptez
ee don. Appréciez-le. Tous y trouverez peut-être une
étincelle, ne fût-ce qu'une seule étincelle divine ; et elle
produira un feu sacré sous le souffle de Tesprit pur et de
la bonne volonté.
Courage donc I Travaillons ensemble. Mais dépêchons-
nous. Il vlj a pas un moment à perdre.
LE LIBRE ARBITRE
L'histoire de l'humanité nous présente un tableau ef-
froyable de la lutte de deux éléments qui agissent sans
cesse et se détruisent mutuellement, savoir : k bien et le
mal. Nous voyons toujours d'un côté les efforts continuels
de la bonne partie de la nature humaine pour prendre le
chemin normal qui lui est indiqué par les lois naturelles;
de l'autre : la tendance à violer ces lois, la direction dé-
viée, anormale.
Qui est-ce qui pousse l'humanité sur ces deux voies
contraires ? C'est du sein de cette humanité que découle
le bien de même que le mal, car la loi suprême de son
esprit c'est le libre arbitre. Le pouvoir qui gouverne et
dirige la société y prend son origine. La libre volonté
donne naissance à un bon gouvernement comme à un mau*
vais. Elle supporte le pouvoir qu'elle crée ou qu'elle ad-
met en le fortifiant de son appui et de sa soumission, ou
bien elle le détruit selon que cela lui platt.
Le principe de libre arbitre est la base fondamentale
de tout l'édifice social. Il y a des doctrines qui rejettent
ce principe, en niant par là ce qui est évident, naturel,
éternel, immuable. Ce sont des théories fausses qui éma-
— CI —
nent d'un esprit servile, bien qu'il se croie libre ; elles
aboutissent à Tesclavage. Telle est entre autres la doc-
trine de Luther et de ses imitateurs. Voilà pourquoi les
Allemands n*ont jamais été libres et répandirent Tescla-
vage partout. Les anciens Germains étaient libres autre-
fois ; leurs descendants obéissaient servilement aux em-
pereurs qui voulaient conquérir toute TEurope ; ils
sentaient qu'ils étaient opprimés mais ne surent trouver
la source du mal. En rejetant le libre arbitre, ils se sou-
mirent à la volonté des souverains. Peu à peu les lois
nationales statuées par des barbares firent place aux lois
monarchiques imposées par le glaive. Les Américains
prouvèrent ce que peut faire la volonté de Thomme en
reniant ce dogme du protestantisme. Les autres, tout en
acceptant le princip^de libre arbitre, ne le mettent point
en pratique. Tel est le catholicisme. Les chefs de cette
Église firent tout leur possible pour concentrer le pou-
voir entre leurs mains en détruisant la liberté de Thomme.
Vicaires du Christ, ils voulaient être les vicaires de l'hu-
manité.
Voilà pourquoi toute la société fut plongée dans un
enchevêtrement dont elle n'a pu sortir jusqu'à présent.
On substitua une erreur à l'autre, on ne remonta ja-
mais à la source primitive qui seule doit diriger les ac-
tions de l'homme ; encore moins songea-t-on à appliquer
la loi suprême à la vie pratique. Et l'ancienne Europe se
laissa devancer par le nouveau monde.
Nous voyons dans l'histoire une quantité de fers sous
différentes formes. Les nations s'efforcent de les briser et,
suivant l'élan naturel de l'esprit, elles désirent la lumière
et la liberté.
Le monstre des passions, le mauvais esprit, qui aime
les ténèbres, né au sein de ces mêmes nations, fait son
— en —
possible pour tenir toute la spciété dans l'ignorance ei
robéissance aveugle (1).
ALLIANCE DES SOtJTERAiNS. — UNION DES NATIONS,
En parcourant les trésors immenses de la science, en
voyant ces matériaux gigantesques accumulés par Tacti-
vité humaine, ces vérités approuvées par la raison et
l'expérience, on est étonné de la marche si lente de la
civilisation universelle. Nous voyons que l'esprit de
l'homme a approfondi et prévu bien des choses, que la
raison a fait tout ce qu'elle a pu, ayant à lutter à chaque
pas avec d'innpmbrables entraves. Tous les jours des
gens instruits, infatigables dans leur.zôle pour le bien de
la société, continuent sans se rebuter les travaux de leurs
prédécesseurs. Mais ce qui doit nous frapper le plus,
c'estrardeur avec laquelle les gouvernements de l'Europe
surveillent chaque mouvement du progrès etson caractère,
ardeur d'autant plus digne d'attention qu'elle est mainte-
nant redoublée et raffermie par des liens politiques entre
les souverains, quols que soient leurs buts individuels et
les intérêts particuliers qu'ils poursuivent.
Le développement des sciences en général a eu tou-
0) Afin d'éviter tout malentendu, je dois prévenir ane dans le
courant de cet ouvrage je me sers du moi nation toutes les fois que
je parle d'une rôunion do familles qiii parvient à se faire une exis-
tence politique et qui comprend diiTérentes clar.ses : éclairées, non
éclairées, riches, pauvres, etc. C'est surtout lorsqu'il s'agit de bien
préciser Icm c.iiacléres naturels, les limites et les droits d'une
nation que je tien^ à cette définition. En tout autre cas, je nomme
san.j d'\nii\)vÀ'n)n peupies la somme de plusieurs ou de toutes les na-
tions. Les mots : humanité et société se sont aussi tpllomenl mêlés
qu'il est quelquefois impossible d'é\iter cette confusion.
-• cm ••
jour», sans nul doute, une très-grande influence sur l'^t
de la civilisation et les degrés de son accroissement; mais
les autorites donnaient aux fruits de Tesprit humain une
empreinte partiouliôre, factice, en en effaçant les carac-
tères innés, les qualités déposées en eux par la main de
la Providence. En d'autres termes : e^ sont les gouverna
ments qui donnaient toujours à la civilisation universelle une
direction anormale. Cette influence venant d'en haut, c'est-
à-dire des chefs de la société, dure jusqu'à présent. Les
hommes consciencieux tâchaient de conduire la société
sur de honnes voies, qui avaient pour hut le hien pubUo,
mais leurs effors restèrent sans résultats, car ceux qui se
soumirent aux passions faussaient la direction de Thuma*
nité. Ceux qui gouvernaient les peuples, bien qu'ils eus-
sent formé une suprématie que Ton nomme ordinairement
autorité^ n'étaient réellement que les usurpateurs du
pouvoir. La société n'a adopté ni les formes qui lui avaient
été tracées par les lois naturelles ni la civilisation que lui
indiquaient les hommes supérieurs, mais elle a accepté les
formes et la civilisation que lui imposèrent les gouvernements
illégitimes. C'est une vérité qui a la force d'un axiome.
C'est la clef de toutes les causes des misères et des cala-
mités du genre humain.
Il en résulte que l'état politique actuel de]t* Europe est une
conséquence de la civilisation générale et du caractère qui lui
fut donné. Notons bien ce qui est incontestable, c'est
- qn^aucune nation n'a jamais dépendu exclusivement d* elle-
même^ forcée qu'elle était, bon gré, malgré, à subir les con-
séquences de la civilisation universelle, par suite do ses
rapports avec les nations limitrophes ou prépondérantes.
C'est un fait qui n'a jamais été suffisamment apprécié.
Plus d'un historien est tombé dans l'erreur en étudiant
l'histoire séparée d'une nation, sans en examiner ses re-
— en —
lations avec la société en général. Buckle lui-même, le ju-
dicieux Buekle, se trompe en disant que les destinées de
chaque nation, sa grandeur ou sa décadence dépendent de
sa civilisation et de ses institutions. C^ est une opinion qu*uu
historien philosophe ne doit émettre qu'avec beaucoup
de circonspection. S'il est hors de doute que la volonté
d'une nation joue le rôle le plus important dans son his-
toire, il n'est pas moins vrai que sa destinée est très-
souvent l'effet d'un concours de circonstances invincibles
auxquelles elle est étroitement liée par le système de
gouvernements prépondérants. Il ne faut pas oublier le
proverbe : Née Hercules contra plures. Et qui ne sait que
jamais les nations réunies ne disposaient de leurs forces?
Les rapports entre elles étaient différents. Tantôt les
monarques alliés se confédéraient pour le but commun ;
tantôt ils se faisaient la guerre chacun pour son propre
intérêt. Ennemis acharnés d'hier ils se tendaient frater-
nellement la main lorsqu'ils tenaient à sauver le principe
dynastique et tout ce qui a rapport à lui. L'histoire
entière, en commençant par les temps les plus anciens
jusqu'àla bataille de Sadowa, jusqu'au jour où nous vivons,
nous présente une série continuelle de ces tergiversations.
La France même, depuis des siècles, mille fois ennemie
de l'Allemagne , fit des traités d'alliance avec ses souverains.
La Prusse, toujours rivale de l'Autriche, se confédérait
avec cet État toutes les fois qu'il s'agissait d'opprimer les
nations ou de combattre les défenseurs de la liberté.
Lorsqu'elle voulait envahir l'Allemagne et étendre sur ce
pays la domination du fusil à aiguille, sous prétexte de
Tunité allemande, elle protégeait l'Italie. La Suisse
n'est pas exempte du crime de complicité en faveur des
ennemis de la France ; elle leur ouvrit le passage en
1814 ! . . . Telle est la confusion d'idées, telle est la dégrada-
— cv —
iion de la saine raison, qn'en 1866 les Suisses penchaient
tantôt du côté de rAutriche, tantôt du côté de la Prusse, et
tous les journaux étaient pleins d'invectives contre les Ita-
liens! J'ajouterai encore un mot en passant : Garibaldi n'a
pas de plus grands ennemis que* parmi les catholiques qui
ne comprennent pas la religion chrétienne, et parmi les
Hbéravx suisses protestants I Voilà où mène le manque
d^un principe solide et naturel ; voilà pourquoi je ne
cesserai de répéter que les hommes sont esclaves de
rerreur, faute d'une idée généralement reconnue, et que
toutes les nations subissent le joug du même système
sans s'en apercevoir. Toutes les fois qu'une nation plus
pure par son esprit, entraînée par un noble élan, voulait
s'assurer la liberté et ses droits, si elle suivait la voie
naturelle, normale, et s^ efforçait de devancer la marche
trop lente de la société, alors elle devait racheter ses
tentatives au prix de son sang, et quelquefois de sa li-
berté, ou bien elle succombait sous la violence appuyée
sur le système politique de la force brutale. Toutes les
révolutions de l'Europe en sont la preuve. L'esprit uni-
versel de la société n'a jamais eu de libre essor sous la
pression de ce système, les nations séparées n'ont jamais
pu développer leurs forces vitales dans toute leur plé-
nitude. La lumière suprême s'obscurcit, le progrès prit un
caractère essentiellement matériel, et la liberté ne devint
qu'un mot vide de sens.
Quelle que soit la position morale et matérielle de
tous les pays, bonne ou mauvaise, heureuse ou malheu-
rese, conforme aux lois divines ou contraire à ces lois, il
n'en reste pas moins vrai que la responsabilité de cet
état de choses tombe sur les nations qui ont la prétention
de tenir la première plaôe dans la civilisation. La mis-
sion des peuples avancés dans le progrès est de répandre et
— en —
de réaliser dans toute la société les principes de la vérité^
ainsi que la vraie civilisation» S'ils ne le font "pas, ils ne
donnent aucune preuve que leur civilisation soit vraiment
digne do ce nom, qu'elle soit inspirée par la justice et la
sagesse ^uprôme ; ils ne s'acquittent pas de leur mission
et, quoi qu*on en dise, ils sont sur un degré inférieur du
développement intellectuel. Puisque les gouvernements
naissent de la société même, qui les approuve ou les abo-
lit, par conséquent Vaction des gouvernements pèse sur la
responsabilité de^ la société. En un mot, les opprimés et les
oppresseurs se soutiennent réciproquement. La désunion
des nations raffermit l'union des monarques. De là cette
fameuse maxime en politique : Divide et impera.
Tous les hommes de progrès qui désirent sincèrement
la liberté universelle des peuples, soit qu'ils dirigent la
société du haut de leur trône, soit qu'ils tiennent en main
les rênes de la civilisation et de l'opinion publique, de-
vraient être convaincus, une fois pour toutes, que les ef-
forts isolés des individus, fussent-ils même des génies,
doués des meilleures intentions, n 'ont jamais abouti à
rien. Nous avons vu que les hommes tels que Jules Cé-
sar, Charlemagne, Napoléon I *' disparurent sans avoir
apporté aucun profit à la société. Leurs conquêtes, leurs
institutions, leurs systèmes croulèrent de leur vivant ou
immédiatement après leur mort. Les tyrans succédè-
rent à César; au ix° et au x® siècle l'Europe était plongée
dans une barbarie plus grande qu'à l'avènement de Char-
lemagne au trône. Ses descendants différaient peu des rois
sanguinaires et fainéants. Les Empereurs d'Allemagne,
les Barberoussc rivalisaient do cruauté avec les Néron.
Otton I", dit le Grand, Frédéric II ressemblaient à tous
les grands brigands en commençant par Cyrus, Cambyse,
Alexandre de Macédoine, et finissant par les ministres
— CVII —
du xvm* et du xix* siècle, qui agissaient au nom de telle
ou telle alliance. Le congrès devienne remplaça Napoléon.
La grande armée n'égorgeait plus les hommes, la clique
innombrable des petits bureaucrates s'en chargea.
n en est de môme de l'action des nations isolées. Une
révolution telle que celle de 178Q n'a pas fait ce qu'elle
s'était proposé de faire. « Les grandes idées de la grande
révolution! » disent les libéraux... N'est-ce pas à la ré-
volution française que l'Amérique doit son indépen-
dance?... Qu'on pardonne ce petit anachronisme aux sa-
vants publicistes. Les simples savent que les faibles
colonies de TAmérique du Nord se déclarèrent indépen-
dantes en 1776, parce qu^ elles l'ont voulu.
Le XIX* siècle vit les nations unies^ il faut bien le dire ;
mais ce n'était pas l'idée de la vérité qui fut le stimulant
de cette union. Ce n'était plus l'inspiration des Germains
et des Normands inondant l'Europe pour briser des fers,
sans savoir même qu'ils étaient l'instrument de la Pro-
vidence ; ce n'était pas non plus la mission des peuple
vengeurs de l'Asie, ce « fléau de Dieu, » pour punir les
crimes du monde ancien qui demeura sourd à tous les
avertissements. Les descendants dénaturés des Germains,
les descendants des Mongols, de Robert-le-Diable et de
Guillaume-le-Conquérant, les enfants de l'esprit de ténè-
bres et de cupidité formèrent une ligue formidable qui ne
suivait pas l'ordre de Dieu, mais celui^des monarques. Ils
s'unirent pour terrasser le géant qui se trompa dans le
choix des moyens, mais qui bouleversait la vieille Europe,
qui, selon sa propre exi^re^sion, <ii voulait la pretidre à
rebours, > et portait la liberté aux nations 1
Tous les amis de l'humanité doivent adopter cette vé-
rité et la graver profoutléiuoni dans leur àme : Le système
du mal ne peut être détruit quà l'aide de l^ organisation d^un
— CVIII —
système composé des principes étemels de la liberté univer-
selle, éclairée par une instruction large et profonde. Le
moyen unique de réaliser ce problème, c'est l'union de toutes
les nations de l'Europe. Le chemin le plus court vers celte
union consiste à ouvrir toutts les portes, toutes les frontières^
à détruire toutes les barrières qui entravent la libre circula-
tion, réchange d'idées, le libre travail, 'J'indusirie et le
commerce.
C'est le seul moyen pratique et le premier pas vers la
liberté. Toutes les nations ont le droit et le devoir de le
vouloir. Nul n'a le droit de le leur refuser. Les théories
des économistes devraient se résumer en six mots : Lais-
sez marcher, laissez faire, laissez passer.
n est clair comme le jour que, si les souverains s'arro-
gent le droit de se réunir et de s'unir, aucune nation ne
peut être privée du droit de réunion et dunion avec les
autres nations.
C'est un privilège que les hommes n'ont pas encore
acquis, malgré leur civilisation tant vantée et le progrés
chétif dont ils s'honorent. Personne ne le conteste aux
animaux.
VOTâGE rapide en EUROPE. RÉFLEXIONS. QUELQUES FAITS.
Est-ce un rêve? Non ; c'est la réalité. Suivez mon es-
prit, VOUS autres morts, vous qui êtes sans Âme, et ne faites
rien pour elle, vous tous qui avez des membres agiles et
qui croyez vivre. Suivez-le ; il vous entraînera avec lui et
vous montrera la rapidité de sa course. Vous irez vite,
a Hopl hop I Die Todten reiten schnelL » Les morts vont
vite.
— CIX —
Je vous ferai voir TEurope d'un seul coup d'œil. Nous
parcourrons Tespace et le temps en quelques minutes. En
même temps, réfléchissons en contemplant cette arène
sanglante
La matinée est belle. En route ! Commençons par le
corps. L'utile avant tout. Etes- vous vêtus? Avez-vous
mangé ? Voyons I Des vêtements, de la nourriture I Cou-
rons aux magasins. Sont-ils splendides ! De la toile... mê-
lée de coton ; on la vend pour de la toile pure. N'importe.
Du drap.... mêlé de coton. De la soie.... mêlée de laine.
Du coton pur.... même prix que celui de la toile, de la
laine, et de la soie. Que voulez-vous; les ouvriers se font
payer si cher !,.. Les fabricants font banqueroute. Mais il
y a tant de fabriques ! Pourquoi en construisent-ils tant
puisqu'ils sont si malheureux ? Allons chez les ouvriers.
Us vous ont abîmé votre linge, vos habits ; vous les avez
payés tout de même. Combien gagnent-ils par jour ? C'est
selon ; un franc par heure, quelquefois deux. Dix à quinze
francs par jour. Mais c'est plus que l'appointement d'un
professeur de collège ! Tant pis pour lui. Ceux qui ont
passé vingt ans en insomnies et en études doivent se
contenter du trésor de leurs sciences ; le trésor de la cou-
ronne ne suffit pas. — Voici un percepteur qui passe. Il a
quatre mille francs de rentes. Combien y en a-t-il en
Europe ? Je n'en sais rien. En France il y en a toute une
armée qui dévore des millions tous les ans. Et en Suisse ?
Le peuple porte lui-même à la caisse ses deux ou trois
francs d'impôt annuel. Demandons à ces autres ouvriers
qui travaillent dans la boue quel est leur salaire ? Qu'ils
sont sales, qu'ils puent ! C'est de l'engrais qui les fait vi-
vre. Le malheureux peuple doit tremper son pain dans le
fumier, dans les excréments pour se nourrir ; et ceux
qui font le métier de nettoyer les cloaques et d'arroser la
g
— ex —
terre d'immondices gagnent deux ou trois francs par jour;
à peu près autant qu'un savant, mais beaucoup plus qu'un
maître d'école primaire. Ce dernier, dit-on, n'a pas be-
soin d'être instruit pour instruire les enfants, et dans ses
heures de loisir il n'a qu'à bêcher la terre. Cette pauvre
terre I Pourquoi la force-t-on à produire ce qu'elle ne veut
paa. On a besoin de blé» Mais la moitié de l'Europe,
quelques contrées de la Hongrie, de la Moldavie, de la
Yalachie, de la Pologne, tous les domaines du Tsar ne
connaissent pas d'engrais. Les plus grands bœufs s'y ca-
chent dans l'herbe vierge qu'on n'a jamais semée, comme
dans une forêt.
Et les économistes, que font-ils ? Où est donc l'équili-
bre ? Le voici. Regardons ce grand poëte qui passe. 11 a
pleuré pendant toute sa vie ; au milieu de ses médita-
tions poétiques il a mangé des millions que le peuple
payait sans connaître même son nom. La patrie qu'il ac-
cusait d'ingrate vient de faire une troisième ou une qua-
trième souscription en sa faveur ; une petite somme de
huit cent mille francs. Celui, au contraire, qui a sacrifié
toute sa vie pour le bien du peuple, homme d'action s'il
en fut, un vrai sage, véritable ami de l'humanité, est ré-
duit à la misôre. Voilà la justice 1 Ce n'est qu'un échan-
tillon. Je le trouve éloquent (1).
(1) Qu'on me pardonne cette comparaison. La vie réelle ofTre des
exemples fort tristes. Il faut bien en prendre quelques-uns. « Nul
n'est prophète dans son pays. » C'était une honte pour l'humanité
il y a tantôt dix-neuf siècles, c'est un opprobre pour la société de
nos temps. Je n'ai jamais pu comprendre comment un savant dos
plus illustres qui aient honoré la France soit si peu connu et ap[)ré-
cié. Je parle de Monsieur Pierre Leroux à qui les Allemands mê-
mes^ qui ne sont pas protligues en éloj^os pour les Français, rendent
justice dans les termes les plus flatteurs. Ils le noramenlw un esprit
pénétrant, pi^ofond et honnête, un grand penseur, dianc de fa plus
^runde aiteution, un homme duti talent incontestalite, » {ein weit-
— CXI —
Kn route! Prenons quelque rafraîchissement. Pu
café.... mêlé de chicorée. Demandons de la chicorée, on
nous donnera des carottes. De la crème.... on présente
du lait avec de la chaux. Du vin.... mdlé d*eau. Un verre
de madère.... avec de Tesprit-de-vin. Une goutte d'eau-
de-vie.... c'est du poison. De la bière anglaise, fabriquée
en Bavière ; de la bière de Bavière ep Angleterre. Du ta-
bac turc qui croît à Marseille. Cigares de la Havane faits
à Brémo. N'y a-t-il que des fripons partout? C'est la
liberté de commerce ! dit-on. Ah ! c'est la liberté de
tromper.
A propos I Vous autres hommes libres et civilisés ,
avez- vous vos passeports? Allez vous incliner devant
votre chef d'administration ; attendez dans l'antichambre
de votre préfet, de votre Staathalter, de votre gouver-
neur ; supportez les regards insolents et les rudoiements
des concierges, des gendarmes, des écrivains qui n'ont
pas le temps. Payez le papier, le timbre, la signature, le
sceau; payez et remerciez que vous en soyez quitte, que
vous ne soyez pas inscrit dans le livre des suspects ; sans
cela on ne vous laisserait passer nulle part, bien que vous
ayez mille fois incliné la tête devant Tordre des choses,
tout en lisant des traités magnifiques sur la liberté des
peuples.... Ne vous effrayez pas. Nous arrivons à la fron-
tière. Quel est ce pays ? N'importe ! C'est un pays cons-
titutionnel où l'on ne parle que liberté ; il est gouverné
reichender Schriftsteller, ein redlicher Forscher, beachienswerther
DenkeTf ein Mann von unbestrcitbareni Talent). Il a pour ainsi dire
épuisé bien des questions politiques et sociales en posant des vérités
inébranlables. Mais l'opinion de certains partis s'est tournée contre
lui, parce qu'on Ta cru socialiste et ultra-démocrate. Tout en Be
disant socialiste, M no l'est pas ou il Test comme tout le monde
devrait l'être. G'était'un des plus acharnés antagonistes de Proudhon.
On peut réfuter Leroux^quelqaefois ; il faut l'admirer toujours.
— CXII —
par un père. On dit que ce père de la nation est fils d'un
sergent, cet autre, petit-fils d'un tambour-major. C'est
égal. Les professeurs nous ont enseigné que c'est le des-
cendant d'une dynastie pure qui règne sans interruption
depuis cinq ou six cents ans. Les Allemands et les prêtres
nous assurent qu'ils sont là par la grâce de Dieu, Ouvrez
donc vos coffres, vos malles, vos sacs, vos bourses ; videz
vos poches. Laissez-vous fouiller, tâter. Vous ne trouvez
pas que cela soit abject, dégradant, révoltant ? Le sang
ne vous monte pas à la tête ? Vous ne vous sentez pas
froissé, avili, meurtri? Tant mieux pour vous. Vous avez
sans doute appris les droits de l'homme et la théorie de la
liberté transcendante d'un humaniste, d'un philosophe
allemand. Il vous aura dit que le Zollverein, c'est le som-
met de la science économique Y a-t-il des femmes
dans votre société ? Excusez. Il y a eu une dénonciation
qui se nomme légale. Une contrebande ! Vos femmes, vos
sœurs, vos filles seront obligées d'éter leurs robes, leurs
jupons, leurs corsets. Vous êtes tranquilles ? 11 7 a un
cabinet particulier ; et des femmes pour déshabiller. Cela
se fait avec décence Mais c'est stupide, mais c'est
dégoûtant ; c'est une lâcheté qui n'a pas de nom. Vous
êtes contents, hommes de progrès. «C'est un règlement,»
me dites-vous. Un règlement infâme I On vous accuse
d'avoir des papiers prohibés, des lettres secrètes. On vous
ôte vos souliers, vos bas. On vous traite comme on ne
traite pas des bêtes. Un chien mordrait si quelqu'un vou-
lait écarter le poil de sa queue ; un cheval donnerait un
coup de sabot. Vous êtes des hommes libres et éclairés et
vous supportez cette abjection, vous fraternisez avec ceux
qui sont descendus plus bas que les plus vils des ani-
maux!... Partons.
Halte-I&. Encore une barrière! C'est une ville, une
— cxni —
capitale ; ce n'est plus la frontière I Qu'est-ce donc?
Vienne, Prague? Arrêtez. « Avez-vous à déclarer quel-
que chose?» Du tabac, des comestibles. Sommes -nous à
Paris? non; c'est l'empire d'Autriche. Halte-là. Quoil
encore? Un pont, payez, halte-là, barrière! Payez pour
le pavé : Maufh.Bu nord au midi, de|rouest à Test, voyez-
vous ces grandes routes qui s'étendent et se croisent? Ce
sont des routes impériales, royales, ducales, comtales,
kaùerltch, kœntglich, kaiser lick-koniglich y gross-kerzog^
lichy herzogltch, grafschafilich, wiperatorskije^ gosudars»
twiennyje. C*est à se casser la langue. Et ces grands bâti-
ments? ces écoles? ces musées? Tout cela : impérial,
kaiserlichy kœniglich. Les empereurs, les rois y ont-ils
travaillé eux-mêmes? Non ; M. le Bezirkivorsteher a pris
solennellement la truelle au nom de M. k Staathalter qui
lui a.donné cet ordre au nom du ministre, qui lui a com-
muniqué la volonté suprême du Kaùer ou du Kœnig (dont
celui-ci ne sait rien, bien entendu), et il a posé la pierre
angulaire en présence de M. le curé et de M. l'évoque
paré de la robe pontificale, tenant la croix en main. Ces
murs, ces chemins sont arrosés de la sueur des peuples.
La logique enseignée aux écoles par les savants profes-
seurs démontre qu'ils n'appartiennent pas à la nation.
Quelle est donc cette foule de petits enfants, à demi
nus qui courent dans les rues? qui crient, qui se battent,
qui sautent les uns sur les autres, ces enfants des deux
sexes? Ce sont de futurs citoyens de l'Etat, de futures
mères de famille, a des êtres purs et joyeux, » « futur»
esclaves ou tyrans, » selon l'expression de Victor Hugo.
Ils sont décorés 1 . . Quels joujoux tiennent-ils en main ? De
petits fusils, de petits stylets, de petits arcs. Ils assassinent
en attendant les papillons et les hannetons jusqu'à ce
qu'ils apprennent à assassiner leurs semblable». Ce n'est
— cnv —
rien. Au commencement du dix-neuvième siècle les en-
fants avaient de petites guillotines, et s'amusaient à
couper la tôte à leurs poupées. Ma mère me racontait ce
détail avec effroi. C'est ainsi que la petite génération
jouait à la mort comme au colin-maillard! Aujourd'hui,
elle est plus avancée. Il n'y a plus de maisons paternelles;
il n'j a que des rues ; elles tiennent lieu de mères. Et ces
bambins qui portent des noix, des roses des Alpes, des vio-
lettes de Parme, ces petits artistes savoyards pinçant une
corde sur un morceau de planche, se tordant la bouche ;
ces petites ûlles fleuristes de Londres?... Ahl passons.
C'est navrant.
Voilà les chrétiens qui, après avoir entendu un élo-
quent sermon € sur la tempérance^ »vont tout droit au ca-
baret placé vis-à-vis de l'église. Il faut des anges ou des
saints pour résister à tant de tentations. Rien qu'à !l^aris
on compte, d'après l'almanach Bottin, près de trois mille
cafés, sans parler des hôtels et des restaurants. Cette
ville contient environ quatre mille marchands de vin.
La production de houblon monte en Europe jusqu'à un
million de quintaux. En Angleterre même 750,000 !
Chaque personne boit en moyenne 200 à 300 litres de
bière par an. Il ne faut pas oublier que la consommation
de vin est plus grande. En France, sur 170 aliénés placés
pendant un an à Charenton, 60 succombèrent à la mala-
die mentale, par suite de l'usage de l'alcool. Plus d'un
tiers I A Londres, la police ramassa dans les rues durant
une seule année, 17,452 hommes et 17,225 femmes com-
plètement ivres. C'est abominable et terrible I En
Suisse, le nombre de distilleries augmenta tellement
pendant une trentaine d'années, qu'il y en a maintenant
cinq fois autant qu'il n'y^en avait. Le ministre des finan-
ces de Pétersbourg ouvrit une large voie à la démorali-
— cxv —
sation du peuple en abaissant le prix de Teau-de-yie pour
les consommateurs et en faisant payer aux producteurs un
impôt nommé accise qui rapporte à l'État 200 millions de
roubles, près de huit cents millions de francs par an. On
a calculé que l'entretien de l'armée dans cette monarobie
coûte autant. La propagande de la société de tempérance
y est regardée comme un crime d'État. U est triste de
dire que Tivresse augmente dans les pays constitutionels
à mesure que Ton donne au peuple de plus grands privi-
lèges. La vérité avant tout. Cependant la raison en est
palpable. Les gouvernements en facilitant pour leur pro-
pre intérêt la production des boissons, abaissent la di-
gnité de rhommoy qu'ils font semblant de relever par les
lois plus libérales. Ce qu'ils établissent d'une main, ils
le détruisent de l'autre* C'est une politique babile et en
même temps la source de plus grands revenus. Le peuple ne
s'aperçoit pas qu'il noie sa liberté dans le verre. Toute-
fois, il faut avouer aussi qu'en Amérique, dans les Etats-
Unis, sur 375,000 personnes mortes, il y en avait 37,000
qui succombèrent des suites de l'ivresse (1).
En Europe^ le travail excessif éveille l'envie de boire ;
il est l'effet du mécanisme gouvernemental; d'un autre
côté, le manque d'un principe religieux, stable, dans un
pays nouvellement organisé, tel que l'Amérique, est la
cause de ce débordement de passions. En général» l'Eu-
rope produit un demi-sceau de vin par tête I
Allons plus loin. Entrons dans les écoles primaires. Un
philosophe anglais, Locke, a dit : a Si j'élève mon fils k
la maison, je crains qu'il ne devienne un fat, si je le
rends aux écoles, je crains qu'il ne soit un sot. s Quel
(1) Compte rendu de M. Victor Borie. Le Siècle, i865. Pour les
autres détails, Kolb Yergleicbende Statistik,
— CXVI —
bonheur qu'il vécût au dix-septième siècle 1 M. Vigneul-
Marville raconte qu'il connaissait une femme qui avait
élevé ensemble une souris, un chat, un chien et un
moineau, vivant dans une parfaite entente cordiale.
Les prêtres prêchent depuis tantôt dix-neuf siècles
Vamour fraternel et ils n'ont pas réussi à faire avec les
hommes ce qu'a fait cette bonne femme avec les ani-
maux. Ecoutons le catéchisme. « Celui qui commet un
péché sera condamné au feu éternel. » Mais a-t-on jamais
mesuré ce que c'est que l'éternité ? Pour un seul péché,
des tourments éternels I C'est plus que t jrannie ! Dieu est-
il donc un tyran ? un monstre ? Et ce feu, qu'est-ce 'donc!
demande un enfant. C'est du feu qui brûle ; répond Fabbé.
— N'as-tu jamais vu le feu? L'enfer, c'est un feu éternel
où il y a du soufre et du goudron et de la poix. Pauvres
enfants I Ils se figurent qu'on les rôtira comme un rosbif,
parce qu'on les rend hôtes. Ils deviendront un jour mou-
chards, espions, gardiens de prisons, commissaires d'en-
quêtes, gendarmes, douaniers, percepteurs, censeurs,
délateurs, bourreaux, tueurs d'hommes, couverts de toute
espèce d'uniformes et de joujoux ; ils formeront ces mil-
lions de satans qui ont changé la terre en enfer, et ceux-
là ne seront pas damnés parce qu'ils agissent a selon la
loi.,.. > Plaisanterie à part, j'ai connu un ecclésiastique
très-distingué qui se figurait un diable avec une queue et
des cornes. Telle est la base de l'éducation et de la mora-
lité !... Continuons. Les enfants récitent des vers par cœur.
Le poëme d'un écrivain de génie I Décidément le profes-
seur de rhétorique est un libre-penseur. Monsieur l'abbé
ne l'aime pas parce qu'il estgrand admirateur de Voltaire.
« Je chante ce héros qui régna sur la France,
« Et par droit de conquête et par droit de naissance. »
— cxvn —
Que d'absurdités dans ces deux vers d'un homme que
les uns maudissent et les autres admirent ! 11 y a donc
un droit d$ conquête et un droit de naissance/... Quel
abîme d'erreurs ! Quelle source d'idées pour un enfant !
Qu'on s'étonne après que le monde soit à rebours I Mais
M. Thiers admet le droit du fait accompli. Pourquoi ne
Tappliquerait-on pas à tous les voleurs et à tous les bri-
gands ?... Il n'y aurait pas de tribunaux.
Visitons les écoles supérieures. Les idées fondamenta-
les qui constituent l'essence de l'éducation élémentaire
ont une plus grande extension dans les Universités. Ua
professeur de théologie catholique enseigne la religion
d'après le Catéchisme de persévérance de Gaume et des-
milliers de commentateurs qui ontimprimé des millions de
volumes. Qui n'a jamais lu ces blasphèmes n'a qu'à con-
sulter les bibliothèques dites « populaires et utiles.» Nous
n'avons pas le temps de nous en occuper. Mais voici un
petit livre trouvé sur notre passage. Il nous donnera l'idée
des prétentions gigantesques du clergé ; il nous fera voir
jusqn*où peut aller le despotisme. Ouvrons. « Je dis que
si, pour les malheur des peuples^ il y avait quelques prê-
tres assez aveugles pour tolérer la valse et la polka en con-
naissance de cause, indignes de leur sublime ministère,
ils feraient autant de sacrilèges qu'ils donneraient d'absolu-'
tions » — Où le sublime ministère ne va-t-il pas se ni-
cher (1) !
Les professeurs protestants sont-ils plus raisonnables?
Leur doctrine consiste à détruire toute foi, toute auto-
rité (excepté celle du gouvernement monarchique bien
entendu), à rejeter tout ce qu'ils ne comprennent pas
(1) Quelques mots sur les danses modernes. Nouvelles révéla-
tions (! ! !) par le vicomte de B. Saint-Laurent. Troisième édition.
Page 32.
9'
— cxTm —
eux-mêmes, à semer la haine et la discorde parmi les
chrétiens de différents cultes. Le critérium du protestan-
tisme le plus éloquent que j*aie jamais vu, et qui peut
également résumer en lui toute la science théologique
négative, c'est un livre qui a eu un nombre incroyable
d'éditions et d'exemplaires. Jetons un coup d'oeil rien que
sur le. titre de cet ouvrage : € VAnatomie de la messe, » Il
est impossible d'être plus insolent, plus brutal, plus insi-
pide avec tant d'érudition. L'auteur n'a pas assez de pers-
picacité pour comprendre les sublimes symboles de la
messe (malheureusement défigurés par les inventions sup-
plémentaires du fanatisme et l'éducation superficielle du
clergé catholique), et il croit triompher en venant dissé-
quer la forme d'un culte religieux avec le scalpel de son
petit esprit (1).
Ni les uns ni les antres ne songent aux vrais malheurs
des peuples, à les unir, mais ils font tout pour les désunir
et se disent chrétiens 1 Qu'ont-ils fait jusqu'à présent en
propageant leurs théories et en s'entre-mangeant mutuel-
lement ? Les prêtres catholiques défendent les valses et les
polkas sous peine d'excommunication ; les pasteurs pro-
testants défendent la lecture des plus beaux ouvrages qui
aient jamais paru : Stunden der Andacht et l'Imitation de
JêsuS'Christy par Thomas à Kempis, Il y a de quoi perdre
la tête. Mais ils sont « assez aveugles » pour a tolérer x> de
pareilles doctrines répandues dans les universités alleman-
des : € Le simple état de possession doit passer avec le
temps en état légal, o Der blosze Besitzzustand musz mit
der Zeit in den Rechtsstand iibergeken. C'est un principe
de brigands I Écoutons plus loin : « Prétendre que le fait
(1) Cet ouvrage, écrit en allemand, est intitulé : Anatomie der
Messe von D' Wiîhelm Joos,
— CXK —
a de possession et le gonvernement de fait, même oelai
€ d*un usurpateur à qui on obéit cependant, ne peuvent
a être jamais reconnus comme légaux, serait introduire
€ dans la question des difficultés inextricables, car il 7 a
€ peu d'états en Europe dont le droit public ait été libre
« d'usurpation dès le commencement môme (1). >
Fuyons I Quittons les Universités, leur théologie et
leur logique. Ce n'est pas sans raison que Ton nomme
la politique des Allemands die Professoren^poliUkt Elle se
résume en quelques mots : Ce qui est bon à prendre est bon
à garder. Vn de leurs plus grands patriotes, /.-G. Seume^
disait : « Les Allemands étaient toujours barbares on à
demi barbares; ils n'ont jamais pu s'élever à la justice
universelle et à la liberté. ^ Un autre auteur distingué, le
baron Fr. von Moser écrivit ces paroles : € J'ai presque
honte d'être Allemand lorsque je pense quels hommes
deviendront nos princes héréditaires. Ils ressembleront à
Roboam qui disait: «Mon pore vous imposa un joug pe-
sant, je le ferai encore plus pesant. Mon père vous don-
nait des coups de fouet, et je vous battrai avec des
scorpions. » Moser vécut au milieu du siècle passé et ne
prévoyait pas un malheur plus grand pour sa patrie, il ne
prévoyait pas que la nation avec tous ses petits princes
supporterait le joug ignominieux d'un seul ministre (2).
€ Le monde est en proie au mal, » disait le célèbre
Eant, dans le siècle passé; il n'y trouva aucun remède,
mais laissa les paroles suivantes qui méritent la plus
grande attention comme provenant d'un juge impartial,
(1) Toiles sont les notions élémentaircB du droit politique qui
sont la baso de la jurisprudence allemande. On trouva ces défini-
tions si infaillibles qu'on les admit dans les recueils encyclopédi-
ques. Comp. : Aligemeùis dcutsche Knajklopœdie . Art, HechU
(2) Comp. Neue Fr, Presse, Deutsche Professoren und Bismarks-
che Poiitik, 1865.
— cxx —
d'un esprit élevé, sain, et infiniment supérieur à tous les
philosophes allemands : « Il faut convenir que la conser-
vation et la pureté de la croyance ecclésiastique, que la
propagation uniforme et générale de cette croyance, que
même le respect pour la révélation qu'elle contient,
peuvent être suffisamment assurés par l'Ecriture sainte
qui doit être un objet sacré pour les contemporains et
les générations futures. » {Religion innerhalb dtr Grenzen
der bloszen Vemunft. art. 111,, ch, v.)
C'est une question de la plus haute importance. Mais
comment est-elle appliquée?...
Que voyons-nous? Entrons dans les églises. «, L'auto-
rité, c'est moi, » dit le prédicateur protestant. « L'auto-
rité c'est le Tsar, »dit le prédicateur schismatique. Voilà
pourquoi le général Mannteufel répondit aux députés du
Schleswig qui réclamaient leurs droits : « Votre loi, c'est
la volonté du roi. » Voilà pourquoi un petit bureau-
crate moscovite, gouverneur d'une province en 1863, fit
entendre aux Polonais des paroles plus fiéres que celles
de Mannteufel et de Louis XIV même : « Votre loi, c'est
ma volonté. »
Passons en Italie. Nous y trouverons peut-ôtre la pra-
tique de la véritable doctrine du Christ. C'est à Rome, au
sein du catholicisme, qu'il faut chercher la pureté de la
croyance chrétienne... En route I Nous y sommes. Halte-
là I Des gendarmes! des douaniers! la police! les sbires!
On demande des passe-ports; on fouille ! Au nom du Vi-
caire du Christ!... au nom du Sauveur de l'humanité !...
de celui qui fut la liberté suprême, et l'amour suprême ! . ..
Le Vatican au lieu de la modeste étable ! . .. Des huissiers,
des chambellans... des maîtres de cérémonies... la garde.
Baisons les pieds de cet humble servus servorum. Grand
Dieu! La croix du Sauveur sur les pantoufles du pape !...
— CXXI —
Suivons la foule. Voici une procession : à Naples, à
Florence, à Milan. Grande et belle cérémonie, relevant
l'âme, inspirant je ne sais quel sentiment pieux et idéal.
Jamais forme d'un culte ne fut plus grandiose. Ces chants,
ces cierges, ces drapeaux, la croix, ce symbole de liberté,
de vérité, de sacrifice ! Oi/dirait que c'est vraiment la mar-
che de l'esprit pur et saint. Les sens s'apaisent, les mé-
chants tremblent, la voix du démon se tait. La tôte s'in-
cline involontairement ; les genoux fléchissent, le cœur
bat, une émotion indicible s'empare de l'homme qui n'est
pas encore tout à fait dégradé, il a envie de devenir
bon... il Test. Mais.... qu'est-ce donc que ce spectacle au
milieu de cette marche solennelle?... Des idoles, des
poupées!... Jésus-Christ en perruque I... la Sainte-Vierge
en crinoline!... le sang de saint Janvier! Là-bas on rit,
on danse... voilà une jeune fille jouant le rôle de la Ma-
done!... On se prosterne devant la statue de Vénus... on
vend les larmes d'un saint... les robes de Marie... voilà
les clous de la croix... nous en avons vu une dizaine à
Cologne, à Paris, partout... la troisième ou la quatrième
tête de saint Jean !... Partons; ce sont des païens.
AUons à Moscou; entrons dans cette église.... On
ne fait que se signer. Mille génuflexions... les prêtres se
baisent les mains... on n'entend pas le nom de Dieu, mais
celui du Tsar et de sa famille... litanies à n'en plus fi-
nir. On célèbre une fête au cabaret. Il y en a une cen-
taine dans l'année. Revenons en Allemagne. Voici un
temple protestant. Entrons-y. Le peuple est convena-
blement mis. On chante; on prie... mais la foi justifie
les actions...
Passons en France. Nous sommes fatigués, frustrés.
Nous avons besoin de recueillement. Le monde est si
méchant et si stapide ! Cherchons une consolation dans la
— cxxn —
religion. Asseyons-nous dans le petit coin de cette église
magnifique. Il est doux de quitter la terre, de prier, de
rôver à Dieu, au bonheur éternel, les jeux fermés...
L'âme s'envole vers les régions inconnues... enchante-
ment... délice... « Présentez vos armes! » Juste ciell...
Encore des armes ! des soldats ! On présente des armes de-
vant le Christ comme devant un général 1 . .. Voici cepen-
dant un vrai général. Un chapeau magnifique, des epau-
lettes, sans doute pour parer le coup de sabre... bas de
soie, bottines vernies ornées de boucles élégantes, le
bâton de maréchal en main. Quel air altier I Digne com-
mandant de l'armée. Non; ce n'est qu'un suisse!,.. Et ces
gens-là en chapeau? qui sont-ils? Des sergents de ville.
Oh ! mon Dieu! Partout la police !... Est-ce la faute du
gouvernement? Certainement non. Pourquoi la société
a-t-elle besoin d'être surveillée comme des enfants ou
des aliénés?... Voilà des ivrognes qui entrent^ Blouses
bleues. Vêtements déboutonnes. Ils viennent de les en-
dosser pour aller à l'église ; au cabaret ils avaient des
hahits neufs... Qu'est-ce donc sur ce mur? Des certificats
à la sainte Vierge gravés sur marbre! ! ! (1)
Prions. Un moment de silence... Fermons les yeux.
«Votre place, s'il vous plaît. » — « Comment! ma place? »
— «Payez votre place, monsieur. » — « Mais je suis
dans la maison de mon pôrel » — « C'est égal; payez
deux sous. » Voici le tarif : La grand'messe, 15 centimes
une chaise. Vêpres solennelles 10 centimes. Messe basse
5 centimes.
C'est indigne, c'est infâme, c'est une profanation qui
n'a pas do nom. Le Christ les aurait rossés ces merce-
(1) Dans bien des églises on voit des inscriptions suivantes:
« J'ai prié dans cette chapelle et j'ai été exaucée. » « Merci, 6
Marie f » etc.
— cxxin —
naires éhontés, comme il a rossé à Jérusalem « les négo^
ciants et les banquiers qui ont fait de Véglise un repaire de
brigands. »
Prions, recueillons-nous... «Pour Tontretien de Té-
glise, s'il' vous plaît. » — Nous voilà quitte pour quel-
ques sous. Personne ne viendra plus troubler notre mé-
ditation. -— « Pour une œuvre de bienfaisance, s'il vous
plaît. )► — Ah ! voilà encore quelques sous. On donnerait
un franc pour se débarrasser. C'est fini. Nous pouvons
continuer nos prières. — « Pour les pauvres de la paroisse,
s'il vous plaît. » — Mais ces dorures, ces cristaux, ce
luxe, ces carrosses, ces palais!... Ilfaut se résigner. Pen-
sons aux misères humaines. Demandons Tinspiration au
Saint-Esprit. — « Pour les frais de l'adoration, s'il vous
plaît. » Ne peut-on pas adorer Dieu sans payer?
Oh î les barbares ! C'est comme au théâtre. Quand l'âme
est saisie d'ivresse , d'enchantement , on vient crier :
« La pièce, YEntr'acte^ le programme du spectacle, la
pièce, le journal du soir. » Ce sont autant de coups de
poignard. Comment! le clergé catholique ne s'aporçoit-il
pas qu'il mine le catholicisme à tout bout de champ, qu il
est devenu la risée des hommes raisonnables, qu il porte
atteinte au christianisme? Ne s'apcrçoit-il pas que s'il en
tient encore quelques-uns dans une obéissance stupide, il
est détesté par le peuple?... Ne sait- il pas que le peuple
disait un jour en voyant les Dominicains : « Quand donc
tordrons-nous le cou à ces cigognes blanches? » A Mi-
lan, lorsqu'on représentait Don Carlos de Schiller, le pu-
blic a crié, sifflé à la vue du prêtre qui est entré sur la
scène pour y jouer son rôle, car il no pouvait pas sup-
porter sa présence. Un pareil symptôme ne mérite- t^il
pas la plus sérieuse attention? n'exige-t-il pas impérieuse-
ment la réforme radicale et prompte du culte et du
— CXXIV —
clergé?... Seulement, pas de sophisme l Qu'on ne vienne
pas me dire, les mains jointes et les yeux baissés : « La
vraie religion du Christ a toujours été persécutée. » C'est
bon pour les ignorants. Est-ce à dire que je veuille déni-
grer le ministère du prêtre vraiment sublime? Dieu m'en
préserve. La saine raison du peuple saura toujours res-
pecter ceux qui en sont dignes; mais pour ouvrir les yeux
aux aveugles, pour prévenir le danger imminent, pour
vaincre l'opiniAtretô des pouvoirs civils et ecclésiastiques
que rien n'a pu fléchir jusqu'à présent, il faut des moyens
efficaces et énergiques, c'est-à-dire il faut avoir le cou-
rage de parler haut et fort.
Quels sont les effets de ces différentes doctrines qui
se disent chrétiennes? quel est le culte qui est le meil-
leur? Y Brlril plus d'hommcs vertueux et libres parmi
les catholiques que parmi les protestants , ou bien vice
versa? Consultons la statistique, passons en revue tous
les pays. Nous y trouverons les mêmes erreurs, les mê-
mes vices et en proportion égale. Il est difficile de
dire quel est le culte qui a le plus d'influence sur la mo-
ralité des hommes. Mais ne faisons aucune différence
entre un crime et un crime; ne faisons pas de diffé-
rence entre un crime commis sur des nations entières
et un crime commis sur un individu. Et les caté-
chismes, comment expliquent-ils la base de toutes les
lois et de la moralité? Les professeurs, les philoso-
phes comment appliquent -ils les commandements de
Dieu et de Jésus-Christ? Chacune de ces lois suprêmes
n'est qu'une lettre morte dans la vie pratique de la so-
ciété. Elle se rapporte à la chair ^ à l'individu, aux dé-
tails, je dirai même aux niaiseries, suivant l'explication
théologique et philosophique ; l'esprit n'y entre pour rien.
Telle est l'éducation des enfants, telle est l'éducation
— cxxv —
des jeunes gens. « Tu ne tueras point. Tu ne voleras
point. » Mais on assassine des nations entières, on leur
vole leur propriété I On torture rame, on la déprave, on
la dégrade, on tue Tesprit, car c'est le tuer que de le ré-
duire à la'force brutale. On vole aux hommes ce qu'il y a
de bon dans leur nature, pour en faire des diables. On
leur vole leurs facultés, leur intelligence, leurs senti-
ments nobles, leurs élans vers le bien, vers le juste.
N'est-ce pas violer les commandements de Dieu, les lois
de la nature? Où est donc le clergé soi-disant interprète
de Dieu, qui s'y oppose? Et qu'après on s'étonne que la
religion soit en décadence partout! Où sont donc les
professeurs pour expliquer aux élèves les droits de
l'homme? Où sont les vrais chrétiens? où sont enfin les
« rationalisées > logiques?
On commet des crimes en grand; et un petit voleur
doit être damné et rôti dans le feu éternel! On répand
des idées homicides, on fait couler des torrents de sang,
on tient les hommes dans une abjection, dans un culte
€ d^ autres Dieux » et personne n'y songe ! C'est absurde,
c'est enfin ridicule, si l'on ne veut pas admettre que c'est
criminel. Les grands forfaits sont tolérés, les petits pé-
chés, une polka, une valse dévergondée sont poursui-
vis!... (1)
Pendant le règne de Ferdinand 11 et de François 11, en
Sicile et à Naples on introduisit un régime devant lequel
(!) Quiconque aura la patience de lire cet ouvrage jusqu'à la fln
verra qu'il s'agit de distinguer soigneusement le principe de la re-
ligion chrétienne, destinée à être catholique, c'est-à-dire universelle^
de la manière de l'appliquer. Personne ne saura nier que, parmi
les prêtres catholiques, U n'y ait des hommes vraiment dignes do
respect et d'admiration; mais il est aussi incontestable que pour la
plupart le clergé qui se nomme catholique n'est pas chrétien. U y
a une religion cléncale.
— CXXVI —
pâlissent toutes les atrocités du mojen âge. On punissait
de prison et de mort pour « une démonstration muette » ou
pour a une manière de penser digne de blâme,ï> Cela parait
fabuleux, et cependant cela se passait sous nos jeux. On
introduisit laCuffia del si/^nz to. Le peuple n'osait plus pro*
nonoer le mot a Roi ; » il devait dire « Notre Seigneur. »
Chaque commissaire de police, chaque gendarme, cha-
que gardien de prison avait non-seulement le droit d'em-
ployer mais d'inventer des tortures les unes plus ingé-
nieuses que les autres. On murait les prisonniers. Des
milliers de ces malheureux remplissaient les cachots de
SaintrElme et de la Préfecture de police à Naples. Le fa-
meux ManiscalcOj ci-devant voleur, espion, ensuite gen-
darme et à proprement parler vice-roi de Sicile, avait des
prisons à Morreale dont la description fait dresser les
cheveux sur la tête. On les ouvrit le 14 janvier 1848. Des
cachots horribles se trouvaient à San Domenieo, San Isi-
dore et à Catane. Dans une de ces prisons souterraines
était enfermé le baron Nicotera. Le ministre Ajossa pro-
clama la volonté du roi. qui ordonnait la bastonnade pour
les voleurs et ceux qui troublaient la tranquillité publique.
Cette loi, promulguée en 1822, fut publiée en 1843 parle
ministre de police del Caretto ; elle fut abolie par la cons-
titution de 1848 ; mais le roi la fit renouveler comme
«règlement de police exceptionnel pour maintenir la
sûreté publique. » Le ministre de Ferdinand U, baron
Poerio, mis en prison, après le coup d'Etat du 15 mai 1848,
resta au bagne de Nisida chargé de chaînes, pendant dix
ans. Son martyre est célèbre. Une fut jamais jugé ; on le
déporta en Amérique avec 90 personnes par ordre du mi-
nistre.de police, le 27 décembre 1858, quoique la déporta-
tion fût interdite parle code Napoléon. Les cruautés com-
mises sur l'intendant de la comtesse San Marco, nommé
— cxxm —
la Lioata, dépassent toute imagination et ne sont rien en
comparaison des autres. Un officier de gendarmes, Chi-
ninoi, appliqua à une femme, belle épouse d*un citoyen
nommé Chimera, des tortures telles que la décence m' em-
pêche de les raconter. Cela eut lieu en 1859. Ce n*est que
le décret du préfet Liborio Romano qui abolit dans le
royaume de Naples les cachots criminali ou segrete le
9 juillet 1860. Dans la même année une grande quantité
de malheureux furent mis en liberté par Garibaldi lors-
qu'il débarqua en Sicile (1).
Ces dates sont bien récentes.
Le roi François II était un despote; les journaux catho-
ques le nommèrent € malheureux ^j» lorsqu'il fut expulsé, et
le Pape le défendit I
La loi sanguinaire du code de Charles-Quint Carolina^
connue sous le nom de Hochnothpeinliches Ilalsgerickt,
existait il n'y a pas longtemps en Allemagne et en Au-
triche.
Cette dernière monarchie est encore appelée de
nos jours archi-catholique. Dans cet Etat chaque loi qui a
pour but de punir des forfaits politiques est criminelle
par elle-même. Un délit y est souvent envisagé comme
crime de lèse-majesté {Hochverrath) ou comme trouble de
la tranquillité publique [Stœrung der œffentlichen Ruhé) (2)
etjugéparun tribunal de guerre. En 1846, Metternich, mi-
nistre de cet Empire «archi-catholique,» fit égorger près
de trois mille citoyens, femmes et enfants. La Galicie fut
inondée de sang. Aux martyrs de Hongrie : le prélatJMar-
(1) Voir pour plus de détails l'ouvrage de M. Charles de la Va-
renne : La torture en Sicile.
(2) Voir le Gode criminel d'Autriche du 15 janvier 1855, et les
crimes qui y sont désignés dans les articles 50-66, 68-75, et sui-
vants.
— cxxtni —
tinowich, le comte Sigrai, Hainotzi, Latzkowich, Szentr
mariai, exécutés à Ofen après un procès couvert jus-
qu'à présent du plus grand mystère, succéda dans les
derniers temps une longue série de victimes. Les tor-
tures qu'on leur infligea ne différèrent en rien des me-
sures prises par le général autrichien Garaffa qui, en
1686, institua le fameux Tribunal de sang à Eperiôs et
fut décoré de Tordre de la Toison d'or. En 1849, les gé-
néraux hongrois qui se rendirent sur parole, comptant
sur la générosité de l'empereur François-Joseph, furent
pendus à Arad, entre autres : Aulich, Damianich, Kne-
zich, Lahner, Leiningen^ Nagy, Poeltemberg et Torok.
Les autres généraux Dessewffj, Kisz, Lazar et Schwei-
del furent fusillés par une faveur spéciale. Le comte
Louis Batthiany^ un des hommes les plus illustres du dix-
neuvième siècle, qui s'attendait à être gracié, fut con-
damné à être fusillé comme les autres, par l'Empereur
lui-même, âgé à peine de dix-neuf ans. Il se donna la
mort le jour où l'on devait le conduire à Téchafaud. Le
comte Etienne Szecheny devint fou de désespoir. Le gé-
néral Haynau sévissait comme un tigre enragé au nom
de l'empereur archi-catholique. Sans parler des tor-
tures, il suffit de dire qu'il faisait fustiger à coups de
canne les femmes et les enfants. 11 n'était d'ailleurs que
l'instrument docile d'instructions qui émanaient du
trône.
On ne connaît pas le nombre de victimes que Ton massa-
cra secrètement dans les cachots souterrains ; mais il est
certain qu'en Hongrie seulement le gouvernement autri-
chien fit périr sur Téchafaud, pendant deux ans, deux cent
quaî'ante^uatre personnes pour les soi-disant délits po-
litiques.
En 1852, on en exécuta 71; en 1853, on en pendit et
*- CXÎIX —
fusilla 129; en 1854, enûn, 44. Et la cour de Rome pro-
tège les Habsbourg ! (1).
Ob ! ne perdons jamais de vue ces grands crimes des
grands de ce monde. Toutes les fois que nous parcourons
TEurope, les ombres de ces yictimes infortunées nous
BuiTent, criant vengeance. Nous ne pouvons faire un pas
sans que notre pied ne foule une terre arrosée du sang
des martjrs de la liberté.
Mais que sont toutes les cruautés des temps anciens et
modernes en comparaison de Fépouvantable tableau des
persécutions exercées en Pologne par les Moscovites
sans discontinuer! Elles ne sont que trop connues. Bien-
tôt ces récits ressembleront à une action mythologique.
Un auteur distingué, M. Vilbort, dit avec raison : « En
Pologne, les faits les plus incontestables paraissent si
éloignés de la vraisemblance, le fantastique est tellement
mêlé aux événements de chaque jour, que dans un siècle
rhistorien qui voudra raconter ce drame palpitant et ter-
rible hésitera effrayé, se demandant s'il n'est pas la proie
de quelque hallucination sanglante, si toute cette épopée
merveilleuse et sinistre n'est pas le fruit monstrueux
d'une imagination en délire. Et en vérité... cette lutte,
cet écrasement et ce martyre d'une nation qui dure de-
puis cent ans, ce supplice perpétuel, cette tombe toujours
ouverte, cet héroïsme se retrempant dans les tortures, ce
patriotisme renaissant dans la mort, ce grand crime qui
fait rougir l'humanité, cette gloire sans pareille qui cou-
ronne la Pologne sur son Golgotha, ce drame unique et
inouï n'appartient-il pas au monde de la fiction autant
(1) Voir : Notice statistique de la gazette allemande : Mercure
de Sonabe {Schwabj'scher Merkur). n» 306 du 28 décembre 1859.
Voir pour plus de déiaila : Ungains gutes Recht von einem Magya-
ren. Luzern. 1861.
— nxxx —
qa'au domaine de l'histoire, et n'est-ce pas un Homère
qu'il appelle plutôt qu'un Tacite ? » Ces paroles ont été
écrites il y a quelques années de cela, à la suite des der-
niers événements. M. Vilbort croit que dans un siècle la
société sera tellement civilisée qu'il ne serait pas éton-
nant qu'un historien doutât de la vraisemblance de ces
faits. Et cependant il y a cent vingt ans déjà que Montes-
quieu a dit dans son remarquable ouvrage : a L'âme des
peuples du Nord est moins sensible à la douleur. Il faut
écorcher un Moscovite pour lui donnerdu sentiment (1).»
Quand on pense aux atrocités commises par les mo-
narques, les cheveux se dressent sur la tête. Ce sont tou-
jours les mêmes traditions dynastiques qui les animent.
Ne remontons pas à des temps très -éloignés. Rappelons-
nous ce qui s'est passé en Italie pendant tant de siècles.
On eût dit que les empereurs d'Allemagne qui se croyaient
empereurs romains étaient saisis de démence. Frédéric
Barberousse ayant pris Milan fit égorger les habitants,
raser la ville et y semer du sel!,,. Cela se passa il y a
sept cents ans de cela, en 1162. On prétend que c'était
un siècle de barbarie qui ne peut pas être comparé à no-
tre époque. Mais les prédécesseurs et les successeurs de
(1) Esprit des lois, livre XIV, ch. ii. Ed. 17i8. Qu'on ne s*6toiine
pas si en parlant quelquefois de cette agrglomé ration de peuplades
asiatiques, injustement comptée au nombre des nations d'Europe,
je lui donne le nom de Moscovites, contrairement h Tusage adopté
Ear la politigue et les gens qui ne connaissent pas Thistoire. Tout
orame éclairé sait que le nom de Russes est une usurpation con-
forme au plan de Pierre I«f dans le but de s'approprier les provin-
ces situées à larive droite du Dniepr et une partie des terres slaves
au de! ri de ce fleuve. Montesquieu ne s'est jamais servi d'une autre
expression pour désif^ner ce jx'upli' que celle que je viens de citer.
D'ailleurs, la qnoslioii de nationalité concernant cette branche des
Monpols a été dénnitivemtîiit prouvée et pour ainsi dire épuisée par*
des savants éminents t«»ls que: MM. Lelewcl, Léonard Chodzko,
Duchinski, Viquesncl, Henri Martin et autres. Il u'est plus temps
d'y revenir.
— cnoct —
ce monstre lui ressemblaient. Les dynasties alleman-
des qui dévoraient l'Italie, l'Europe entière et même
l'Amérique, tout aussi bien que les Bourbons, n'étaient
ni plus ni moins que des pépinières de forçats. Si ce
n'était un Barberousse, c'était un Philippe II, fils de
Charles-Quint, avec son bourreau favori, le duc d'Albe.
La Providence avertissait souvent ces anthropophages.
Philippe II fut àéYoré par les pous. C'est un fait histori-
que ; il mourut à la suite d'une maladie que l'on nomme
pediadaria. Charles IX, roi de France, un des fauteurs de
la Saint-Barthélémy, se noya dans son propre sang qui
sortait de ses veines. Cela servit-il d'enseignement aux
souverains ? Quel fut le commencement du royaume de
Prusse ? On sait que ce furent des brigands en froc por-
tant la croix du Sauveur qui fondèrent cette monarchie.
Quel fut le commencement de sa puissance ? Laissons la
parole à*Frédéric II lui-même : a On ne peut, dit-il, se
€ représenter l'état de la Prusse à la fin de la guerre
a de sept ans que sous l'image d'un homme criblé de bles-
se sures, affaibli par la perte de son sang et prés de suc-
€ comber sous le poids de ses souffrances. La noblesse
€ était dans l'épuisement, le petit peuple ruiné, nombre
Œ de villages brûlés, beaucoup de villes détruites. Une
« anarchie complète avait bouleversé tout l'ordre de la
« police et du gouvernement. En un mot, la désolation
€ était générale... L'armée ne se trouvait pas dans une
« meilleure situation ; dix-sept batailles avaient fait pé-
« rir la fleur des officiers et des soldats.» Un jour, quand
la civilisation aura éclairé la société, on lui dressera un
poteau ignominieux et on y mettra comme inscription
ses propres aveux. Et cependant Voltaire, le libéral
Voltaire l'idolâtrait, les Allemands lui ont érigé une
foule de statues, les historiens le nomment Fi*ô(î>^ric le
— GXXXU —
Grand et Tunique {der einzige) /... Pendant la guerre de
sept ans l'armée prussienne perdit 373,000 soldats. Les
adversaires de Frédéric II en perdirent un demi-million.
Les Moscovites égorgèrent 30,000 personnes sans ar-
mes. Ce môme écrivain, qui sert encore aigourd'bui
d'étendard aux progressistes, admirait le génie de l'impé-
ratrice Catherine II qui donna ordre à Souvarov de mas-
sacrer les habitants de Varsovie. En 1794, vingt mille
vieillards, femmes et enfants y périrent. Quelle étrange
confusion ! queUe Babel épouvantable!... Le clergé ca-
tholique combat, le pape en tête, pour défendre les
tyrans; jusqu'à présent on célèbre à- Rome le retour du
pape de Gaëte ; les libéraux honorent la mémoire d'un
courtisan adroit qui flattait les oppresseurs.
Voilà qu'au milieu de l'Europe s'élève Vienne, la fa-
meuse ville du congrès. Qu'était-ce donc que ce congrès?
Un des historiens les plus éminents de notre siècle,
M. Gervinus, appelle la période qui fut ouverte par le
congrès de Vienne « un temps de fourberie et de men-
songe, un temps de protocoles, de persécutions politiques,
de conspirations, d'espérances et de désillusions (1). »
« Napoléon I" a dit lui-môme, poursuit cet auteur, que
celui qui opprime l'idée travaille à son propre préjudice ;
il n'a fait que confirmer ces paroles par ses propres ac-
tions.» Que voyons-nous maintenant ? Napoléon III a-t-il
profité des erreurs de son grand prédécesseur? a-t-il
compris sa mission ? Oui, il l'avait sentie en lui. Son avè-
nement au trône, le commencement de sa politique pré-
(1) Geschickte des xix Jahrhundêrts, Nous voyons bien qtie plus
d'un (lemi-sièole s'est écoulé depuis cette époque. Les nations d'Eu-
rope devraient célébrer le 2C septembrejour où la Sainle-Alliance
fut signée^ an se couvrant d'un ciÛce pour expier leur honte et
leur abaissement.
— cxxxm —
sageaient un avenir heureux pour TEurope. Mais ¥oilà
vingt ans que l'Europe attend en vain de lui la réalisation
des droita de Thomme, des droits des nations.
Napoléon m réprouvait hautement le congrès de
Vienne et il finit par agir comme s'il était lui-même
membre de « la sainte alliance. » A Dieu ne plaise que
cette haute mission que la Providence lui a visiblement
confiée ne finisse par l'embellissement de Paris et une
statue colossale au Trocadéro !...
Les nations seront-elles encore longtemps dupes de
leurs illusions? se figureront-elles qu'il n'j a pas d'escla-
ves au dix-neuvième siècle, parce que les noms de parias
et à'îlotes n'existent point dans les classes inférieures ?
Quel spectacle nous offrirent rAllemagne et la Bohême en
1S6Ô ? En quoi cette année différait-elle des temps les
plus barbares ? Qui combattait dans des rangs opposés pen-
dant cette guerre meutriére? Des frères contre desfrôres.
Cette lutte, qui est l'opprobre de l'humanité, c'était une
guerre apocalyptique. Ce sont les monarques qui ont
poussé les peuples à ce crime sans nom, à ce crime qui
est digne de l'ignorance des temps anciens. Les Alle-
mands, qu'y ont-ils gagné? Un Hohenzollern au lieu d'un
Habsbourg... au prix de deux cent mille hommes tués
sur le champ de bataille et morts dans les hôpitaux ; au
prix d'un million de victimes pleurant leurs pères, leurs
époux, leurs fils; au prix de leurs champs dévastés, de
leurs villes saccagées, de leurs villages brûlés I... En quoi
cette nation, qui se dit civilisée, diffëre-t-elle des hordes
barbares qui détruisaient Rome? Elle leur est égale par
l'esprit de destruction ; mais elle n'en a pas hérité la mis-
sion. Les Germains brisaient les fers ; les Allemands por-
tent eux-mêmes le joug et l'imposent aux autres. L'em-
pereur des Moscovites, avec Taide des Allemands et des.
I. h
Taptares, pour étoufer rinsurrection dévasta le pays,
rasa de fond en comble les plus belles forets de la Li-
thuanîe et d'autres provinces polonaises, pilla les églises,
les bibliothèques, les musées, assassina par des tortures
physiques et morales au moins, la dixième partie d'une
malheureuse nation ; les Allemands s'entr'égorgeaient
pour opprimer les Italiens ou les Danois, les Hongrois,
les Polonais, les Tchèques ou leurs propres compatrio-
tes!... En effet! que pouvait faire de plus unOenseric,
nn Attila ou un Genghiskan?... Et n'oublions pas que les
nations qui ont ces souverains pour leurs représentants
forment, y compris les peuples subjugués, plus de la moi'
lié de la population d'Europe ; n'oublions pas que cela se
passa sous nos yeux, que des atrocités sans nom se pas-
sent encore acgourd'hui, que les Allemands sont des es-
claves dociles du roi de Prusse.
Mais voici un pays de liberté, de civilisation par excel-
lence^ r Angleterre... « Non, rAngleterre,—- dit M. Ledrn-
Rollin,— n*a pas de sœurs parmi les nations , elle compte
des vassaux par millions, des stgets ou des pupilles, mais
elle n'a pas d'amis. C'est le vautour isolé dans son aire. »
•^Elle n'a pas d'amis... mais elle n'a pas d'ennemis!
Qui est-ce qui est exempt de ce préjugé funeste que
l'Angleterre est libre % Elle est libre, dit-on ; par consé-
quent on se figure qu'elle donne la liberté, que c'est là
la source où l'on puise des idées libérales. Oh! que ces
foules de mendiants, que leurs guenilleSi que les yeux
enfiammés des malheureux ouvriers, que leurs habita"*
tiens infectes, nauséabondes, attestent la liberté de ce
pays, a Sa justice et toute sa politique, dit le mt'^me au-
teur, sont dans son intérêt mercantile, territorial ou mi-
litaire. La souveraineté des peuples, Tindépendance des
nationalités ne sont à ses yeux que des abstractions
— cxrct —
vaines, et le droit international, pour elle, se mesure à la
puissance des gouvernements. A quel moment de This-
toire, et dans quel pays l'art-on vue s'arrêter, avec ses
flottes et ses canons, devant un principe sacré, devant un
droit évident ? Tous ses empiétements depuis qu'elle est
sortie de son lie, après avoir lentement assassiné l'Irlande,
toutes ses conquêtes au dehors, ne sont-elles pas mar-
quées au coin de la violence ou du vol? Ne l'a-t-on pas
vue tenir les dés à cette table de 1815, où quelques rois,
ses complices soudoyés , se partagèrent les royaumes
comme un domaine et les peuples comme un troupeau,
sans aucun respect pour les nationalités, pour les affini-
tés historiques, sociales ou naturelles? A cette fournée
du grand butin, c'est la libérale, c'est la religieuse Angle-
terre qui dictait les conditions. Que les peuples s'en sou-
viennent ! »
Il y a dix-huit ans que Téminent défenseur de la li-
berté a écrit ces lignes. En quoi la position a-t-ella
changé ? L'Angleterre, ce fantôme des droits du citoyen,
cette oppression personnifiée sous l'apparence d'institu-
tions libérales, ce colosse doré, mais rempli d'ordures
et hérissé de pointes d'acier, n'a d'ennemis que parmi
les hommes probes et dévoués au peuple, parmi ceux
qui connaissent le mécanisme infernal de la diplomatie.
Tout le monde se prosterne devant ce lion altier et insa-
tiable. Le peuple, la classe opprimée, ceUe qui verse le
plus de sang et le plus de larmes, le peuple de toute l'Eu-
rope ignore qu'il est souvent sacrifié à ce maître des
mers et des terres, à ce dictateur des destinées des na-
tions. Qu'on ne s'y méprenne pas. La France dépend de
TAngleterre; oui, elle porte le joug de sa politique, de
cet enchevêtrement de traités combiné par ses ministres;
elle lui est assujettie sans en excepter l'empereur Napo-
— CXXXVI —
léon m. Sait-on qu*il n'y a jamais du au mondd d*em*
pire qui s'étendtt dans toutes les parties de la terre
comme la Grande-Bretagne actuelle? Elle surpasse en
étendue et en population l'ancien empire romain , et
comprend trois fois autant d'habitants que la monarchie
du Tsar, en comptant les possessions anglaises. Yoici une
table comparative :
L'empire romain 75,000 lieues carrées. 120 millions hab.
L'empire moscovite.. 394,000 — 72 —
La Grande-Bretagne. 237,000 — 224 — (<)•
€ Que les nations y songent, ajoute M. Ledru-RoUin,
ceux-là du moins qui ne veulent pas se résigner, soit à
la servitude, soit à réternelle exploitation des mar-
chands. Avec l'Angleterre, il n'y a pas de droit absolu ni
pour rindépendance ni pour la souveraineté. Avec TAn-
gleterre, il n'y a jamais de droit relatif bien certain ni
pour les contractants, ni pour les alliés, ni pour les neu-
tres. Assassinat ou corruption, voici la politique de l'An-*
gleterre envers la France (2). d
LES VRAIS SOUVERAINS d'eUROPB
Embrassons d'un coup d'œil la situation de l'Europe
entière. Qui est-ce qui la gouverne? Où sont-elles ces
libres nations ? Combien y a-t-il d'habitants qui jouissent
(1) Handbuch der vergl. Statis. von Kolb. Le pays nouvelle-
meDt conquis par les Moscovites en Asie, trois fois aussi grand
que la France^ n'y est pas compris.
(2) Il est impossible de grossir le contenu de ce livre en y insé-
rant des faits dont l'importance est généralement peu connue. Ils
sont trop nombreux. Le lecteur n'a au'à consulter le remarquable
ouvrage de M. Ledru-RoUin : De la décadence de rAnglete^TC, Cela
donne des cauchemars; et les faits sont authentiques. Les Anglais
n*ont su que s'en offenser contre l'auteur.
— GXXXVU —
non de rindépendance politiqne et des droits de Thomme,
mais au moins du droit de choisir librement ceux aux-
quels ils doivent obéir? La population de TEurope s'élève
à 282,200,000 habitants. La Grande-Bretagne, Fempire
moscovite que Ton nomme européen , T Autriche, la
Prusse, rAliemagne, TEspagne, le Portugal, la Orèce et
la Turquie comprennent 228 millions d'habitants. Il n'j^
a que le quart de la population qui ait un souverain éma-
nant plus ou moins de sa yolonté. Cela fait trois esclaves
sur quatre personnes. Et qui oserait nier que la coalition
des dynasties dans les États ci-dessus mentionnés ne pré-
side aux destinées des nations? qu'elle n'influe même sur
tous les autres pays ?
Ces dynasties, de quelle utilité sont-elles pour les peu- .
pies ? Est-ce que ce sont les monarques qui gouvernent
l'Europe d'eux-mêmes? L'ont-ils jamais gouvernée ex-
clusivement? Autrefois, en France, ceux qui se distin-
guaient par quelque activité^ furent les rois a sangui-
naires ;t plus tard le trône fut occupé par une longue
série de « fainéants; » ensuite les maires du palais, desti-
nés d'abord à surveiller la table et la cuisine des rois,
commandaient les troupes et unirent par s'emparer
des rênes du gouvernement. En Allemagne, tandis que
les empereurs siégeaient sur leur trône à l'âge de sept
ou huit ans et commençaient à guerroyer à l'âge de qua-
torze ans, subjuguant les nations libres, luttant avec les
papes, les seigneurs féodaux ravageaient le pays en vrais
bandits. Rodolphe de Habsbourg flt détruire soixante-
dix châteaux des chevaliers brigands^ et ce ne fut qu'une
partie minime des repaires qui remplissaient le saint
Empire [dos heilige JReiek). En 1338, la fameuse assemblée
de Rentz éleva les écuyers et les veneurs des empereurs
à la dignité d'électeurs, qui furent [depuis nommés par
h.
— cxxxvm —
Charles IV « les sept colonne»^ les sept luminaires^ les sept
membres du saint corps » de la monarchie qu'ils gouver-
naient à leur gré, disposant de la couronne d'après les
dotations dont on les récompensait. Parmi les rois fran-
çais, saint Louis était séparé de Henri IV d'un espace de
trois siècles et demie. Durant cette période, si ce n'était
Un fauxmonnayeur ou un meurtrier des Templiers, c'était
un fou ou un tueur de huguenots qui occupait le trône,
La guerre de succession inonda de sang, pendant plus
de trois cents ans, la France et l'Angleterre (1116-
1453). Les autres qui s'ensuivirent, bien qu'elles eus-
sent eu une autre cause et un autre caractère, n'en dé-
vastèrent pas moins ces deux puissances pendant des
siècles entiers. A partir du quinzième siècle, c'est-à-dire
depuis la mort de Charles-le-Téméraire, duc de Bourgo-
gne, en 1477, commença la rivalité entre la France et
l'Autriche. La France soutenait une lutte continuelle
contre la rapacité des Habsbourg. Cette guerre engen-
dra une foule de combats les uns plus meurtriers que les
autres ; au fond c'était toujours l'envie de gagner de la
prépondérance et d'assurer le trône aux dynasties qui ai-
guillonnait les souverains, et on peut dire que le torrent
de sang qui provient de cette source seulement remonte
à près de quatre cents ans. Les guerres de religion et de
trente ans n'étaient que des épisodes de ce drame épou-
vantable ; elles ne servirent que de prétexte aux monar-
ques qui, pour leur propre profit, massacraient les peuples
de génération en génération. Cette lutte n'a point fini ;
elle aseulementchangédeforme.Et qui la soutient depuis
l'époque où elle a commencé ? Les têtes couronnées sont
h l'abri des soucis de l'administration aussi bien que des
dangers de la guerre. Les rois s'amusent^ les ministres les
remplacent. ^
An seizième sîôele, l'histoire nous présente des per*-
sonnages tels que Ximenez, Thomas Moms, le cardinal
de Granvelle, tels aussi que le duo d'Albe, bourreau des
protestants, et Stuart Murray, bourreau des ca-
tholiques; enân Requesens, Don Juan d'Autriche, Sully,
le comte de Lerma, tout^puissant ministre de Tindolent
roi d'Espagne ; Robert d'Evreux, comté d'Essex, le mal-
heureux amant de la pieuse et cruelle reine-vierge. Pen-
dant plus de deux cents ans la France, qui dirigeait
les destinées de toute l'Europe, est gouvernée par les
ministres. Ce sont les d'Ancre, les ducs de Luynes, puis
les Richelieu, les Mazarin, les Fouquet, les Colbert,
les LouYois qui se suivent sans interruption. Ailleurs,
les Ernest Mansfeld, Tilly, Wallenstein, Torstenson,
le duc de Buckingham, favori de Charles !•'; Oxens-
tieme, régent de Suède ; Cromwell, Jean de Witt, grand
pensionnaire de Hollande ; Olivarez, maître absolu d'Es-
pagne pendant le régne de Philippe IV ; le général Monk
qui rétablit les Stuart ; enfin, le grand inquisiteur Eve-
rard Nithard, amant de Marie-Anne d'Autriche, madame
de laYalliôre, madame de Montespan, madame de Main-
tenon, apôtre des huguenots et principale fautrice de la
révocation de l'édit de Nantes, mademoiselle Ninon de
Lenclos, voilà les véritables souverains de l'Europe,
voilà cens: qui régissent des nations au dix-septième siècle.
Le duc de Luynes sut gagner les bonnes grâces de
Louis Xin parce qu'il lui avait appris à attraper des moi-
neaux, et il devint premier ministre; Louvoîs incita
Louis XIV à faire une guerre à l'Europe parce que le roi
avait trouvé qu'une fenêtre du Trianon était plus basse
que l'autre.
Au dix-huitième siècle nous voyons une autre série de
vrais souverains. Les pri^ipaux d'entre eux sont : en
— CXL —
France, le cardinal Dubois, le cardinal Fleury, Turgot,
Calonne, Necker, sans en excepter madame de Château-
roux, sans en excepter madame de Pompadour, qui
nommait les ministres et les généraux en chef; qui exer-
çait une influence particulière sur Timpératrice Marie-
Thérèse, « fios^er rexïi des Hongrois et qui entraîna la
France dans la guerre de sept ans. En Angleterre, c'étaient
Lord Chatam, Quillaume Pîtt qui décidaient du sort des
deux hémisphères ; en Portugal^ le génie de Garvalho,
marquis de Pombal, délivra pour quelque temps sa pa-
trie des fers du système mercantile des Anglais et sut
triompher des machinations du haut clergé, des jésuites
et de Taristocratie. Les Moscovites tremblaient devant
un Menchikoff et un Biren. Catherine II gouvernait son
empire; les Potemkine gouvernaient Timpératrice^ et le
sort de la Pologne dépendait d*un Zouboff, ou d'un tam*
bour-major athlétique.
Quels sont donc les mérites des monarques? Sur quoi
sont-elles donc fondées ces prétentions dynastiques, ces
partis dits légitimistes^ orléanistes, etc.? Où est leur légi-
timité? L'histoire ne dit-elle pas qu'il n'y a pas de Bour-
bons, de HohenzoUern, de Romanoff, mais que presque
toutes ces têtes couronnées ou déchues de leurs trônes
sont des descendants des Mazarin, des Zouboff, etc.?
Le dix-neuvième siècle a-t-il réalisé l'idée de 1^ grande
révolution? Depuis ht restauratioti du gout)emement des
ministres et des maîtresses^ c'est-à-dire depuis le congrès
de Vienne, ce sont les ducs de Richelieu, les Polignac,
les Peel, les Metternich, les Guizot, les Thiers, les Pal-
merston, les Nesselrode, les Gortchakoff, les Mourawieff,
les Miloutine^ les Bismark, les Beust, qui gouvernent
l'Europe. Le ci-devant roi de Hanovre se laissa guider
par un barbier, la reine d'Espagne par une nonne Pairo^
— cxu -^
cinia. Et c'est pour de tels principes, c'est pour une telle
administration que les soldats doivent verser leur sang,
que les peuples doivent pajer des impôts!...
LES CROIES EN ORANI).
Les monarques ne se contentaient pas de sacrifier les
malheureux soldats et de dévaster les pays. Us égor-
geaient les hommes aprôs les avoir désarmés. En cela le
dix-neuvième siècle ne diffère aucunement des temps les
plus barbares. Pendant le règne de Maximien, empereur
romain au troisième siècle, une légion thébaine, comman-
dée par saint Maurice, fut massacrée à Agaune, dans les
Alpes. On j vit alors cet exemple à jamais mémorable de
Tesprit évangélique et de la douceur chrétienne. Quatre
mille vétérans pleins de vigueur, aimés de lances et d*é-
pées, tendirent leurs cous comme des agneaux. L'empe-
reur fut présent lui-même à cet horrible carnage. En-
chère, évéque de Ljon, rapporte ce fait dans sa lettre à
Tévéque Salvius. Les historiens soi-disant critiques im»
partiaux, entre autres Voltaire, n'ont point voulu igouter
foi à cette atrocité^ comme si l'histoire ne nous présen-
tait pas de pareils exemples par milliers.Théodose, nommé
le Grand, fit égorger, au quatrième siècle, tout une gar-
nison de Thessalonique. C'est alors que Tarohevéque de
Milan Ambroise lui interdit l'entrée de l'église. Charle-
magne, cette idole des monarques, passa dix mille Saxons
sans armes au fil de Tépée. On lui érigea une foule de
statues, on le canonisa. Le nom du vaillant Wittekind est
à peine connu des Allemands. Au troisième siècle^ Albert
rOurs {der Bœr) était un des plus grands bandits de son
temps, il brûla quantité de villes et de villages, il fit
massacrer les vieillards, femmes et euf^ts, non par mil-
— CXUÏ —
liera, mais toute la nation de Vendes, branche des Sla-
ves, pour fonder le margraviat prussien de Brandebourg*
Les empereurs d'Allemagne, les Frédéric, les Henri III,
Henri IV, Henri V, étaient ^es forçats qui méritaient
Téchafaud. Les Allemands honorent leur mémoire. Sans
parler de leurs successeurs, des empereurs qui volaient
les vases d'église et altéraient la monnaie, qu'a-t-on vu
seize cents ans après le carnage de Maximien, qui paraît
invraisemblable à quelques-uns? «Le 17 ventôse, Tar-
mée a pris d'assaut la ville de Jaffa après quatre jours de
tranchée ouverte. Plus de quatre mille hommes de trou-
pes de Djezzar-Pacha ont été passés au ûl de l'épée. »
Bonaparte écrit à Kléber le même jour : « La garnison
de Jaffa était de près de quatre miUe hommes. Deux mille
ont été tués dans la ville, et prés de deux mille ont été
fusillés entre hier et aigourd'hui (1). » On sait ce qu'a
coûté aux peuples la fameuse restauration et ce qui s'en-
suivit. Mais pas plus loin (|u*en 1863, sous le régne de
François-Joseph, un escadron des hussards hongrois qui
ne voulait pas se battre contre les Danois, eut le même
sort que la légion thébaine; et les Moscovites brûlaient
vifs les blessés polonais.
Aprôs des atrocités sans nom, après des crimes devant
lesquels pAlit la cruauté des tigres et de toutes les bétes
féroces, les souverains ont l'habitude de publier une am-:
nistie^ que Ton nomme acte de clémence. Il est impossible
de pousser plus loin la dérision du malheur des peuples; U
est impossible d'avilir l'homme davantage. Sénôque a dit,
il y a dix-huit cents ans : « Je ne nommerai jamais la pi-
tié des souverains clémence, mais une cruauté fatiguée »
(1) Corresp. de Napoléon !«'. Ordre du jour: JafTa, 19 ventAse
an VII (9 mars 1799).
— CXLW —
{clemmtiam non voco sed lassam crudelitatem). Les peu-
ples d'aujourd'hui^ les peuples de toute l'Europe suppor-
tent une pareille humiliation, une telle dégradation de la
dignité humaine et des lois, et ils se croient libres!...
Est-ce donc à tout cela que devaient aboutir toutes les
réformes et tous les systèmes des philosophes, tous les
sermons des prêtres et les traités des savants? Est-ce
donc à tout cela que devaient aboutir la révolution et les
exploits (( de cet homme*peuple, despote résultant d'une
république et résumant une révolution?... » Ahl qu'on
ne se trompe pas. Si l'on veut voir les êtres plus avilis et
plus malheureux que tous les esclaves et les ilotes des
temps anciens, qu'on aiUe visiter les cabanes des paysans
en Turquie, en Grèce, en Lithuanie, où la fumée dévore
les jeux et la plique tord les os, qu'on aille visiter les
chaumières des Anglais et des Irlandais, des Espagnols
et des Napolitains, qu'on entre dans les fabriques rem-
plies de parias sans nombre, à la merci de ces gens sans
cœur, des entrepreneurs, des négociants, des banquiers,
des boursiers. Entrez-y, touristes heureux et joyeux, si
vous ne reculez pas d'horreur, si l'air putride que les
trois quarts de la population d'Europe respire ne vous ikit
pas tomber à la renverse. Descendez dans les cachots de
Ku&tein, de Spielberg, de Schlusselburg^ de la Sibérie.
LA LUMIÈRK ET l/ÉPÉE.
On m'accusera peut-être d*exagération. Il est bien fa-
cile de réfuter de cette façon les faits évidents, quand on
n^fait que lire la presse officielle et officieuse, les élucu-
brations de savants mercenaires, le Petit-Journal, qui a
deux cent cinquante mille abonnés, et co tas de bêtises
théologiques, produits avortés des écrivains muselés et
— cxuv —
des soi-disant librei^penseun. Voilà quelques millions de
lecteurs, à coup sûr la moitié de la population qui sait lire,
que rinstruction gouvernementale, les journaux et les
livres rendent bêtes, dont ils amolissent les cervelles et
auxquels ils embéguinent Tesprit. Quant aux autres, leur
voix est une vox clamantù in deserio. Le reste ne connaît
pas Ta b c. Cent ans plus tard, on aura peine à croire
qu*en France,fpajs qui se dit libre et civilisé, il ait existé
une] loi restreignant le nombre des imprimeries; qu*il
ait existé une invention telle que celle du timbre et du
cautionnement, loi qui égale celle des Moscovites limi-
tant le nombre des étudiants aux universités; on aura
peine à croire que le catalogue des livres prohibés {Index
librorum prohibitorum) ait été le guide des confesseurs;
que Victor Hugo ait vu ses œuvres frappées d'anathème ;
que ce soit ceux qui se disaient ministres de Jésus-
Christ qui aient rédigé le Syllabus et les fameuses cir-
culaires des archevêques de France (1).
Quiconque ne peut pas se rendre compte du degré de
la civilisation en Europe n'a qu'à demander des rensei-
gnements aux chiffres. Us ne trompent jamais. Consul-
tons la statistique. Il n'y a pas longtemps, le général
(1) La confession publique {exomolo^esù) des crimes est ordonnée
par l'Ecriture Sainte. On ne saurait nier que c'eût été un frein des
plus énergiques pour les malfaite'^rs si l'opinion publique les forçait
a remplir ce précepte. L'apôtre ^^aint Jacques recommande aux
fidèles de confesser leurs péchés ÏLé uns aux autres. Il y a beaucoup
de philosophie pratique dans cette institution. Mais au cinquième
siècle, on commença à introduire la confession secrète sous le pon*
tificat de Léon le Grand (440-461). Plus tard, le clergé se fit confier
non-seulement les crimes, mais les moindres peccadilles. Le pape
Innocent III introduisit définitivement la confession secrète {aut'i''
cWorû) au concile de Latran en 1215. On en fit ensuite un abus
infâme, comme nous le voyons aujourd'hui. — Quant au catalogue
des livres prohibés, il fut pour la première fois imprimé à Lowen
par ordre de Charles V, en 1546. Le pape Paul IV fit publier en
1557 VIndex proprement dit.
— CXLV —
Morin a démontré dans un compte rendu à rAcadémle de
Paris que de tous les Etats d'Europe le royaume de Wur-
temberg dépense le plus d'argent pourTinstruction publi-
que et que la France lui en consacre le moins. L'empire du
tsar et la Turquie n'entrent pas dans ce calcul, bien en-
tendu. De plus, en France, l'entretien de l'armée coûtç
vingt-six fois autant que l'instruction du peuple! 11...
Voici quelques chiffres éloquents :
Frais de guerre. Instruction.
France 295 francs. 11 francs.
Autriche 270 19
Prusse 276 14
Wurtemberg. . . 218 47
Il est éyident que les conclusions suivantes peuvent en
être déduites : P Dans les trois premières monarchies
on dépense en moyenne vingt fois autant d'argent pour
égorger les hommes que pour les instruire; 2® le peuple paye
vingt fois autant cTimpôts pour la guerre que pour son in-
stmction.
Or, à Paris môme, où Ton bâtit un Opéra magnifique,
des casernes semblables au théâtre et des églises sem-
blables aux casernes, il y a cinq fois plus d'enfants que
les écoles n'en pourraient contenir. Si ce n'est pas une
honte pour la civilisation que tout cela, si nous n'y
voyons qu'un simple fait très-naturol , c'est que nous ne
comprenons plus la véritable signification des mots.
On dit que l'entretien de l'armée est indispensable.
Certainement! pour conserver le statu quo, l'iniquité.
Rendez aux peuples leurs droits, et il n'y aura plus d'ar-
mée nulle part. Les nations sauront se défendre elles-
mêmes. On dit : l'administration des pays s'améliore de
plus en plus. Mais alors pourquoi les dettes grandissent-
ï. î
— CXLVI —
elles tous les ans? On prétend encore que le luxe n'est
pas nuisible aux masses. S*il en est ainsi, qu'on abolisse
les impôts; que le luxe ne soit qu'une conséquence de
spéculations, d'entreprises volontaires.
En 1860, les dépenses de rAngleterre pour les dettes
s'élevaient à39 -J- •/o, et pour l'entretien de l'armée et
de la flotte à 44 ^r Vo sur les dépenses générales. Il
n'en resta donc que 15 -J- Vo po^r l'administration et
l'instruction publique. On ne doit pas oublier qu'en 1861
et 1802 le nombre des mendiants sans asile s'élevait, dans
ce pays, au chiffre formidable d'un million soixante-dix
mille trois cent soixante-quatorze personnes. Londres en
compte actuellement quarante mille! C'est une armée de
mendiants. D'après les budgets de 1859, nous voyons que
dans ce royaume les fonds destinés par le gouvernement
à l'instruction du peuple sont cent fois moindres que ceux
qu'exigent les dettes et la force armée. Voilà le système
d'utilité pratique (1)!
En France, le budget de dépenses s'accrut d'un demi*
milliard au bout de dix ans. En 1853, il s'élevait à 1,487
millions; en 1862 à 1,970 millions. Il monta en 1863 à
2,040 millions. La dette flottante, d'après M. Thiers, a
été sans cesse en augmentant depuis 1863, époque où,
après l'emprunt de 300 millions, on disait qu'elle serait
définitivement ramenée à 700 millions. La dette flottante
de France a augmenté de 100 millions par an.
On en sera plus étonné si l'on se rappelle qu'en 1855
les frais des écoles étaient de 32 millions et demi. Les
subsides du gouvernement, à cet effet, se bornèrent à six
millions, tandis que les dettes et la force armée englou-*
(1) Gomp. Handàuch der ver g, Stat, von D* Koib,
— CQtLVII —
tirent la somme de 1,028 millions, c'est-à-dire 170 fois
autant.
L'Autriche, qui est un empire sans base, sans nation,
sans langue et sans âme, cette agglomération d'une ving-
taine de peuples divisés en cinq groupes principaux, ag-
glomération monstrueuse et ridicule à la fois, n'avait pas
rhabitude de publier son budget. En 1860 on découvrit
que, pour maintenir ce corps hétérogène^ les dépenses
du ministère de police étaient de 8,426,535 florins, entre
autres, la gendarmerie et les espions coûtaient 5,643,838
florins , lorsque les dépenses du ministère de Tinstruction
et des cultes ne s'élevaient qu'à 5,028,630 florins. L'en-
tretien de Tannée et de la marine montait à 135 millions
de florins. On sait que les revenus de l'Autriche ne suffi-
sent plus pour payer l'intérêt de ses dettes.
En Prusse, l'armée et les dettes engloutissent annneN
lement les trois quarts des revenus. Les gendarmes et les
espions coûtent à l'État, ou plutét au peuple, qui les
paye sans le savoir, plus de sept millions de francs. Le
gouvernement dépense la même somme pour l'instruc-
tion publique. Lorsqu'il s'agissait d'améliorer l'état des
écoles élémentaires, dont il y avait 33,500, le gouverne-
ment prussien paya, de 1852 à 1856, la somme de
30,000 thalers, ce qui liait à peu prés trois francs et demi
par école» L'Université de Berlin, au contraire, obtint
140,000 thalers de subsides, c'est-à-dire cinq fois autant
que toutes les écoles du pays. Telle est l'administration
de cette monarchie, qui fut agrandie par celui que les
Allemands nomment « unique, » et qui se disait lui-même
€ une seconde providence. »
Jetons un coup d'oeil sur l'Allemagne, cette belle patrie
d'Arminins, de Haydn, de Klopstock, de Schiller, de
Oœthe, ce pays des Nibelungen... patrie des Metternich,
— GXLYIII —
des Bismark! Mais où est donc la nation, cette nation
monolithe, paissante? Qu*on me la montre du doigt 1 Un
peuple de quarante millions dépecé en quarante mor-
ceaux!... « La nation, c*est moi, » peut dire Bismark,
« Nous sommes la nation, > peuvent dire les dynasties.
Où est donc sa tête, son cœur? Est-ce à Berlin, à Crons-
tadt ou à Portsmouth? Les Allemands peuvent-ils dire,
comme ce roi de Lacédémone : « Ici, ce sont les lois qui
gouvernent? » peuvent-ils dire qu'ils ont une volonté. 0
savants, qui parlez tant d'humanité ! pourquoi n'ôtes-vous
pas encore hommes? Vos législateurs, ce sont les minis-
tres étrangers. Votre patrie, c*est Taire des oiseaux de
proie, c'est le nœud central des pièges diplomatiques,
c*est la salie cT asile des pauvres enfants sans trône I... Dans
vos universités, on enseigne tout hors les droits de
rhomme et des nations. Votre idole, c'est l'or de l'An-
gleterre, c'est le casque du tsar, c'est la plume de Bis-
mark. Ne vous glorifiez pas de votre civilisation. Éveil-
lez plutôt le peuple qui dort.
Partout on ne voit que des frères, des cousins, des on-
cles, des neveux de ceux qui dominent l'Europe. Ce né-
potisme est peut-être commode pour quelques-uns, mais
tous les pays en souffrent, la France en souffre. La civili-
sation d'Allemagne peut contenter les Allemands; leur
constitution les éclaire peut-être, mais il fait sombre en
Europe. « Otez-vous de là, » pourront leur dire les au-
tres nations, comme Diogène à Alexandre. Les Alle-
mands, placés au centre, interceptent le soleil.
L'Allemagne tient-elle des troupes pour sa propre dé-
fense? Non; pour la défense de toutes les dynasties alle-
mandes. Elle est ennemie de tous ceux qui ne sont pas
Allemands^ et alliée à ceux qui oppriment la liberté. Et
d'ailleurs où est l'Allemagne? Hier son nom tait l'Au-
— CXLIX -^
triche; aujourd'hui c*est la Prusse. Chacun de ses États
dépense pour Tentretien de Tannée et les dettes plus de
la moitié des revenus. Le duché de Reu^s (ligne atnée),
qui a 152,000 écus de recette, dépense proportionnelle-
ment en dettes, force armée et en frais de cour autant
que le roi de Prusse, c'est-à-dire 66 Vo» Chose digne
d'attention qu'en Allemagne chaque famille paye en
moyenne autant d'împéts qu'en Autriche et en Prusse,
quoiqu'il n'y ait point de force navale dans ce pays, car
le conseil de la confédération germanique a vendu la
flotte fondée par l'Assemhlée nationale en 18491
Que pouvons-nous exiger de l'Italie? En 1796, le roi
de Naples acheta la paix pour 8 millions de francs, et
força les habitants de lui rendre toute leur vaisselle en or
et en argent; plus tard il s'empara de la propriété de
sept banques et s'enfuit après avoir fait payer à ses sigets
le dixième de leurs revenus. L'installation de la dynastie
des Bourbons coûta des sommes immenses. En 1815 le
roi promit à la cour d'Autriche 25 millions. Le pays fut
obligé de payer au vice-roi Eugène 5 millions de
dommages^intérets. Pendant le congrès de Vienne on dé-
pensa 6 millions de ducats pour les frais € de la haute
politique.^ Tallejvajid obtint un million de ducats, et par-
dessus le marché, comme duc de DtnOy 60,000 francs de
rente. Cette politique infernale consistait à imposer à la
nation la dynastie des tyrans. Non-seulement on n'y abolit
point les impôts introduits par Napoléon, mais on les aug-
menta de 35 %• Le roi des Deux-Siciles, Ferdinand I", paya
à l'empereur d'Autriche 85 millions de ducats, en récom-
pense de ses services, qui consistaient à anéantir la cons-
titution défendue parle peuple sous le commandement du
vaillant Pépé. Le corps autrichien entretenu aux frais du
peuple napolitain dévasta tellement le pays que les habi-
— CI. —
tants, n*ayant de quoi Tivre, formèrent des bandes de
brigands. C'est de cette époque que date le fameux
banditisme napolitain. En 1832, le nombre de prisonniers
politiques fut si grand que le ministre des ânances était
obligé d'augmenter les recettes et d'introduire de Técono*
»
mie dans les dépenses annuelles de l'Etat. Cela donne
une idée des persécutions.
Le fils de François l", Ferdinand II, surpassa en
cruauté, comme je viens de le dire, son pare et son grand-
père^ et peut être comparé aux plus grands tyrans. Une pu*
nissait pas, il se vengeait de ceux qui tendaient à la liberté
d'une manière atroce. Les cabinets se virent forcés d'in-
tervenir en. faveur des malheureux. Le roi leur répondit
que personne n'avait le droit de se mêler dans les af-
faires de son administration. Cela se passa en 1851. C'est
alors que l'on vit ces procès gigantesques qui durèrent
plusieurs années. L'histoire entière ne présente rien de
semblable. Le gouvernement napolitain commettait des
crimes sans nom. Les plus grandes infamies étaient re-
vêtues de forme légale. Cela n'empêcha pas le pape de
parer le roi du titre de « très-pieux i^ {rex piissimus)»
Douze ans plus tard, les mêmes atrocités se répétèrent
en Pologne, mais elles j prirent, comme on le sait, des
proportions plus grandes. On envoya plus de cinq cent
mille personnes en Sibérie, on leur confisqua tous leurs
biens, on fusilla et pendit des milliers pendant un an
et demi. Le ministre Gortchakoff donna la même réponse
aux notes diplomatiques des cabinets d'Europe que le roi
de Naples. Le pape, il est vrai, n'accorda pas au tsar le
titre depiimmus; au contraire, il prêcha d'abord une croi-
sade contre lui, mais en 1866 il condamna ceux qui
prirent part à l'insurrection et.les traita de a rebelles cou-
pables. » Tel fut l'exemple donné par le représentant de la
— eu —
chrétienté, parle suocesseur de la lumière des lumières,
lumen luminis.
C^est Bousrinfluence d'nne telle politique que le peuple
napolitain fut élevé. En 1832 on comptait en Sicile
30,000 moines et religieuses. En outre, il j avait dans
tout le royaume 26,800 prêtres séculiers!!! Jusqu'à pré-
sent le tiers de la population ne vit qu'en mendiant son
pain. Naples contientsofiran^emtV/elazzaroni passant nuits
et jours dans les rues. En 1861 l'ancien royaume des
Deux-Sicilefl contenait 1,292 couvents. Le tiers des reli-
gieux avait 4,555,968 lires de revenus par an. Le gou-
vernement actuel s'efforce il est vrai d'y introduire un
meilleur système d'instruction, mais le pays étant dé-
vasté par les Habsbourgs, les Bourbons et les prêtres,
les finances ne peuvent suffîre aux besoins du peuple
appauvri.
On ne comptait en 1861 qu'un seul élève sur mille
habitants !
La Sardaigne subit le même sort. Vers la fin du siècle
passé ce royaume n'avait point de dettes. Les envahisseurs
réduisirent ce pays à la dernière misère et le chargèrent
de dettes énormes. En 1835 on en comptait déjà 100 mil-
lions de lires. La guerre avec TAutriche, en 1848 et 1849,
coûta 206 millions. Ce que le Piémont et le royaume des
des Deux-Siciles ont souffert paraît incroyable. Outre les
faits que je viens de nommer il suffit de dire qu'en 1830 il
y avait sur l'île de Sardaigne 376 grands domaines féo-
daux maintenus par la Restauration. On promulgua une
loi d'après laquelle celui qui n'avait pas au moins quinze
cents lires de fortune n'a pas le droit d'apprendre à lire et
décrire. Ce n'est qu'en 1848 qu'on y introduisit de grands
changements. Avant cette époque, les revenus du clergé
de ce petit pays montaient à 17 millions. On y abolit 399
CLII —
couvents qui contenaient 0,870 religieux, et ce n'était
qu'une partie minime seulement.
Rome I... Qui ne parle de Rome? Tout le monde qui se
dit civilisé s'occupe des États pontificaux. Et cette mo-
narchie est, pour son étendue, moins que le tiers de la
Suisse. Elle ne contient que 214 lieues carrées et 700
mille habitants, j compris la capitale. On pourrait dire :
que de bruit pour si peu de chose 1 II ne faut pas beau-
coup de perspicacité pour voir que cette petite portion de
terre et ce petit pouvoir séculier, loin d'augmenter l'au-
torité du Pape, ne font que la déprécier. Le Pape, comme
chef de l'Église, serait le premier; parmi les souverains
il n'est même pas le dernier. Il n'y a que les catholiques
ennemis du christianisme qui ne veuillent pas le voir.
« Nonpossumus. » Mais le pouvoir séculier n'a été insti-
tué que huit cents ans après Jésus-Christ ! Pourquoi les
papes des premiers siècles ne disaient-ils pas : Non pos-
sumus ? Quoi qu'il en soit, les soi-disant libéraux, les pro*
testants, les Allemands surtout sont indignés « des hor-
reurs de la persécution de malheureux esclaves du
despotisme de la curie romaine. » Qui n'a entendu parler
de l'affaire Moriara^ de l'affaire Madiai^ de quelque moine
bohème, des quatorze prisonniers (criminels) enfermés à
Civitta Vecchia? On les pleurait, on s'apitoyait sur eux,
on lançait des invectives contre le clergé et la religion.
Il suffit de prendre n'importe quel journal allemand du
mois d'août 1865 pour s'en convaincre. « Quelle barba-
rie, disait-on, quelle honte pour la société d'aujourd'hui»!
C'étaient des cris à n'en plus finir. J'ai vu moi même plus
de cent journaux qui ne faisaient que parler de ces qua-
torze voleurs ou brigands, de la «tyrannie du pape, de la
cruauté des moines. » Oh ! les lâches I Lorsqu'il s'agit de
défendre une dizaine de forçats, ils ont du cœur, de l'élo-
— CLIII —
qnence ; ils sont libéraux. Mais si les forçats sont cou-
ronnés ils se taisent. Quand on massacre des centaines
de milliers, quand on réduit deux cents millions à l'abais-
sement, à rignorance, à la misôrè, quand on égorge les
Hongrois, les Danois, les Polonais, les Cretois, les Can-
diotes, Fopinion publique se contente de désigner du so-
briquet de rouge (nom qui paraît ignominieux à quelques-
uns), tous ceux qui sentent Tavilissement brutal de
rhommel... Est-ce démence ou stupidité?
A Rome, il se passe des choses abominables, on ne peut
les nommer autrement. Ces 3,900 prêtres (un prêtre sur
47 hab.), ces 2,000 nonnes , ces nuées d'ecclésiastiques
formant avec les séminaristes 8,000 religieux, la vingt-
cinquième partie de la population, et, ce qui plus est, ces
sauterelles, ces officiers de la cour qui dévorent la cin-
quième partie des revenus de TËtat, ces ministres, ces
gendarmes, cette police.. . 0 roi des rois 1 Toi qui naquis
dans la croche.... toi qui n'avais pas un denier pour payer
rimpétaux Romains 1... Mais est-ce là seulement la source
des misères des peuples? Du haut du Vatican s*éleva une
voix il n'y a pas longtemps : « Secouez ce joug de diplo-
matie et de mensonge » — disait Pie IX. Qui est-ce qui
répondit à sa voix ? Ah ! c'est que ce joug il ne le secoua
pas le premier!...
Passons en Espagne. Jadis maîtresse de toute TAmé-
rique, elle avait en 1817, malgré les mines d'or et d'ar-
gent du Pérou et du Mexique, un déficit de 200 millions
de reaies. Les dettes de ce pays remontent au temps de
Charles V et de Philippe II. A la mort de Philippe V de
Bourbon, en 1746, ce roi qui fit dire à Louis XIY le
fameux : < Plus de Pyrénées, » le même dont l'entrée à
Madrid fut célébrée par un auto-dafé de juifs brûlés en
3on honneur, à la mort de ce roi qui pendant 46 ans gou-
i.
— CLTV —
yernait TEspagne en sommeillant dans son lit aux sons
de la Yoîx de Farlnelli, ce pays était chargé de 800 mil-
Ions de reaies de dettes. La guerre pour Tindépendance
coûta la somme colossale de 4 milliards et demi. La
houvelle guerre de succession, qui finit en 1840 par
Tavénement au trône d'Isabelle II, coûta ^ua^r*e miliiards
de réaux I Lorsque en 1823 l'Espagne était menacée de
la guerre avec la France, elle comptait 48,681 soldats et
80,000 ecclésiastiques. C'était déjà bien peu en compa-
raison avec Tan 1787, où Ton comptait 179,357 prêtres
séculiers et moines ; ces derniers étaient au nombre de
94,000. En 1820 il j avait dans ce pajs 3,005 eouvents.
Les revenus de l'État n'étaient que de 21 millions de pias-
tres, les revenus du clergé montaient à 52 millions. Il resta
encore, en 1857, 62,956 personnes appartenant auclei^é.
Malgré cela le gouvernement dépense encore aujourd'hui
quarante-quatre fois moins d'argent pour l'instruction pu-
blique que pour l'entretien de l'armée et pour les dettes.
Qu'on s'étonne après de la haine qu'inspire à quelques-
uns le clergé catholique d'aigourd'hui ; qu'on s'étonne de
la décadence de la religion I...
Faut-il aller en Moscovie, en Turquie pour y voir
rinstruction du peuple et en comparer les budgets à ceux
de la guerre ? Dans ce dernier Empire il n'y a point de
statistique, dans l'Empire du Tsar la statistique est im-
provisée, ce qui revient au même. Si la Turquie est un
opprobre de lasociété du dix-neuvième siècle, si la Grèce
est une nouvelle preuve des crimes des souverains, faut-il
en accuser les sultans? Un ministre anglais a dit un jour :
€ La Turquie vivra tant que nous ne lui permettrons
pas de mourir. » Et la nation anglaise d'applaudir. Sur
16 millions d'habitants on compte en Turquie d'Europe
la moitié de Slaves et la huitième partie d*Ottomans.
C'est un empire aassi nominal que rAutricbe, Les na-
lions qui entrent dans la composition de cet Etat ont le
même droit de s'appeler Turcs que les sujets des Habs-
bourg, Autrichiens. Le gouvernement turc est sans com-
paraison plus libéral que celui du tsar, mais Tinstruction»
l'agriculture et l'industrie sont les mêmes en Turquie
qu'en Moscovie. Grâce à l'administration barbare de ces
deux pajSy dont le sol est fertile et retendue plus grande
que le reste de l'Europe, tous les habitants en souf-
frent.
Que les peuples d'Europe, que les économistes y son-
gent bien : le pain, la viande, les objets indispensables
pour la vie seraient quatre fois moins cbers, le travail de s
ouvriers serait infiniment moindre, le paupérisme dispa*
raîtrait, les Anglais, les Irlandais, les Allemands, les
Suisses ne seraient pas obligés de s'expatrier en masse
pour passer en Amérique, en Asie et en Australie, si ces
pays étaient bien cultivés, si l'Orient n'était plongé dans
les ténèbres de Tignorance et duh^^^^^P^^î^^^* L'ambassa-
deur anglais, en 1861, démontra qu'il javait dans Fempire
Ottoman un déficit de 49 millions de francs. On dépensa
194 millions 1/4 de francs pour les dettes et la force ar-
mée, et 574,250 fr, pour l'instruction publique ! Donc les
deux premières branches engloutirent 340 fois autant
d'argent que l'instruction du peuple. Un tel État existe dans
cette Europe qui se croit civilisée !... Mais que dire de la
civilisation en Turquie, que dire du progrès, si dans
l'empire moscovite il y a plus d'un demi-million de noma-
des^ si en Angleterre il y a 1,070,374 mendiants?
Les misérables de TOccident ne peuvent partager leur
pain avec les misérables de l'Orient, où les hordes asiati-
ques, avec l'aide des Allemands couronnés, des lords an-
glais et des banquiers de tous les pays^ tiennent entre
— CLVI —
leurs mains les destinées de presque tous les peuples du
globe terrestre.
a La Russie est tranquille, majestueuse et puissante, »
a dit le prince Gortchakoff. M. Herzen, le prince Dolgo-
roukoff, MM. Louis Wolowskiet Mazade ont prouvé tout
le ridicule de ces paroles et la faiblesse de ce colosse aux
pieds d'argile (1). En 1865 Kolb, s'appuyant sur les docu-
ments authentiques, démontra que les dettes de Tempire
moscovite s'élevaient à la somme de huit milliards de
francs. Il est'hors de doute que ces deux branches seule-
ment : les dettes et la force armée, y engloutissent 75 '*/o,
c'est-à-dire les trois quarts des revenus.
Quant à l'instruction, on y compte, selon quelques-uns,
un élhe sur 140 habitants, M. Léouzon-Leduc nous ap-
prend au contraire que sur toute la population le nom-
bre de ceux qui y reçoivent l'instruction n'est que de
350,000 habitants. Il n'y a pas 1 Moscovite sur 82 qui
sache lire.
Le tableau de cet ««empire est effroyable comme
son histoire. Un auteur qui connaît parfaitement ce
pays s'exprime ainsi : « On dit que la position s'est
bien améliorée depuis le fameux décret d'affranchissement
des serfs. On en a fait beaucoup de bruit; qui ose aujour-
d'hui en discuter les résultats? C'est afin qu'on ne voie
pas toute cette misère qu'on y laisse difficilement péné-
trer les étrangers. Qu'auraient-ils à y voir en effet? Un
peuple misérablement logé, nourri et vêtu, croupissant
dans Tabjection, ayant l'i^TCsse pour état normal, grâce
à la ferme des liqueurs fortes qui a fait de l'exploitation
(1) Voyez : Les finances de la Russie. Hevue des deux mondes,
15 janvier 1864, et rariicle de M. Mazade^ inséré dans le même
ouvrage le 15 mars 1866: La Russie sous Alexandre II.
— CLTU —
deTintempéraiice une institution nationale , puisqu'elle sert
à compléter Tabrutissemeiit de malheureux paysans. Ces
êtres, accolés à des femelles qui n*ont de leur sexe que les
vices et les inconvénients, donnent le tableau bestial d*un
accouplement qui ne diffère que fort peu de celui de la
brute. Lorsque le moujick, poussé à bout, ne trouve plus
rien dans sa huche et se sent trop fatigué du système, il
se laisse aller aux plus horribles vertiges ; il fait, comme
il dit, chanter le coq rouge {krasnyj pietuszok), et Ton ap-
prend alors ces incendies qui détruisent les châteaux, les
villages et les villes. C'est sa manière de secouer sa tor-
peur comme autrefois les boyards, pour se distraire,
étranglaient un empereur à la fin d'un souper. En un
mot, le communisme entre esclaves a été changé en com-
munisme entre serfs. Tout cela ne s'est pas fait en un
jour; c'est au contraire le produit d'une longue machina-
tion, œuvre du mauvais génie qui s'appela Pierre I , qui
se déclara pape d'Orient et se décida à fonder une capi-
tale en face de Stockholm, dans un marais pestilentiel où
il sacrifia plus de cent mille hommes à l'exécution de ce
caprice. D'après son testament, l'Europe apeut et doitêtre
subjuguée. » Maintenant les voies ferrées de cet immense
empire, construites d'après un plan éminemment straté-
gique, lui permettent de réunir à Varsovie et dans les en-
virons, c'est & dire à vingt-cinq heures de Strasbourg, une
armée formidable avec matériel et approvisionnements.
11 avoue 201,000 hommes employés à l'intérieur,
702,000 hommes de troupes régulières et toigours mobi-
lisables, et 326,000 hommes de troupes irrégulières, en-
semble douze cent mille machines à tuer, faciles à mouvoir
sur l'ordre d'un seul homme. Si la Prusse pouvait oublier
l'article 13 du testament de Pierre !«', elle doit au moins se
souvenir de cette parole de Frédéric II : «La Russie à Con-
stantinople, c'est, deux ans plus tard, la Russie à Kcenigs-
herg (1). » Le roi ne prévoyait pas alors les chemins de fer.
On pourrait dire à présent : Les Moscovites et les Prussiens
assemblés à Berlin, c'est deux jours plus lard les Moscovites
et les Prussiens d Paris. La France, de même que toutes
les nations d'Europe, ne devraient jamais oublier ces
dates néfastes : le 18 juin, bataille de Waterloo; le 6 juil-
let, entrée des alliés à Paris; le 26 septembre, traité de
la Sainte-Alliance ; le 13 octobre, mort du roi Joachim
Murât fusillé par ordre de Habsbourg. Les Allemands et
surtout les étudiants des universités allemandes ne de-
vraient jamais oublier le 20 septembre 1819, jour de la
fameuse conspiration des ministres connue sous le nom de
conférences de Karlsbad (2).
Les Moscovites ne peuvent plus être comptés parmi les
peuples d'Europe qui se respectent. Les gibets de Po-
logne marquent les frontières de l'Asie*
UN SYMBOLE POLITIQUB.
Un auteur aussi savant qu'éminent publiciste, ami de
la liberté et défenseur zélé de toutes les classes oppri-
mées, M. Armand Lévj, a dit de la Suisse € qu'elle est
le symbole de l'unité future de l'Europe par les liens fé-
dératifs des nations. » Et, en effet, que voyons-nous en
Suisse? N'est-ce pas un pays choisi par la Providence
pour montrer aux peuples d'Europe comment ils doivent
se gouverner? Il y a parmi les habitants de cette terre
bénie, de cette patrie de Tell qui a la croix du Sauveur
(1) Comp. rimportant ourra^e de M. Ed. Talbot : L'Europe au^
Européens.
(2) Corap. Wiohtige UrkundeD fur den Rechtszustand der deuls-
chen Nation, tod Welckert (Manh.)
•^ eux —
pDur dmblèmd^ tine coutume qui en fait la plus grande
gloire, qui résume toute la moralité et toute la situation
politique dé cette Confédération. La Suisse, peuplée de
deux millions et demiy peut au bout de 24 heures mettre
sur pied 120,000 vaillants soldats, 200,000 au bout de
48 heures, et si sa liberté était menacée 350,000 hommes
armés ! Quel pays au monde peut en proportion procurer
un pareil contingent? Toutefois, en temps de paix, et
même pendant les réunions les plus grandes, on n*y voit
presque pas de soldate. Geils:-làqui, lors des fêtes na-
tionales, sont prêts pour toute éventualité, se tiennent ca-
chés, parce qttë k peuple n aime pas la vue de i' uniforme^
parce que cela lui rappelle le sang et lui (rouble sa joie.
Quelle dignité! quelle élévation de sentiments!
Le peuple suisse déteste également les uniformes de la
police. Pendant les plus grandes afûuences, qui s*élévent
quelquefois à deux cent mille personnes, pendant la réu-
nion des francs-tireurs {Sckûtz-verein) il est impossible
de distinguer un agent de police d'un simple particulier.
Quelques hommes loués provisoirement sont là pour
avertii* le public de Tordre qu'il faut maintenir et cet
ordre n'est jamais tvoublé. Il se passe en Suisse le con-
traire de ce que nous voyons dans toute l'Europe. C'est
le peuple qui est armé et la police est sans armes. Mais
la loi y est respectée, les prescriptions du gouvernement
sont sacrées ; mais le peuple est raisonnable parce qu'il est
mûr. Promenons nos regards sur les capitales ; arrêtons-
nous à Paris, à Vienne, à Moscou, lorsqu'un souverain
passe, lorsque la ville est illuminée. Quelle cohue> quelles
vociférations !... Sont-ce là des hommes ou desbétes? Un
Suisse lèverait à peine sa tête d'homme pour voir une
tête couronnée.
C'est le Béni pays du globe où il n'y ait point de dettes;
— CLX —
tandis que dans toute TEurope, chaqve enfant quittent au
monde, an moment de naître a dijà^ en prenant la moyenne^
deux cent cinquante mille francs de dette publique. En 1863
on évalua la dette de la Suisse à 3,750,000 fr. que Ton
contracta pour la défense de Neufchatel, en j opposant
un actif de plus de 15 millions. L'administration ne coûte
que 10j|iillions par an. Les appointements du Président des
républiques confédérées ne sont que de dix mille francs.
Les chefs des petits arrondissements et districts, les em-
ployés subalternes dont on compte par milliers en France,
en Allemagne etc., ne se contenteraient pas d'un salaire
si minime. La Confédération ne perçoit point d'impôts
directs. Dans les cantons, les impôts directs ne sont pré-
levés que sur la fortune et les revenus de chaque citoyen ;
et non en pour cent mais en millésimée^ 1 à 1 -^ par
mille. Ils augmentent en proportion des biens. La terre
est libre de toute charge. Le sol de la Suisse est aride,
mais aucun État d'Europe ne possède tant de gens riches
et une opulence aussi générale. Les plus petits sentiers
sont pavés, toutes les branches de communication sont
parfaites. Il n'y a pas au monde un pays mieux adminis-
tré. Et par-dessus tout un maître d'école primaire^ sans
compter le logement, reçoit dans bien des endroits
1,500 à 1,800 francs par an. On n'y trouvera pas un seul
individu qui ne sache lire et écrire; et on y compte cinq
universités sur une étendue de 740 lieues carrées.
EUROPE BT ÉTATS-UNIS. — COMBIEN PAYE l'EUROPE
POUR l'honneur d'avoir DES SOUVERAINS?
Rien ne prouve en faveur de la liberté comme l'accrois-
sement de la population. Comparons les États-Unis avec
TEurope. La population aux États-Unis s'agrandit de
— CLXI —
8 millions au bout de dix ans (1850-1860), c'est-à-dire
elle monta de 33 à 31 millions, tandis que dans toute
l'Europe à peu près dix fois plus peuplée, elle ne s'accrut
que de 15 millions dans le môme espace de temps
(1852-1862).
Après la terrible guerre pour l'affranchissement des
esclaves, la dette des États-Unis s'amoindrissait, durant
toute l'année, de 65 millions de francs par mois ! A-t-on
jamais vu quelque chose de pareil en Europe (1) ? Les
besoins de toutes les monarchies européennes augmentent
chaque année et leurs revenus prU ensembky malgré la
plus grande répression, n'apportent que dix-huit fois
autant que le revenu d'un seul pays de l'Amérique sep-
tentrionale. Les dépenses du gouvernement des Étas-Unis
diminuent tous les ans ; le déficit ordinaire de l'Europe
dépasse un milliard.
D'après le budget de 1862 les frais d'administration en
France, sans compter les affaires étrangères, les finances
et la guerre, étaient de 222 millions, savoir : ministère
d'État 19 ^, de justice 31 -pi de l'intérieur 171 millions.
Aux États-Unis les dépenses du département de l'intérieur
ne s'élevaient qu'à 4,103,000 dollars (22 millions de fr.).
En général, la Grande-Bretagne, la France, l'empire
moscovite, l'Autriche et la Prusse, dont la population est
seulement 5i2r /*at5 plus grande que celle des États-Unis,
dépensent vingi fois autant pour l'administration.
D'après des données statistiques de plusieurs années,
on peut considérer la somme de 364 millions fr. comme
la dépense annuelle normale des États-Unis, à com-
parer à celle de l'Europe. Les monarchies d'Europe
(1) Gomp. le Moniteur universel du 26 octobre 1866.
— ctxn —
ont besoin tous les ans de plus de 10 milliards depuis quel-
que temps. Or, que sont en yéritô les revenus des mo-
narchies? Ce sont les dépenses des peuples. Puisque la
popiâation de TËurope est actuellement neuf fois plus
grande que celle des États-Unis, ses dépenses auraient
dû ôtre proportionnées à la population si les pajs étaient
bien administrés. Le calcul est simple. Par conséquent
les dépenses des Etats européens ne devraient s'élever
qu'à 3,276 millions* Ajoutons 24 millions. En aucun cas
les dépenses de l'Europe ne devraient dépasser la somme
de trois m illiards trois cents millions francs. Soyons pro-
digues. Supposons que les dépenses des États-Unis sont
plus grandes ; supposons que l'Europe qui aime l'ostenta-
tion soit obligée de dépenser davantage. Ajoutons encore
la somme énorme de 700millions. Nous aurons 4 milliards.
Pourquoi donc les monarques et les ministres se font-
ils payer dix milliards? Pourquoi les peuples doivent-ils
débourser annuellement six milliards de plus? La centra-
lisation vaut-elle autant? Mais c'est un intérêt à 4 Vo
de cent cinquante milliards/
Que de bienfaits,. quelles richesses ne pourrait-on
pafl en tirer pour les peuples si cet argent eût été
bien employé! En plaçant 6 milliards tous les ans
à 4 Vo» on aurait un revenu de 240 millions. Outre
les quatre milliards que nous avons admis comme indis-
pensables, les peuples, en payant tous les ans 6 mil-
liards, dépensent annuellementi sans nulle nécessité, en
moyenne 22 francs par tête I C'est un impôt gigantesque
que les peuples d'Europe payent en revanche parce qu'ils
sont esclaves. Voici les dépenses principales :
Armée (c'est-à-dire force de terre et de mer) 40 v Vo
Dettes 30 -r 7o
Ces deux branches 71 <^/«.
— cLxin —
Reste pour rinstraetion, radministration oiyile, le
eommerce, etc., 29 %. La société qui se dit civilisée ne
peut pas tomber plus bas.
Je dis explicitement : Les nations d'Europe payent an-
nuellement trois milliardê trois cents millions francs pour
Tentretien de Tannée, et plus de deux milliards $t demi
pour les dettes* Ces deux branches seulement déyorent
six milliards par an, sans compter les cours I ! !
Il feut avouer que les dynasties sont trop coûteuses.
L'Angleterre les protège dans sbn propre intérêt. Sa po-
litique extérieure pourrait être résumée en ces mots :
€ Je vous aiderai àentretenir vos dynasties y vous, ne m'empê-
chez pas de m'enrichir. » Et c'est pour cela que dans ce
pays on voit à côté d'une misère épouvantable, un luxe
effréné et un égoîsme comme on n'en voit nulle part ; à
côté de la liberté des grands la servitude du peuple. Le
marquis de Westminster a mille francs de revenu par
heure. On peut dire que la quatrième partie de la popula-
tion du globe obéit d la polUiqve anglaise. Sans parler de
la Prusse et de l'Autriche, si nous y ajoutons l'empire
moscovite, qui est quarante fois plus grand que la France,
il est facile de voir où sont les ennemis de la liberté.
Ceux qui prétendent qu'il y a un équilibre politique
quelque part, aussi bien que oeux qui admettent l'équi-
libre des États et non celui des nations, s'ils ne sont pas
des fous ou des lâches, sont h coup sûr à la fois des tyrans
et des esclaves .
FORTERESSES ET UNIVERSITÉS.
On compte en Europe près de 400 forteresses et moins
de 100 universités. La France môme possède 119 forte-
resses dont 8 de preinier rang. L'Autriche a 28 forte-
resses et 7 universités. La Pousse a plus de 30 forteresses
— CLXIV —
et ô uniyersités dont 4 seulement sont situées sur la terre
allemande. Les Moscovites comptent 0 universités dont
4 sont situées sur le territoire tartare et cosaque, 3 sur
la terre suédoise et allemande, 2 sur la terre polonaise.
La proportion approximative est la suivante : dans l'em-
pire du tsar, 1 université sur 7,777,777 habitants ; en
Suisse, 1 université sur 625,000 habitants.
Dans tout l'empire autrichien 1 université sur 4,800^000 hab.
En Prusse 1 université sur 3,100^000 —
LES CRIMES DBS PETTTS.
< La société^ dit M. Quetelet, prépare les crimes et le
coupable n*est que Tinstrument qui les exécute. » Il faut
jouter à ces paroles pleines de justesse, que les souve-
rains dirigent Téducation à Taide de leurs ministres et que
les gouvernements d'Europe façonnent la société euro-
péenne. Il j a 80 ans environ, le nombre des enfants illé-
gitimes fut tellement élevé que cela attira Tattention des
savants. A Stockholm, Gottingen, Leipsig, le sixiémedes
naissances était illégitime, le quart à Cassel, et le sixiè-
me à léna. A Berlin, en 1789, il y avait sur 9 naissances
1 illégitime ; après la restauration^ en 1819, 1 sur 6. Le
nombre des naissances illégitimes a donc subi une aug-
mentation sous le gouvernement jMi^^rfi^/ des vainqueurs
de Napoléon. A Paris, d'après les calculs de dix ans,
sur 28 naissances il y en avait à peu près exactement
10 illégitimes. Paris produit annuellement à peu près
huit fois autant d'enfants trouvés que le reste de la France,
et environ 20 enfants pour 100 naissances. II est constaté
que les enfants illégitimes sont généralement d'une or-
ganisation faible. « Vers la fin du dix-huitième siècle, au
, — CLXV —
boat de vingt ans, sur 19,420 enfants reçus dans la maison
de Dublin, il n'en restait plus que 2,000 vivants ; et à
Moscou 7,000 seulement sur 37,600. Quelle effroyable
destruction ! La guerre et les épidémies exercent de moins
cruels ravages sur le genre humain. Et que Ton ne croie
pas que les temps modernes aient amené des résultats
plus heureux, que ce funèbre catalogue présente aigour-
d*hui des chififî^'es moins forts. » {Sur Vhommee^ chap. vi,
II). MM. Benzenberg et le docteur Casper ont démontré
que le nombre de suicides en Prusse est douze fois plus
grand que le nombre des homicides. M. Herrmann a trouvé
que dans TEmpire moscovite le nombre des suicides est à
peu prôs égal à celui des homicides. (Mémoires de TAca-
demie de Pétersbourg, et Bulletin de M. de Ferrussac.)
D'après le docteur Casper [Beitracge zur med. Siat.) on
n'a compté à Berlin, de 1788 à 1797, que 62 suicides et 128
pendant les dix années postérieures, tandis qu'après la
guerre que les Allemands nomment guerre d'af&^anchisse-
ment, de 1813 à 1822, il y en a eu jusqu'à 546 1 Les suici-
des dans les villes sont trois fois plus fréquents que dans les
campagnes. On a remarqué que les suicides se multi-
plient partout. 11 en est de môme avec les aliénés. Il n'y
a pas longtemps on comptait 1 aliéné sur 1,500 personnes,
on en compte maintenant 1 sur 943 habitants. Le nombre
des aliénés en Europe dépasse le chiffre monstrueux de
300,000. M. Hubner a démontré dans sa Statistique que
la Grande-Bretagne en possède le plus ; viennent ensuite
la Moscovie, l'Autriche et la Prusse, Dans les dernières
années on comptait 64,194 aliénés en Angleterre, 36,000
dans l'Empire moscovite, 35,500 en Autriche, et 23,320
en Prusse. D'après le même auteur il y a plus d'aliénés
parmi les protestants que parmi les catholiques, ce qui
est aussi constaté par tous les rapports officiels. On
— CUVI — ,
compte 1 aliéné sur 491 protestanU ; 1 sur 1,080 catholi-
ques ; 1 sur 1795 hommes du rite grec.
De 1857 à 1S62, on comptait en Europe, excepté la Tur-
quie, 198,343 crimes par an, dont 63,445 sous la domi-
nation du tsar. Par conséquent, le tiers des crimes a été
commis dans son empire. De 1859 à 1862 on compta en
Autriche, 40,937 crimes par an ; en Angleterre 25,685
crimes en 1860 ; en Italie 18,394 en 1857, dont la moitié
dans le royaume des Deux^Slciles ; en Prusse, 7,495 en-
tre Tannée 1856-59; en France, 5,013. Lq moins de cri-
mes ont été commis en Allemagne, excepté le Hanoyre,
où les crimes ^oni quatre /bis plus fréquents qu'en Prusse,
et quinze fois plus â*équents qu'en Belgique.
La proportion par rapport à la population^ est la sui-
vante :
V* États pontificaux, ]
L crime sur 665 habitants.
2** Autriche, 1
— 856
— -
3" Moscovie, Espagne, 1
— 1,055
—
4® Grande-Bretagne, ]
— 1,136
—.
5"^ Suisse, ]
l - 1,725
—
6<» France, 1
— 7,460
—
1^ Belgique, 1
— 10,107
-«.
On commet en proportion six fois autant de crimes à
Berlin qu'à Paris, et huit fois autant qu'à Bruxelles.
On compte en Autriche douze fois plus de crimes dans
l'armée que dans l'état civil) et en France cinquante-trois
fois autant parmi les soldats que parmi les bourgeoise
LA MORT,
Visitons les prisons* Leur aspect est horrible. On dit
qu'il n'y a pas de peine de mort dans certains pajs. Mais
les gouvernements secondés par les professeurs en droit
— GLXVII —
ont inventé de nouTelles tortures pour prolonger Tagonie.
Lorsque tout contribue à augmenter le nombre des ori-
mes dont le moteur le plus énergique est la centrali-
sation administrative, les gouvernements font subir aux
criminels des tourments qui sont mille fois plus atroces
que la mort même. Jamais la déportation n'a atteint une
proportion si formidable que de nos temps. Autrefois on
exilait quelques individus, aujourd'hui ceux que Ton
nomme criminels politiques sont exilés par centaines de
milliers. En 1863, le nombre des détenus en Pologne at-
teignit le chiffre incroyable d*un demp-million / Quant aux
autres, ils sont presque partout rangés dans la même ca-
tégorie que les soi-disant criminels politiques. On les
brûle pour ainsi dire à petit feu. M. Raoul-Chassinat dé-
montra, d'aprôs les documents officiels, qu'il meuriquatre
fois autant de prisonniers aux galères, et cinq fois autant
dans les prisons centrales, que dans la vie ordinaire. Si
en France, où les prisons sont bien organisées, la mortalité
est si grande, que dire de ces monarchies où règne le
despotisme de fer, que dire des prisonniers d'État ? Mais
ce sont là des mystères que la science n'a pas encore ré-
vélés I... Et diaprés tout ce que nous venons de voir, on
ose prétendre que l'esclavage est aboli. C'est une terrible
chose que l'ignorance. 0 amis de l'humanité I Vous re*
culez d'horreur devant la peine de mort ; votre noble
cœur est saisi d'épouvante à la seule pensée de tuer un
homme que l'organisation sociale a corrompu ; et cepen**
dant c'est le moindre des crimes que les gouvernements
commettent I.«. Dans la situation actuelle de la sooieté, la
peine de mort est encore un bienfait 1»..
Après avoir vécu dans cette atmosphère de corruption»
de saleté, d'infamies sans nom et sans bornes, quoi d'éton-
nant que certaines gens n'admettent plus la possibilité de
— CLXVIII —
Texistence de Dieu ? Un profond penseur remarque avec
beaucoup de justesse : « Dire à quelqu'un qu'il est un
athée ou un homme sans religion, n'est pas une insulte
aussi grave que de dire à ce même individu qu'il est un
lâche ou un homme sans honneur. » Et enfin.... pour fuir
ce monde peuplé d'êtres avilis, dégradés, misérables, pour
mourir.... n'ayant rien dans l'avenir.... aucune foi, au-
cun espoir.... pour être enterré, il faut avoir de l'ar-
gent I... On ne donnera pas un petit coin de terre sans
argent I
* *
On ne saurait trop répéter cette vérité palpable : La
réforme de l'éducation et de tous les rapports privés et pu-
blics est la base d'une réforme sociale, qui ne pourraH être
effectuée autrement qu'en introduisant simultanément dans
tous les pays d'Europe des changements indispensables con-
cernant toutes les branches des sciences et de r administration.
L'Europe est en décadence. Il faut la relever, la purifier,
la rajeunir, et lui faireprendre une autre direction. Tout
le monde sent le besoin des réformes, sans en excepter
les souverains.
« Des catastrophes prochaines vont éclater en Europe.»
{François-Joseph^ emp. Mém, 4 août 1863.) — « L'Europe
est destinée à un avenir plus agité encore. » {Guillaume^
roi de Prusse. Ouverture de la session législative en 1863.)
— 0 L'état de l'Europe estjmaladif et précaire. » {Napo-
léon m, Disc. 5 nov. 1864.)
Tous ces trois souverains appelaient saru retard une ré-
forme profonde et radicale. Mais ils n'ont rien fait jusqu'à
présent et ils ne feront rien sans le concours des peuples.
C'est aux nations que la grande réforme est réservée*
Cette mission leur est marquée par la Providence.
1
LA RÉVOLUTION EN EUROPE
EST-ELLE POSSIBLE ET NECESSAIRE?
aiTBST-GB QUB LA BSYOLUTION?
Nuiis vivons à l'une des époques les plus graves de l'iûsloire;
derrière nous^ se déroule le passé de l'Iiunianité^ et devant
nous, surgit une grande question : Quelle forme revêtira l'ave-
nir? Avant de l'aborder, examinons ce que c'est que la Révolu-
lion.
Les lois éternelles ont soumis l'univers et l'humanité entière
à certaines règles qui leur assignent un ordre déterminé.
Les règles particulières sont |)rescriles h la société, par des
lois, qui se coordonnent de telle sorte qu'elles découlent néces-
sairement les unes des autres. Ces lois sont : i° Les lois naturel-
les; 2<» l'application des lois naturelles à la vie de l'humanité,
cVst-k-dire les lois divines; 3° l'explication des lois divines pai*
la révélation nouvelle, c'est-à-dire, les lois que Jésus-Christ nous
L . i
_ 2 —
a apportées; 4o la réunion des lois naturelles et divines dans leur
application à Tindiridu, représentant l'humanité^ je veux dire,
les droits de V homme ; 5© les droits personnels de chaque indi-
vidu, considéré comme base de l'existence sociale, qui détermi-
nent les conditions de cette existence, ce sont les droits de la
famille; 6° les droits communs à un certain nombre de familles
ou individualités complètes dam leur trinité (mari, femme, en-,
faut) et représentant par ce groupement naturel le type de la
société, circonscrit dans des formes précises, ou les droits fia-
tionaux, par lesquels sont définis les rapports mutuels des fa-
milles et les conditions de leur existence ; 7© les principes des
devoirs envers l'humanité entière, soit les droits-sociaux.
Ces lois de l'humanité ne lui sont données que pour cette
terre; mais elles contiennent les conditions de la vie éternelle;
elles sont une transition à la félicité absolue.
Leur réalisation dans les limites de l'existence passagère
donne le bonheur relatif d'ici-bas. Le bonheur perpétuel est le
dernier droit de l'homme, le couronnement et la récompense de
la pratique de toutes ces lois.
C'est un devoir pour l'homme, bien plus, c'est pour lui un be-
soin inné, de tendre au bonheur perpétuel; aussi, est-il de son
devoir d'en réaliser les conditions, en usant de tous les droits qui
lui sont donnés ici-bas.
Les lois naturelles et divines, générales et particulières, aident
l'homme à se diriger pour son propre bien, suivant les indices qu'il
porte en lui et qui lui sont révélés. Dans leur application à l'exis-
tence terrestre, l'homme se présente à nous : lo Comme une par-
celle de lu nature, c'est alors l'homme dans la plus vaste accep-
tion du mot; 2° comme un individu ayant ses propres droits, et
compléta par sa famille, c'est-à-dire, comme membre d'une fa-
mille; 3° comme créateur de plusieurs familles, et généralement,
comme allié à d'autres familles, je veux dire comme- membre
d'une nation; 4° comme une parcelle de la société.
De cette position multiple de l'homme, dérivent ses devoirs :
io devoirs envers lui-même; 2© devoirs envers son prochain, ou
envers l'humanité; 3» devoirs envers sa famille; 4° devoirs
— 3 —
envers sa nation^ c'est-à-dire envers une société particulière^
déterminée par des formes précises (1).
Les lois naturelles sont gravées dans l'âme et le corps de
l'homme à sa naissance; elles ont été révélées et confirmées par
l'inspiration divine dans le monde ancien. Jésus-Christ est venu
pour les expliquer, et il a ordonné a l'homme d'accepter leur
empreinte qui est visible dans le christianisme, cette renais-
sance de l'esprit, dont le baptême est la manifestation.
L'homme, dans sa vie pratique, se distingue aussi par des ca«
ractères particuliers, intérieurs et extérieurs, spirituels et maté-
riels : ^
lo En tant que parcelle de la nature, il a quelques affinités avec
elle, mais il possède des qualités propres qui le distinguent des
plantes et des autres créatures ; 2° comme homme, il a certains
caractères communs à tous les hommes, mais il en diffère par
ses dispositions intérieures et extérieures, et par ses tendances ;
3o comme membre d'une famille, il a identité on analogie de
traits et d'aptitudes avec elle, mais son ^caractère individuel
le distingue notablement de ses proches, et plus encore du
reste de la société ; 4* enfin tous ces caractères se réunissent
et se confondent dans un même foyer formant une caractéristi-
que commune à beaucoup de personnes, définie avec précision,
et dont les limites exactement déterminées, constituent la diffé-
rence qui est la condition de l'individualité et par conséquent
de l'indépendance générale et particulière. Ce foyer s'appelle : la
nationalité. Elle a pour signe extérieur le plus expressif, la lan-
gue; pour marque intérieure, rattachement et l'amour envers
tel lieu, tel climat.
De même que la parole distingue l'homme des autres êtres,
de même la langue distingue un membre d'une grande famille
du reste de la société. De même que la parole garantit à l'homme
(1) 11 ne faut pas confondre l'idée iïhumnm'M avec celle de so-
ciété. Par exemple : le père en cette qualité a d'abord des devoirs
à remplir vis-à-vis de son fils comme lui étant le plus proche. S'il ne
connaissait pas son fils, il aurail des devoirs vis-à-vis de lui non
comme envers son enfant, mais comme envers uu autre homme*
— 4 —
son individualité panni les autres créatures^ de même la langue
d'une nation est le gage de son individualité dans la société. La
nation est une unité compfète, c'est-à-dire une individualité :
c'est ainsi que Tliomme est complété par la famille.
La nation est, par conséquent, une création de la nature, un
instrument destiné à la réalisation des grands buts de Thumanité.
Comme la famille est le lien de l'individu avec la nation,
ainsi la nation est le lien de la famille et des individus avec
la société. D'autre part la société, c'est-à-dire l'humanité entière,
est le lien des peuples, des familles et des individus avec le
monde éternel. ^
C'est l'homme qui, le premier, apparaît au milieu de la nature ;
après lui vient la famille, puis la nation ; enfin se présente l'hu-
manité. L'activité de l'homme doit passer par tous ces degrés.
A chacune de ces portions de l'humanité, la nature a donné
des caractères particuliers; et par ce moyen elle a garanti à
chacune Yindivis^Uté, autrement dit l'individualité.
/ L'individualité entrauie l'indépendance dans les actes; chaque
,' nation doit donc être indépendante. La position soUdaire qu'occii-
1 peut les nations dans l'humanité entière les oblige toutes à agir
: de concert pour le bien de l'humanité, dont elles font partie.
{ Mais la condition indispensable de cette action commune est la
possibilité pour chaque nation d'être hbre dans ses mouvements.
Pour que toute une foule avance, il faut que chacun de ceux qui
la composent puisse avancer ; et pour cela il lui faut la liberté
de tous ses membres.
Le mouvement individuel de chaque nation a donc pour con-
dition expresse la liberté, (jui, par là même, est le jM'cmier de
ses droits.
Pour le progrès do l'humanité entière, il faut le concours de tous
ses éléments, c'est-à-dire, le mouvement ou progrès commun de
toutes les nations; l'humanité y a droit et ne saurait l'effectuer
sans la liberté universelle.
11 s'ensuit que l'humanité entière, autrement dit que chaque
homme a nou-sculenicnt le (broit, mais encore le devoir de re-
vendiquer la Ubcrté de toutes les nations; en effets celles-ci sont
— 5 —
des parties distinctes de l'humanité^ or leur liberté est la condi-
tion du progrès humain : il est donc de son devoir d'en être le
gardien.
Gliacune des parties plus ou moins grandes de la société a ses
droits propres^ ses travaux^ son but^ sa mission^ dont la somme
constitue la mission de l'humanité. Chaque partie fait connaître
à l'autre ses besoins^ ses actions et ses tendances. La nation
est le représentant des besoins^ des actions^ des tendances des
familles ; c'est ce dont son mouvement général avertit l'huma-
nité.
Les individus ne peuvent agir dans la vie universelle, qu'au-
tant que le leur permet la nation, et de son côté la nation ne
peut agir qu'autant que le lui permet la société. En d'autres
termes : si l'homme, pris individuellement, ne jouit pas de son
entière liberté, il est évident que la nation n'en jouit pas non
plus; si celle-ci se trouve dans l'esclavage, c'est une preuve que
la société entière y consent, ou qu'elle est elle-même sous ce joug.
La réalisation des droits, l'accomplissement des travaux, la
tendance à un certain but étant une mission obligatoire pour
chaque être en particulier et pour tous en général, chaque nation
a sa mission à accomplir. L'accomplissement d'une mission ou la
réalisation des lois supérieiu'es exige nécessairement la hberté.
Je viens de dire que, par suite des lois générales qui assignent
à la société un ordre déterminé, l'homme a dos devoirs : l® en-
vers lui-même; 2° envers ses égaux ou envers son prochain;
3<» envers la famille dont il fait partie; 4o envers sa nation. La
nation, elle aussi, a ses devoirs : 1° envers elle-même; 2^ envers
ses égales, c'est-à-dire envers les autres nations ; 3® envers les
familles dont elle se compose; 4" envers l'humanité dont elle est
une portion.
La nation, en remplissant ces devoirs, réalise les lois naturelles,
autrement dites divines, les droits de l'homme en particulier et
ceux de l'humanité en général; en un mot, elle accomplit sa
mission.
Mais, comme je l'ai déjà dit, la condition indispensable de cet
accomplissement c'est l'individualité, et, par conséquent, l'indé-
— 6 —
pendance entière, la franchise des mouvements, bref, la liberté.
La liberté de la nation doit être définie par les droits natio-
naux. La base du droit national se trouve dans la nature de
chaque nation. Ses facultés intellectuelles et ses besoins maté-
riels produisent son attrait pour un certain endroit et son affec-
tion exclusive pour un pays particulier. Au moment de la créa-
tion des sociétés, ou pendant leur transformation universeUe, les
parties séparées des habitants de la terre se choisirent divers ter-
ritoires pour s'établir à demeure. La Providence qui a donné aux
nations des caractères particuliers, à quelques-unes même une
couleur autre, à toutes une langue différente, leur a donné
aussi une patrie distincte.
Puisque la liberté est une condition nécessaire à tout mouve-
ment dans l'univers suivant les lois naturelles; puisque ces lois
mêmes se développent librement d'après la direction indiquée
par l'Être suprême qwi est l'origine de toute liberté ; puisqu'elle
est le principe fondamental de toutes les lois de la nature et par
suite de tous les droits de l'homme qui en émanent, il en ré-
sulte que le travail libre est la première loi dans l'ordre des lois
naturelles, et le travail libre a pour conséquence immédiate la
propriété.
Le peuple qui, obéissant \ sa voix intérieure, est sorti des té-
nèbres de la barbarie, puis s'est choisi un siège fixe, qui, par
un travail libre et, par les forces réunies de tous ses membres, est
arrivé à la propriété, c'est-à-dire à rendre habitable une terre dé-
serte et inhabitée : ce peuple-là a conquis une patrie, et il est
devenu une nation.
Ayant reçu la liberté des mains de Dieu et jouissant de la pro-
priété, toute nation sentit le besoin de conserver l'une et l'autre;
elle s'empressa donc de réaliser l'idée de la justice, c'est-à-dire
la deuxième loi naturelle, en promulguant des statuts et en orga-
nisant une autorité.
Ce sont les premières conditions de son existence, les pre-
mières lois naturelles d'où dérivent toutes les autres.
Le développement régulier de toute la série des lois qui dé-
coulent de la liberté, leur source commune, fiit arrêté par la
passion^ c'est-à-dire par l'ennemi de tonte liberté, par Yeaprit du
mal.
Les hommes^ s'étant soumis aux passions, perdirent leurs
forces. L'esprit du mal les dompta et étendit sur eux sa domina-
tion, n abolit la liberté et introduisit l'esclavage; il foula aux
pieds les lois divines et toutes celles qui en dérivent et promul-
gua les siennes; il entrava la direction régulière des sociétés^ et
leur imprima un élan contre nature; en un mot, t7 renversa
l'ordre naturel.
C'est donc lui qui, le premier, commença la révolution, le
renversement; c'est lui qui détruisit la vérité et le progrès pai-
sible de l'humanité et mit à leur place le mensonge et le malheur.
C'est lui qui, le premier, déclara que son système était l'ordre
et appela désordre tout ce qui y était opposé. Puis, voulant af-
fermir sa domination, toutes les fois que quelqu'un cherchait à
remplacer le mal par le bien, à défendre les lois divines et hu-
maines, il criait du haut de son trône : a Regardez, celui-ci
est un révolutionnaire ! )>
Les hommes crédules, dans l'ivresse des nouvelles idées qu'on
leur inculquait, ne virent pas les flots de sang et les larmes que
faisait couler l'ordre de Satan qui, depuis tant de siècles, règne
sous diverses formes; ils ne surent pas compter les millions de
victimes qui lui étaient immolées, ils s'habituèrent à cet état de
choses; ils crurent que le renversement était l'état naturel de la
société, qu'il en devait être ainsi.
Les souverains effrontés qui s'emparèrent par force du gou-
vernail de l'humanité, réduisirent avec le temps leur conduite
en un système organique. L'histoire de l'humanité nous montre
que le gouvernement d'un usurpateur n'est qu'une série d'actes
subversifs des lois et de l'ordre social, une révoluHon conti-
nuelle.
Le mauvais esprit révolutionnaire s'est manifesté sous divers
aspects, et peu importe le nom qu'il ait pris : Néron, Cromwell
ou Robespierre.
Mais le bon esprit peut être aussi révolutionnaire; il peut se
trouver sous la blouse d'un honnête ouvrier comme sous. la pour-
— 8 —
pre d'un prince^ sous un chapeau de paille comme sous une
couronne.
Le bon esprit révolutionnaire s'applique à renverser l'état
nctuel de la société européenne; mais il veut détruire le mal pour
faire triomplier le bien.
Après une lutte longue et meurtrière, l'Amérique a conquis le
premier des droits, le premier degré de la civilisation progressive
et du développement permanent de la vie sociale, la liberté. Si
quelqu'un voulait y renverser l'ordre actuel, il serait im révolu-
tionnaire, un mauvais esprit révolutionnaire.
Malgré de longs et de terribles combats contre la force, la plus
grande partie de l'Europe n'a pas encore reconquis sa liberté. Si
quelqu'un voulait renverser son état actuel, c'est-à-dire son dés-
ordre, il serait aussi révolutionnaire, mais un bon esprit révolu-
tionnaire.
Or il est passé dans l'usage de donner an mot révolution un
sens impropre, et de le prendre en mauvaise part. Ce mot dérive
du verbe revofvere, renverser. Il a donc uu double sens : le ren-
versement peut s'effectuer du bien au mal ou du mal au bien,
tlependant prenons-le dans le sens qu'on lui donne généralement,
et posons-nous cette question :
LA RÉVOLUTION EN EmOPE EST-ELLE POSSfBLK?
— Non.
— Et pourquoi ?
Chaque révolution commence par un combat, et chaque com-
bat se livre sur le double champ intellectuel et matériel s'il a pour
but le renversement complet de l'état de choses actuel ; il se sert
donc à la fois des armes morales et des armes matérielles.
La première tâche des combattants est de se rendre compte
des forces morales et matérielles de chacun des deux partis.
Prenons un exemple : le général en chef avant d'engager la
bataille examine l'esprit de son armée, ses dispositions morales.
On sait que la discipline est l'àine de l'armée, et que le nerf de la
— 9 —
discipline est l'unité. Celle^i dépend du sentiment qm anime
les guerriers^ que ce sentiment soit l'honneur ou l'obéissance
aveugle. Ensuite le général doit bien connaître le nombre de ses
soldats et les moyens matériels dont il peut disposer; entre autres :
l'argent^ le pain, les habillements^ les armes et les munitions
de guerre. Puis il examine minutieusement le terrain sur lequel
il va livrer la bataille. Ënfm il s'informe des conditions dans les-
quelles se trouve son ennemi, et il doit connsutre non moins
exactement l'esprit de ses adversaires, leur nombre, leurs moyens
matériels et leur position.
Puisque le mouvement qui se propose poiv but l'abolition du
pouvoir illégitime, ou, comme on dit, la révolution, doit s'expri-
mer sous la forme d'une insurrection armée, il nous faut aussi
considérer les chances de victoire.
Les chefs, les meneurs révolutionnaires qui poussent h
prendre les armes contre les oppresseurs, enfin tous ceux qui
sw'vent cette voie, doivent donc avant tout considérer les cir-
constances et les conditions dans lesquelles se trouve la société.
Ce que j'ai dit jusqu'à présent suffit, ce me semble, pour qu'on
puisse se faire une idée de la situation de l'Europe. Qu'y voyons-
nous en effet? Le mal y a pris des proportions gigantesques; le
mal non-seulement règne despotiquement sur la société, non-
seulement s'est enraciné dans la vie publique, mais encore s'est
élevé à la hauteur d'un système organisé suivant un certain
ordre. Afin de pouvoir le combattre avec les moyens em-
ployés jusqu'ici par les révolutions, il faut être sûr de la
sympathie et du concours de tous ou au moins de cette partie de
la société européenne qui ne ferme pas les yeux à la vue de l'op-
pressiou. Or, sur quoi peut se fonder cette assurance?
La question est de la plus grande importance. On ne peut la
traiter à la légère. Là où il s'agit de victimes, plus encore là où
il s'agit de la victoire décisive de la liberté, on ne saurait être
ni trop consciencieux ni trop circonspect.
Aujourd'hui on n'a plus le temps de prêter le serment :
« Vaincre ou mourir. » Vaincre 1 tel doit être le mot d'ordre du
progrès. Il faut vaincre ou renoncer à faire marcher l'humanité
I. i.
- 10 —
en arant avec la rapidité qu'elle désire. Force est donc de peser
les moyens d'action, les probabilités de victoire et les chances
d'y arriver.
Entendons-nous. Je ne parle pas ici de la révolution dans tel
ou tel pays; je parle de la révolution universelle, de la réorga-
nisation du monde européen sur des bases nouvelles. Une révo-
lution partielle ne serait d'aucun profit à l'ensemble des habi-
tants, et la révolution universelle, c'est-à-dire une insurrection
générale et à main armée contre le despotisme, présenterait
des chances douteuses.
Et cependant, qui ne voit qu'il n'y a presque pas de pays, de
recoin en Europe, où l'on ne trouve des idées dites révolution-
naires, où l'on ne rencontre des hommes qui travaillent à
l'anéantissement du mal ?
Le moment où nous vivons est solennel. L'émancipation défini-
tive des peuples européens est la grande tâche de notre époque ;
elle est le devoir, la mission de la société actuelle; je dis actuelle,
car chaque jour perdu permet aux éléments hostiles de s'accroî-
tre, chaque jour perdu rend le combat plus difficile et plus im-
possible, retarde l'émancipation et le progrès, augmente le
nombre des victimes que fera l'avenir.
Qu'on ne s'y trompe pas : toutes les nations de l'Europe mar-
chent d'un pas rapide vers la révolution ; tout les pousse sur
cette voie.
Pourtant, n'oublions pas que pour pouvoir se mesurer avec
les adversaires de la révolution, il faut présenter une puissance
morale et matérielle digne de la grande cause et de la haute mis-
sion des soldats de la liberté. Ce qui est en jeu, c'est non-seule-
ment le sort de la société actuelle, mais celui de la postérité. 11
faut être sincère.
Le temps n'est plus, où le premier boucher venu levait l'é-
tendard révolutionnaire, s'asseyait sur le fauteuil de président,
délibérait sur la liberté, sur la forme du gouvernement, sur
l'administration du pays, et finissait par monter lui-même sur
l'échafaud, après y avoir fait périr des milliers d'hommes.
Il y a cependant des gens qui rêvent encore cet état de
— 11 —
choses, et qui regardent la guillotine comme le seuil du sanc-
tuaire de la liberté !
Le temps n'est plus, où un tyran ignorant et sauvage s'adres-
sait aux peuples au nom de la liberté. Ces faits peuvent se ré-
péter, mais ils ne sauveront plus l'humanité. Le charpentier, le
tailleur, le maréchal-f errant peuvent aujourd'hui devenir prési-
dents et généraux, mais il faut pour cela que chacun s'instruise et
passe par tous les degrés de développement intellectuel. La gran-
deur est à ce prix.
Personne ne croira au génie révolutionnaire d'un sot ignorant.
Il y aura encore des fous furieux, des cruauté? pourront être
commises dans certains pays; mais un tiraillement insensé ne
fera que diminuer le nombre des vrais défenseurs de la liberté
et augmenter la force de l'ennemi, bien loin de conduire à la
victoire.
Aujourd'hui la révolution est devenue une science. Les années
s'écoulent rapidement. Chacune ajoute à nos connaissances, h
notre expérience. La révolution ne peut plus être commencée et .
dirigée que par des hommes capables, éclairés et supérieurs à
tous égards. Le dévouement, le courage ne suffisent plus; il faut
que les meneurs de la révolution aient étudié à fond le mouve-
ment des peuples, soient versés dans la connaissance univer-
selle et dans la sagesse pratique. Au mécanisme organisé de l'op-
pression universelle on ne peut opposer qu'un système égale-
ment organisé.
Jetons donc un coup d'œil autour de nous, et supputons les
forces de nos adversaires. Considérons l'Europe. Nous y voyons
d'abord l'aUiance des monarques, leur conjuration solidaire
contre la liberté et contre le progrès, au nom de la commu-
nauté des intérêts ou de traités réciproques.
Il y a près de quarante familles régnantes d'origine allemande,
comprenant plus de huit cents personnes. Elles couvrent la plus
grande partie de l'Europe. C'est donc en Allemagne, dans cette
inépuisable pépinière de petits et de grands monarques, qu'est
le centre de l'absolutisme.
Ces dynasties ont au moins cent cinquante ministres.
— 12 —
Ces ministres ont une multitude d'employés obéissants et
fidèles. S'il y a soixante mille employés en Autriche, et cinquante
mille en Prusse, à combien peut monter leur nombre dans toute
l'Europe? Le contingent de la bureaucratie s'élève sans doute à
un million d'hommes.
Chacune des dynasties allemandes a ses aides-de-camp, ses
chambellans, ses gentilshommes de la chambre, ses pages, ses
protégés et une innombrable quantité d'autres dignitaires. Si
l'on ajoute au nombre de ces employés sans emploi les per-
sonnes de même qualité, attachées aux autres coiurs, on en peut
porter le chiffre au moins jusqu'à mille.
Sous les ordres des ministres et de la bureaucratie se trouvent
les rédacteurs de certains journaux, les bureaux télégraphiques
et^ainsi de suite.
Presque chaque employé du bweau de poste, ayant le droit de
visiter les lettres, est un espion et un dénonciateur. Et qui peut
compter les espions cachés sous des qualités diverses?
Autant de satisfaits. Leurs femmes, leurs sœurs, leurs frères,
leurs parents et leurs amis partagent leur opinion. De sorte que
ce nombre des satisfaits est multiplié par trois, par quatre, par
cinq à cause des relations de parenté que possèdent les per-
sonnes fidèles aux gouverments actuels.
Ce n'est pas tout. Il y a des gens qui se trouvent bien partout.
Ce sont, entre autres, les banquiers, les marchands riches, les
fermiers, les rentiers, les industriels, les fabricants.
Continuons : Dans la seule Sicile il y a plus de ti'eize mille fa-
milles de nobles de divers quartiers; et dans ce nombre 6i ducs,
m princes, 217 marquis et plus de 1,000 barons.
En Espagne on compte mille trois cent cinquante-neuf grands,
parmi lesquels l'S princes, 51 (> comtes, 647 marquis, 65 vicomtes,
î>5 barons et o8rî généraux, sans parler des hidalgos, des cabal-
leros, des escuderos et autres.
En Allemagne on distribue avec beaucoup de facilité les titres
de comte {Graf); quarante-neuf familles allemandes avaient reçu
le droit de se parer du siu'noni de Burchlaucht (Altesse), et trente
de celui d'Erlawht (Excellence). Plus de six cents personnes ap-
— là —
partiennent à cette catégorie. Le nombre de comtes et de barons
ordinaires est beaucoup plus considérable.
Dans l'empire moscovite il y a plus de princes et de comtes
qu'en Allemagne. Â Paris on ne peut sortir dans la rue sans
rencontrer quelque comte. Et combien les garçons d'bôtel en
ont-ils créé?...
H ne faut pas traiter ceci légèrement. Les gens que je viens
de citer sont tous de ceux qu'on appelle conservateurs.
On voit que le nombre en est déjà très-respectable, et s'il était
possible de donner le cliifTre exact, nous aurions devant les yeux
le total énorme de l'armée des adversaires de la révolution.
Et pourtant ce n'est pas tout. 11 reste une grande quantité de
prêtres catholiques et de pasteurs protestants.
Lorsqu'on étudie un objet aussi important que la réforme so-
ciale, el qu'on examine la possibilité de l'effectuer, il ne faut rien
laisser échapper. Les idées religieuses se confondent avec les
idées politiques. Pour en comprendre la portée, il faudrait se
transporter siu" le terrain des luttes religieuses; il faudrait pas-
ser en revue ces disputes théologiques el la polémique des jour-
naiLX qui se font l'organe de cette bataille sourde, mais acharnée.
C'est là que nous verrions un tableau effrayant. Ce n'est pas ici
le lieu de citer des preuves ; les extraits de journaux spéciaux
destinés aux disputes théologiques, quelque nombreux qu'ils
fussent, ne saïu'aient donner une idée de l'obstination et du fiel
des serviteurs du Clurist. Il faut être juste : en cela les pas-
teurs el les auteurs protestants tiennent le premier rang. Leur
haine pour le catholicisme a quelque chose d'infernal, de sata-
nique; tout juge impartial est forcé de reconnaître que le clergé
calholique ne fait que se défendre parce qu'il est attaqué, tandis
4|iie les protestants sont toujours les agresseurs.
Partout se retrouve cette déplorable lutte, même en Suisse,
pays de la liberté par excellence au sein du gouvernement fé-
déral; elle a pris la forme d'une odieuse passion. En 1866,
pendant le vote universel sur le projet de révision de la Consti-
tution, elle s'est encore manifestée au détriment de tout le pfays.
Dans les cantons protestants, un prêtre catholique ne peut se
— 14 —
montrer dans la rue^ parce qu'on lui jette des pierres. La haine
des Irlandais contre les Anglais est bien connue; on se rappelle
les scènes sanglantes de Belfast. Et qui n'a entendu parler
de la persécution du catholicisme en Pologne? Un pareil état de
choses ne peut conduire à une action commune contre Top-
pression générale. L'influence du clergé des différents cultes est
grande sur la société. Leur mésintelligence sème la division entre
les populations.
Presque sans exception^ tous les prêtres catholiques et tous
1q^ pasteurs protestants^ ceux-ci surtout^ sont des adversaires de
la révolution; ils appartiennent au parti conservateur. Les pas-
teurs^ dans plusieurs pays^ et particulièrement en Prusse, font
partie de la bureaucratie ; dans toute l'Allemagne^ ils sympa-
tliisent avec les gouvernements établis^ et l'on voit^ par leurs
publications, qu'ils sont partisans zélés de la monarchie. Du reste,
la paix leur est profitable. Etant placés sous la protection des trente
dynasties allemandes, ils ont la prépondérance dans presque toute
la Confédération sur le clergé catholique, et par conséquent
ils ont la prépondérance sur la société. Ils sont mariés, ont des
enfants et possèdent une propriété qu'ils voudraient préserver de
tous les orages politiques. La discorde est dans le génie du pro-
testantisme. Le major Scott Waiing écrivait des Indes Orien-
tales : « Si nous pouvions obtenir le triomphe, alors il y aurait
aux Indes autant de sectes quil y a actuellement de castes. » Les
protestants ne comprennent pas l'esprit de dévouement. Ils se
moquent du martyre et du sacrifice. Tous les pasteurs forment
donc un élément anti-révolutionnaire puissant et solidaire.
D'autre part, les prêtres catholiques tremblent au seul mot de
révolution. Ils se représentent chaque révolution sous la figure
d'un diable, une torche et un glaive à la main, renversant les
croix et les églises, déclarant la guerre à Dieu et à tous les prin-
cipes sociaux, et brisant tous les liens humains. En cela la plus
grande partie de la société est de leur avis, sans même apparte-
nir au parti rétrograde ou conservateur. Ils ne se trompent pas
beaucoup. Presque toute révolution laisse derrière elle de pareils
souvenirs. Cependant personne ne réfléchit que Ton ne peut corn-
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primer longtemps le dësir de la lumière et du progrès sans faire
éclater des troubles violents.
Quoi qu'il en soit, il résulte de ce que je viens de dire, qu'après
avoir passé soigneusement en revue les personnes qui n'ont pas
d'intérêt à la révolution et celles qui peuvent agir contre eUe,no\is
voyons que Ton doit compter ces dernières non pas par milliers,
mais par millions. Quiconque voudra y réfléchir sincèrement et
impartialement, conviendra de cette incontestable vérité.
£t je n'ai pas parlé de l'armée.
En Europe, il y a une armée régulière de trois millions d'hommes,
commandée par les monarques et les ministres. Puisque l'Europe
a deux cent quatre-vingt-deux millions d'habitants, on compte un
soldat pour quatre-vingt-quatorze habitants des deux sexes. Après
avoir' défalqué des quatre-vingt-quatorze habitants les vieillards,
les femmes et les enfants, si nous supposons qu'un quart peut
être regardé comme dangereux pour les gouvernements despo-
tiques, nous pouvons dire qu'il y a un soldat pour vingt parti-
culiers. En vérité, il peut en venir à bout.
Voilà l'organisation des gouvernements actuels en Europe !
N'oublions pas que dans tous les États de l'Europe, en cas de
besoin, on peut mettre en gros sous les armes, une armée régu-
lière de quatre millions d'hommes. Âjoutons-y à peu près 400 for-
teresses, et nous aurons une idée de la force matérielle qui pèse
sur la population européenne.
Dans cette immense armée, les forces de deux puissances
seulement, la Moscovie et l'Allemagne, comptent sur le pied de
paix un million et demi d'hommes, savoir :
La Moscovie 600,000 soldats.
L'Autriche 400,000 »
La Prusse et l'Allemagne. . . . 500,000 »
L'Angleterre en a plus de 200,000 ; l'Espagne en compte
200,000 et la Turquie plus de 100,000.
Ne faisons pas le tort aux autres gouvernements de les com-
parer à ceux-ci; distinguons les uns des autres; notons bien que
plusieurs États sont contraints d'entretenir une armée pour leur
— 16 —
sAretë, que plusieurs nations défendent les droits de l'humanité.
Il n'en reste pas moins vrai que deux millions d'hommes envi-
ron sont sans' cosse armés contre la liberté.
Les chefs de ces troupes, alliés entre eux pour le soutien de
leurs dynasties, de leurs conquêtes et du monopole commercial,
font sentinelle pour la défense du despotisme perpétuel. Ce
monstre de l'arbitraire militaire a son cœur à Vienne et sa tête à
Berlhi. L'absolutisme, essayant de faire du socialisme un instru-
ment confié à une main autocratique, surveille l'Europe orien-
tale ; le système utilitaire revêtu de la toge oligarchique, menace
l'Occident. L'ours de Sibérie et le bouledogue anglais montrent
leurs dents, toutes les fois que les peuples pensent à un change-
ment. L'un protège les dynasties et les rapines, l'autre ne songe
qu'à l'or et fait bon marché des couronnes. Chaque mouve-
ment est également terrible pour l'un et pour l'autre. Là-bas, c'est
le trône qui s'ébranle, ici c'est le commerce qui souffre. Aussi, ces
deux bras qui cernent le globe, se rejoignent-ils en Asie, dans
une étreinte amicale. Ils ont tous deux pour devise le progrés, la
marche en avant. Oui, ils marchent l'un vers l'autre en écrasant
l'humanité dans leurs embrassements.
En résumant tout ce que j'ai dit ci-dessus, on voit que ce qui
est le plus grand obstacle au libre développement et au progrès
de la société, c'est Y organisation des gouvernements, dont les ca-
ractères principaux sont : I » la répression de tout mouvement de
l'humanité vers la satisfaction des besoins moraux et matériels;
2« le maintien de la société dans les formes favorables aux gou-
vernements, au moyen d'une direction anormale, en d'autres
termes : violation des droits de l'homme. Il est évident que cela
nécessite : I ° d'entraver la liberté, l'instruction, l'industrie et le
commerce ; 2** de continuer à les fourvoyer dans des voies con-
formes à l'esprit de l'organisation officielle.
Les moyens d'exécution des idées des gouvernements abso-
lus sont les suivants ; lo complot des monarques et de leurs
ministres contre la liberté des peuples; 2» système bureaucra-
tique combiné avec l'espionnage; 3«» captation de nombreux
partisans par l'appât offert à leur avidité, à leur orgueil et à
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leurs autres passions; enfin 4» force armée, ou force brutale.
Il me semble que j'ai exposé presque mathématiquement la si-
tuation et la force du camp ennemi, et démontre par là que la
révolution est impossible.
Toutefois ce n'est pas encore une preuve que la révolution
n'éclatera pas. Il y aura des gens qui diront : « pereat mundus,
fiât jusHtian (périsse le monde, mais que la justice soit. faite)!
A ce cri, le monde ne périra pas; mais la société peut avoir
beaucoup à souffrir.
Un autre prononce des paroles plus terribles, parce qu'elles
sont plus vraisemblables : « Que la société tombe, pourvu qu'au
moins une de ses portions échappe et que la postérité soit sauvée. »
Moi, je ne me rangerai point à cet avis, parce que je ne me-
sure pas le i>rogrès humain par périodes aussi longues que le
font certains réformateurs , qui espèrent réaliser* leur théorie
dans l'avenir, dans deux ou trois cents ans, et qui en attendant
sont indilTérents aux souffrances de plusieurs générations. L'his-
toire m'apprend que de nombreuses théories sont tombées dans
l'oubli, et la société souffre comme devant.
Et pourtant, la réforme sociale est nécessaire, indispensable.
Tout le monde le sent, même ceux qui sont contents de l'état
actuel, mais ils voudraient seulement que le renversement se fit
après leur mort.
Quelques autres poursuivent des réformes par des voies hon-
nêtes ou malhonnêtes, per fas et nefas.
Nous voyons devant nous un élément nombreux et fort qui
est contraire au progrès, et qui se compose de quelques millions
d'hommes.
« Qu'est-ce que cela ? s'écriront les partisans des change-
a ments violents, — quand même il y en aurait dix millions! Et
a le peuple? »
On peut leur répondre :
Vous connaissez ic peuple; on le change en un jour.
Il prodigue aisément sa haine et son amour.
Mais il y a une chose plus importante qu'il faut prendre en
considération. Qui esl-ce qui fournit les moyens de soutenir le
— 18 —
despotisme^ si ce n'est le peuple? Qui donc paye les gouter-
nements? qui donc s'enrôle dans les armées? qui donc construit
les forteresses? qui donc entre au service de l'État? Dans pres-
que tous les pays, le peuple entier sert^ bon gré^ mal gré, le
pouvoir absolu.
Il faut donc réformer la société en l'éclairant. Mais conmient?
— Voilà la question.
Nous avons vu que la révolution est impossible. Une autre
question se pose d'elle-même ; Est-^Ue nécessaire ?
*
* *
Avant de chercher une réponse à cette question, envisageons la
situation de la société en général. Nous avons plus ou moins ap-
profondi les conditions dans lesquelles se trouve la force, l'arbi-
traire qui tient les nations en lisières. Examinons à présent les
idées qui ont cours dans les divers cercles de la société.
Je vais tâcher de saisir les nuances principales de la pensée
publique, en abordant l'examen des idées sociales et politiques.
Une violence faite à la nature ne demeure jamais impunie.
Chaque fois que la force a renversé l'ordre en violant les lois
de la nature, la réaction a été inévitable. Chaque fois que la
force en est venue aux derniers excès, l'humanité a été con-
trainte aussi de recourir aux moyens extrêmes.
Cette force brutale, après avoir organisé le mal sous diverses
formes, tâcha de conserver ce mal; de son côté l'humanité, dont
le droit naturel est d'user des lois primitives, source de toutes
les autres, tâcha d'anéantir le mal et de le déradîier.
Quelques-uns ayant observé que les moyens employés jusqu'à
ce jour n'avaient pas abouti, résolurent de commencer par tout
bouleverser pour réduire la société à l'état de table rase. C'est de
la sorte qu'en face du pouvoir conservateur se dressa le radica-
lisme qui réclame violemment la liberté et ses droits.
C'est un moyen extrême, désespéré.
Les théories des radicaux s'appuient-elles sur une base sûre et
solide? Sont-elles pratiques? C'est ce que nous allons voir.
~ 19 —
n existe dans la loi naturelle de l'homme un instinct conscrvik-
teur, défenseur de tout ce que la Providence lui a donnée défen-
seur de toutes les conquêtes que la liberté permet d'atteindre et
qui sont des conditions indispensables de la vie. Mais quand on
veut défendre quelque chose, il faut avoir quelque chose à dé-
fendre. Chaque homme est naturellement conservateur, c'est-à-
dire* qu'il a besoin de tranquillité et de la libre disposition des
biens qu'il possède. S'il ne possède pas ces biens et s'il ne
peut les acquérir par là même qu'il est privé de liberté, g'il voit
que d'autres sont arrivés à la fortune à force de violence et dé-
fendent cette fortune illégitimement acquise, alors se réveille en
lui l'envie, ce juste désir de posséder légitimement ce que d'au-
tres possèdent illégitimement; n'ayant rien à perdre, il cherche
à bouleverser de fond en comble tout l'ordre social. Lui aussi
veut être conservateur, mais il veut auparavant avoir quelque
chose à conserver.
On peut dire que l'élément destructeur caractérise principale-
ment le génie du progrès poussé au désespoir.
Ce qui frappe le plus dans toutes les théories radicales, c'est
le manque d'une base seule et unique. Elles s'appuient l'une siur
l'autre, et s'épaulent réciproquement, comme si elles §cntaient
qu'elles vont tomber. Elles n'ont pas de point d'appui. La terre
se dérobe sous elles. .
Les radicaux ne voulant accepter aucun principe reconnu jus-
qu'à eux, en inventent de nouveaux. A peine ces fondements
sont-ils jetés, qu'il se présente un autre réformateur; celui-ci les
renverse et en pose d'autres. Ainsi se sont succédé Owen,
Saint-Simon, Fourier. Enfin arriva Proudhon qui dit : « Ce sont
des sots. » Leurs successeurs croyaient avoir déjà trouvé la
pierre philosophale ; la raison. Tous alors de s'écrier : le ratio-
nalisme! le rationalisme! comme si jusque-là personne n'avait
eu de raison et n'avait su penser ! comme si c'était là une nou-
velle découverte!
Mais quoi? la raison en elle-même est une abstraction. Elle a
besoin d'une forme quelconque. Autrement on peut l'éteindre
sans peine. Arrive le premier venu qui dit : « Votre raison n'a
— 20 —
pas le sens commun; c'est moi qui possède la "VTaie raison. » A
qui s'en rapporter?
Ainsi ont été détruits les principes religieux et les liens so-
ciaux. Ce sont choses bien vieilles que toutes ces théories, dit-
on. C'est vrai. Mais l'esclavage n'est pas non plus chose très-
nouvelle. • ^
Poitfquoi la société saisit-elle avec tant d'avidité ces milliers
de rêves et de sottises qui se répètent depuis des siècles, après
s'être tant de fois dissipés? Parce qu'elle désire la liberté, parce
qu'elle ne sait qu'invoquer, parce qu'elle ne sait plus discerner
le vrai du faux.
Jetons d'abord un coup d'œil sur les relations quotidiennes de
la vie. Sur quoi reposent-elles? Est-ce sur la foi religieuse ou sur
le sentiment de la dignité personnelle ? Non ! sur les ruines des
principes essentiels, on a voulu jeter une base universelle :
l/HONNET-n
Grand mot! mobile de la plupart des luttes publiques et pri-
vées.
Dans la guerre meurtrière d'Amérique, celui qui mourait pour
le maintien de l'esclavage, qui permettait de traiter des hommes
pis que des animaux, s'imaginait moiuir avec honneur. Le sol-
dat moscovite regarde comme un honneur de défendre son tzar.
Un lâche journaliste qui soutient la cause du despotisme prétend
que c'est pour lui une obligation d'honneur. Un employé vénal
parle de l'honneur. Le premier poltron venu a toujours à la bou-
che le mot honneur. Parmi les nombreuses nuances de l'hon-
neur, les unes sont dignes de respect, les autres provoquent l'in-
dignation, d'autres appellent le ridicule. Plusieurs ont pour source
commime la justice; les autres viennent de l'habitude. Un patriote
qui ne commettrait pas un acte de nature à blesser la dignité de
sa nation, commet un excès qui entache sa dignité personnelle.
Plus d'un marchand, qui pour rien au monde ne compromettrait
son caractère commercial ni ne se départirait de la routine accep-
— 21 —
tée dans le négoce^ n'hésite pas à faire une démarche déloyale
contraire à toute justice. Qu'on propose ù un riche banquier de
faire contresigner par une tierce personne un reçu de mille
francs délivré par lui, il rougira d'indignation de ce doute émis
sur sa solvabilité. Mais que l'occasion se présente à lui de réali-
ser un demi-million au préjudice évident du prochain^ il n'hési-
tera pas un instant. En plus d'un pays où le crédit honore^ la
banqueroute n'a jamais passé pour déshonorer. C'est moitié par rail-
lerie, moitié sérieusement et non sans une certaine tristesse que
M. Octave Feuillet exprimait si bien ces idées surl'honneiu' : « Je
puis m'abuser, mais j'ai toujoiurs pensé que l'honneur, dans notre
vie moderne, domine toute la hiérarchie des devoirs. Il supplée
aujourd'hui à tant de vertus h demi eiïacées dans les consciences,
à tant de croyances à demi mortes, il joue, dans l'état de notre so-
ciété, un rôle tellement tutélaire, qu'il n'entrera jamais dans mon
esprit d'en affaiblir les droits, d'en discuter les arrêts, d'en subor-
donner les obligations. L'honneur, dans son caractère indéfini,
est quelque chose de supérieur à la loi et à la morale : on ne le
raisonne pas, on le sent. C'est une religion. Si nous n'avons
plus la folie de la croix, gardons encore la folie de l'honneur ! »
Faut-il parler du duel ?
« Gardez-vous, dit J.-J. Rousseau, de confondre le nom sacré
« de l'honneur avec ce préjugé féroce qui met toutes les vertus à
« la pointe de l'épée et n'est propre qu'à faire de braves scélérats.
a Le citoyen doit sa vie à la patrie et n'a pas le droit d'en dis-
a poser sans le congé des lois, à plus forte raison contre leur
« défense.
a Qui aime la vertu doit apprendre à la servir à sa mode et
u non à la mode des hommes. Je veux qu'il en puisse résulter
a quelque inconvénient. Mais au fond quel est-il? Les murmures
« des gens oisifs, des méchants qui cherchent k s'amuser des
« malheurs d'autrui? Voilà vraiment un grand motif pour s'en-
a tr'égorger! Si le philosophe et le sage se règlent, dans les plus
« grandes affaires de la vie, sur les discours insensés de la mul-
a titude, que sert cet appareil d'étudiés, pour n'être au fond
a qu'un homme vulgaire?
— 22 —
« Le fanfaron, le poltron veut à toute force passer pour brave.
« Celui qui feint d'envisager la mort sans effroi, ment. Tout
« homme craint de mourir. C'est la grande loi des êtres sensi-
« blés. Mais... quelle espèce dp mérite peut-on trouver à braver
tt la mort pour commettre un crime?
« Celui qui s'estime véritablement lui-même est peu sensible à
« l'injuste mépris d'autrui et ne craint que d'en être digne. Si
« les vils préjugés s'élèvent un instant contre lui, tous les jours
c( de son honorable vie sont autant de témoins qui les récusent.
« Mais ce qui rend cette modération si pénible à un homme ordi-
« naire, c'est la difficulté de la soutenir dignement; c'est la né-
« cessité de ne commettre ensuite aucune action blâmable.
« Un outrage en réponse à un autre ne l'efface point ; le pre-
« mier qu'on insulte demeure le seul offensé. Souvent on sacrifie
« son honneur à un faux point d'honneur. Souvent on sacrifie
« son honneur poiu* gagner la réputation d'un bon spadassin. Il
« ne suffit pas de faire voir qu'on est brave pour montrer qu'on
« n'a pas tort.
« On dit qu'il est des fatalités qui nous entrament malgré nous
« et que quand une affaire a pris un certain tour, on ne peut
« phis éviter de se battre ou de se déshonorer. Il faut distinguer
a l'honneur réel de l'honneiu" apparent. Quelqu'un vous accuse
« injustement. Vous le provoquez. Qu'y a-t-il de commun entre la
« gloire d'égorger un homme et le témoignage d'une àme
« droite?... Quoi ! les vertus qu'on a périssent-elles sous les men-
a songes d'un calomniateur? et l'honneur du sage serait-il à la
« merci du premier brutal qu'il peut rencontrer? On dit qu'un
« duel témoigne qu'on a du courage, et que cela suffit pour
« effacer la honte ou le reproche de tous les autres vices. A ce
« compte, un fripon n'a qu'à se battre pour cesser d'être un
a fripon ! Les discoiu's d'un menteur deviennent des vérités sitôt
(( qu'ils sont soutenus à la pointe de l'époe ! Et si 'l'on vous accu-
« sait d'avoir tué un honune, vous en iriez tuer un second
c( pour prouver que cela n'est pas vrai !...
« Les plus vaillants hommes de l'antiquité songèrent-ils jamais
« à venger leurs injures personnelles par des combats particu-
— 23 —
« liers? César envoya-t-il un cartel à Caton, ou Pompée à César
« pour tant d'affronts réciproques ? et le plus grand capitaine de
« la Grèce fut-il déshonoré pour s'être laissé menacer du bâton ?
« D'autres temps, d'autres mœurs, je le sais ; mais n'y en a-t-il
« que de bonnes ?
« L'honneur n'est point variable. Il ne dépend ni des temps,
« ni des lieux, ni des préjugés; il ne peut ni passer ni renaître ;
« il a sa source éternelle dans le cœur de l'homme juste et dans
« la règle inaltérable de ses devoirs.
« Si les peuples les plus éclairés, les plus braves, les plus ver-
« tueux de la terre n'ont point connu le duel, je dis qu'il n'est
« pas une institution de l'honneur, mais une mode affreuse et
« barbare digne de sa féroce origine.
a Reste à savoir si, quand il s'agit de sa vie ou de celle d'au-
« trui, l'honnête homme se règle sur la mode, et s'il n'y a pas
« alors plus de vrai courage h la braver qu'à la sidvre. Que
« ferait celui qui s'y veut asservir, dans des lieux où règne un
« usage contraire ? A Messine ou à Naples il irait attendre son
« homme au coin d'une rue et le poignarder par derrière ! Cela
« s'appelle être brave dans ce pays-là -
tt L'honneur d'im honnête homme n'est point au pouvoir d'un
« autre, il est en lui-même, et non dans l'opinion du peuple.
« L'honneur ne se défend ni par l'épée ni par le bouclier, mais
« par une vie intègre et irréprochable ; et,., vraiment ce combat
« vaut bien l'autre en fait de courage.
« Le monde est plein de ces poltrons adroits qui cherchent,
« comme on dit, à tàter leur homme, c'est-à-dire à découvrir quel-
tt qu'un qui soit encore plus poltron qu'eux et aux dépens du-
ce quel ils puissent se faire valoir.
« La force de Tâme met toujours la vertu au-dessus des événe-
« ments et ne consiste pas à se battre, mais à ne rien craindre,
« Tel est le vrai courage. »
A ces belles paroles je n'ai rien à ajouter* Je les ai citées
pour attirer l'attention sur les signes extérieurs de la société,
sur ses formes et sur sa physionomie, en arrêtant l'esprit sur
son caractère général ; j'ai voulu rappeler à la mémoire non-
— ::^ 1 —
seuleiiient un mal'eiiraciné cuiiime ie duel, luuis encore un mal
bien plus grand qui est la cause de froissements peu importants
en apparence^ mais qui le sont réellement dans leurs résultats^
mal qui^ prenant sa source dans les préjuges et la halne^ enfante
les préjugés et la haine.
Je veux parler de l'impolitesse. Ce n'est pas une cbose aussi
sec:ndaire qu'on veut bien le croire. L'honneur est réellement
un droit sacré et le signe distinctif de la dignité de l'homme.
Le luel est une institution barbare^ odieuse, la honte du pro-
grès. Mais comment remédier à ce que l'honneur ne soit pas ex-
posé à chaque instant à des milliers .de ])etites agressions sou-
vent insupportables?
Quoi de plus facile que de dire à un honnne oiïensé : méprise
cette offense. Mais il n'est pas donné à tout le monde de s'élever
à cette hauteur. II existe dans les hautes sphères de la société
une idée de l'honneur, très-raffinée dans toutes ses nuances, que
je nommerais moi une idée dénaturée ; « Monsieur ! je vous of-
fense. » — « Monsieur! je vous tue. » Et tout est dit.
Et maintenant, que voyons-nous dans la vie ordinaire? l.'n ri-
chard, un haut fonctionnaire, un dignitaire croit très-souvent
avoir le droit d'être impoli envers ses inférieurs. La plupart ne
peuvent que dévorer l'injure et se taire sans aller plus loin.
Dans ces cas le duel n'a pas lieu, mais des semences de haine
sont jetées dans la vie sociale. Que d'innombrables piqûres
d'épingles passent inaperçues ! piqûres d'épingles, auxquelles leur
position sociale expose bien des gens.
Si l'honneur doit être la base des relations privées, que celui
qui le respecte en soi, le respecte aussi chez les autres; ce n'est
qu'alors qu'il sera vraiment homme d'honneur.
Dans les classes inférieures de la société, on ne discute pas
sur l'honneur. Là se trouve quelque chose de supérieur à
l'honneur lui-même, je veux dire, le sentiment de la dignité
personnelle, fondé sur cette loi de l'humanité, dont la liberté est
la mère. Mais là aussi an |)eut remarquer l'absence de ce res-
pect réciproque, qui s'adresse à la dignité de l'homme. Celte di-
gnité se montre bien aux moments les plus importants, alors que
— 25 —
l'anioiir-iiroprc esl oiïcusé^ mais daus les relations quotidieimeit
elle est exposée à mille persécutions de détail.
L'eau qui tombe goutte à goutte^ mine les rochers. Il en ebt
ainsi de l'àme : de petites et continuelles agressions Kémousseut
sans la blesser^ et endorment sa sensibilité; mais d autre part, il
en est de plus fortes qui peuvent la blesser profondément ou y
laisser des traces ineffaçables.
C'est un défaut général de notre éducation, sans fondement
solide, que les relations quotidiennes de la société, soient pri-
vées de cette politesse qui frappe d'abord les yeux comme signe
de civilisation. Quand on embrasse d'un coup d'œil l'humanité
et ses progrès, il faut la considérer dans toutes les relations so-
ciales de la vie, et ne négliger aucun point de vue. Les plus pe-
tits détails se tiennent, et ont souvent une grande signification.
Voilà pourquoi, ce vernis extérieur, qui est le signe d'une bonne
éducation, cette politesse sans humilité, sans abaissement, et qui
prouve le respect de soi-même par le respect d'autrui, est autre
chose qu'une vaine forme, et manifeste au dehors la dignité
personnelle. En parler légèrement, c'est ne pas connaître la nature
humaine.
Voyons ce qui se passe dans les classes inférieures de la so-
ciété, prêtons l'oreille h quel({ues conversations, examinons les
usages reçus et sanctionnés par le temps dans certaines occa-
sions, et dans la vie de chaque jour. Celui qui n'est pas des-
cendu dans cette sphère, qui n'a pas vécu un seul instant au mi-
lieu des simples, ne peut savoir comment tout contribue à af-
faiblir peu à peu les qualités de l'àme, qui finissent par être en-
tièrement étouffées.
Pour s'en assurer, il suffit de voyager en chemin de fer eu
troisième classe, un jour de fête surtout, lorsijue l'odeur du vin
s'exhale des wagons. Une femme bien élevée mais pauvre, et
forcée de calculer sa dépense, peut-elle décemment y prendre
place ?
Tout cela est triste à voir. Mais si .nous sommes péniblement
affectés à la vue de gens mal élevés qui agissent contrairement
aux convenances, à plus forte raison sommes-nous frappés dou-
I. 2
— 26 —
loureusement de la manière d'agir^ souvent grossière et brutale^
de gens dont la conduite inconvenante est sans excuse.
Quiconque a beaucoup voyagé avouera que les ouvriers fran-
çais, et en général le peuple français, se distingue par une poli-
tesse particulière et presque exceptionnelle. Mais dans la vie or-
dinaire des Français, et surtout dans les classes supérieures, on
trouve une grande exagération dans la forme. Tel Français re-
garde comme une grande impolitesse de répondre oui ou non
sans ajouter le mot monsieur ou mademoiselle; ce qui ne l'em-
pêche pas de raconter les choses les plus immorales et de se ser-
vir des mots les plus lestes en présence de femmes et même
d'enfants.
De tous les peuples, le plus poli est le peuple allemand. En
Allemagne, la vie familière a quelque chose de froid, je l'avoue,
mais avec cela quel attrait dans ces formes esthétiques et dans
cette douce moralité! Les Français ont sacrifié le fond à la
forme.
En revanche, les Anglais sont les plus impolis des homnieâ.
Les Suisses, qui aiment à les imiter, ont quelque chose de dé-
plaisant et de rude dans leurs manières. Le grand seigneiur ita-
lien éloigne par sa fierté. Tous, plus ou moins, mesurent la di-
gnité personnelle à la fortune et aux capitaux.
Il est une autre extrémité qui choque encore plus que le
manque de politesse dans les rapports de chaque jour, c'est
la servilité, la bassesse qui rampe et se prosterne devant les
écus.
Tous ces rapports sont contre nature. Ils n'existent que faute
de principe moral bien déterminé.
u L'Américain a le sentiment de la dignité humaine, sans avoir
eu besoin de réfléchir sur l'égalité, qui a été et est encore l'objet
de tant de discussions, parce qu'il ne lui est pas même passé par
la tête que quelqu'un put s'estimer supérieur à lui. C'est pour-
quoi on ne voit dans les Etats du Nord ni haine, ni envie poli-
tique; on n'y trouve partout que le sentiment de la justice et la
confiance en soi-même, portée à un haut degré! Cola n'empêche
pas que les habitants de ce pays ne soient grossiers : seulement
— 27 —
leur grossièreté provient d'une autre sowce. La politique n'y
entre pour rien.
a Quant aux États du Sud, où l'esclavage existait encore récem-
ment, on y retrouve les mêmes défauts qu'en Europe : défauts
tellement enracinés chez nous que personne n'y fait plus at-
tention.
ttEn Europe, on entend ordinairement par la classe supérieure
les gens riches, sans tenir compte de leur éducation. Le pauvre
les regarde avec crainte et méûance parce qu'il voit dans leurs
mains un des plus puissants agents de la vie politique ; il se re-
présente immédiatement l'antagonispe inévitable qui existe entre
lui et cette classe. S'il est fier, c'est-à-dire s'il a le sentiment de
sa propre dignité, il témoigne de son indépendance par une cer-
taine insolence et parle mépris des conditions supérieures; s'il
n'est pas doué de ce sentiment, il ne sait que s'incliner et ramper.
Dans le premier cas, une disposition hostile aux pauvres se pro-
duit chez les riches, dans le second la classe supérieure traite
avec dédain la classe inférieure.
« L'Européen qui veut imiter l'indépendance de l'Américain est
impoli et emprunté. 11 lui semble que c'est une marque de li-
berté. Il lui manque le sentiment de l'indépendance, et il l'étudié
comme un acteur étudie son rôle. Aussi d'ordinaire tombe-t-il
dans l'exagération.
tt Là où l'Américain ne s'incline devant personne sans s'inquié-
ter de savoir si on le regarde ou non, l'Européen, qui veut l'imi-
ter, observe autour de lui l'effet qu'il a produit sur l'assistance ;
et c'est ainsi qu'il tombe dans l'impolitesse.
« Là où l'Américain entre dans une maison sans ôter son cha-
peau et ne regarde pas cela comme un manque d'éducation,
l'Européen, lui, l'enfonce sur ses yeux. »
11 n'est pas de publication qui se distingue par plus d'impoli-
tesse que les journaux américains, mais ce sont, à peu d'excep-
tion près, des produits européens nouvellement importés. Le
ton de la polémique est habituellement grossier et passionné^
porte le cachet d'une longue servitude et dénote un combat in-
térieur jusque-là secret, mais que chez les tempéraments qui ne
— 28 —
sont pas liabitués à son atmosphère^ la liberté fait éclater au
grand jour.
En Europe^ au contraire^ tandis que dans tous les rapports
entre particuliers on rencontre à chaque pas l'inégalité avec
toutes ses conséquences, je veux dire cette énorme différence
qui existe entre les idées et les points de vue si divers d'où dé-
coulent les appréciations, pendant que l'impolitesse du plus fort
est quelquefois poussée jusqu'à l'insolence, les hommes d'État ou
les personnages qui dirigent l'opinion se servent du mot de poli-
tesse pour arrêter et tenir en bride l'opposition apportée à leiu's
tendances nuisibles. Ces individus, sous prétexte de convenances,
étouffent le courage civil .
Ne savent-ils donc pas que dans la vie publique, l'homme,
ayant un but plus élevé, est soumis aussi à des lois différentes?
La bnitalité, cette négation de la politesse, ne doit s'y rencontrer
nulle part et en aucun cas. Mais lorsqu'il s'agit de la vérité et
des droits les plus sacrés de l'humanité, alors les mots inventés
pour en affaiblir le sens propre ne sont que ridicules. Il y a des
choses qu'il faut appeler par leur nom; tout ce qui est crime ou
lâcheté ne doit pas être enjolivé et déguisé. Plus d'une opinion,
émise dans une séance publique ou insérée dans les joiu*naux,
cache sous une forme polie et élégante une pensée qui trahit
des principes dignes d'être écrasés et foudroyés par le mépris et
la réprobation. L'orateur ou l'auteur se couvre de l'honneur
comme d'un manteau, et en appelle h la civilisation quand quel-
qu'un lui dit franchement son fait.
Par l'abus de la politesse et par son introduction dans la sphore
des affaires publiques, on entrave le courage civil. Voici un
homme que l'on ne veut souffleter, parce que frapper n'est pas ré-
pondre ; mais cet être vil foule aiuc pieds la dignité de la société, ne
peut-on du moins le souffleter par la parole? On donne un coup
de poignard avec politesse, c'est bien; mais que la parole puisse
servir de poignard ! Et encore il y a des organisations si dures
que le poignard même ne les percerait pas. Et puis le président
de l'assemblée vous rappellera à l'ordre; tel ou tel s'écriera ou
imprimera : « c'est une personnalité, une offense à l'honneur, »
— 29 —
et le courage civil perdra sa force sous rinfluenoe d'idées par-
tiales et fausses. C'est ainsi que sous le voilo ih l'iionneiur se
commettent les excès les plus infâmes, et que quelquefois les
questions les plus importantes se décident par le duel.
Et je demande, pour conclure, si Thonneur peut être h base
des rapports sociaux, et s'il faut s'étonner, après cela, de la con-
fusion qui règne en toutes choses.
Mais voici un autre mot, souvent répélé, auquel on donne un
sens dictatorial :
L OPINION PUBLIQCK
Parlons donc de l'opinion publique. Au moyen âge, deux classes
d'habitants réglaient seules le sort des États : c'étaient les prêtres
et les soldats. La rareté des guerres des conquêtes faisait qu'une
grande partie de la population se livrait à un travail utile. Avec le
temps se forma la classe moyenne qui a pris peu ^ peu la plus belle
part dans la direction générale de l'esprit humain, et créa de vastes
branches de isavoir, auxquelles la civilisation moderne doit son
origine. L'esprit eiu-opéen ne s'occupa plus, comme autrefois, de
guerre et de théologie; il commença à concevoir les buts élevés
de la société et devint civil. La classe des gens intelligents s'aug-
menta avec son importance. Chaque accroissement de son pou-
voir diminua l'autorité des deux classes, en réprimant les préjugés
et l'amour féroce de la guerre. L'opinion publique avait donc
trouvé sa base, la civilisation ; elle n'était pas entravée dans sa
direction parce qu'elle était indépendante et par conséquent forte
et pleine de dignité. C'était au moment de la transformation du
système . despotique féodal et anarchique en système absolu et
monarchique.
Les preuves de l'accroissement et du progrès de la classe
ipoyenne sont si visibles et si incontestables qu'on les peut suivre
pas à pas en étudiant toutes les conquêtes faites sur le terrain de
la science par cette intelligente armée.
Cette troisième classe^ le Tiers-État^ se développa pendant le
L 2.
— 30 —
quatorzième et le quinzième siècle^ avec une activité indépen-
dante mais vague encore et indéfinie; au seizième siècle cette
activité prit des formes déterminées et fit éruption dans les mou-
vements religieux; son énergie de plus en plus pratique se mani-
festa au dix-septième siècle par de nombreuses luttes contre les
abus des gouvernements (V. Buckle, 1. 1, p. 177).
Quand le pouvoir monarchique arriva à son apogée^ quand
Louis XIV osa dire : « VEtat, c'est moi, » il pouvait ajouter « l'o-
pinion publique, c'est moi. » Il en était réellement ainsi.
Lully, célèbre compositeur, avait écrit un opéra sous le titre
à'Armide qui déplaisait tant au public que le théâtre était vide
quand on le représentait. Indigné de cette cabale, mais enchanté
de son œuvre, LuUy fit jouer son opéra devant lui seul et en fut
l'unique spectateur. On raconta ce fait à Louis XIV, espérant
amuser le roi de cette ridicule originalité. Louis répondit sérieu-
sement : « Lully est musicien et s'y connaît mieux que personne.
S'il juge que son œuvre est bonne, il faut qu'elle le soit. » Aus-
sitôt la cour et la capitale changèrent d'avis. Le théâtre fut plein,
on trouva que VArmide était un chef d'œuvre.
A la fin du dix-huitième siècle, l'opinion publique reprit son au-
torité et se manifesta plus clairement, dans toutes les branches
de la vie publique et privée.
Cependant dans certaines classes de la société, elle se confor-
mait servilement aux idées, et aux modes de la cour. La cor-
ruption introduisit l'usage de la poudre et d'énormes perruques.
C'est une invention de vieux libertins qui, pour cacher les li'aces
de leur âge, imaginèrent de se masquer, afin de pouvoir être
confondues avec la jeunesse. Tout le monde adopta cette mode.
Un vieillard décrépit ne différait plus d'un jeune homme de vingt
ans; une coquette de soixante ans ressemblait à une florissante
jeune fille. Tous avaient les cheveux gris, et le visage badi-
geonné de blanc et de rouge. La mode devint universelle. On au-
rait dit que tout le monde était devenu fou. C'était un uniforme
que revêtait l'opinion publique, un déguisement de la conscience.
Plus tard, l'opinion publique eut son jour de triomphe; mais
cela ne dura pas longtemps.
— 31 —
De ce chaos intellectuel ne pouvait sortir une idée générale.
Napoléon vint : et tout le monde se croisa les bras.
Cependant^ de la Révolution^ il est resté des idées qui, conçues
par des esprits profonds et jetées dans un bon terrain, ont porté
des fruits utiles. La législation, la diminution de la prérogative
royale, et le sentiment de leur propre force, se manifestant chez
les peuples, établirent les bases de la seule souveraineté légitime,
celle de Vopinion publique, libre et échiirée.
Avec 1815, tout changea. La Restauration relevant le despo-
tisme, détruisit toutes les conquêtes de l'humanité sur ce ter-
rain. Ses agents devinrent radicaux dans leur genre. Ils com-
prirent que rppinion publique était plus terrible pour eux que
toutes les constitutions. Ne pouvant la dominer, Ds tâchèrent de
s'en emparer, et de la diriger conformément aux buts monar-
chiques.
C'est à partir de ce temps seulement que la presse était devo
nue l'organe de l'opinion publique. Puisque la portée de la voix
publique devenait plus forte, il suffisait de crier plus haut qu'elle
pour l'étouffer. Pour en venir là, les gouvernements ne reculè-
rent devant aucun sacrifice, et donnèrent autorité et crédit à
certains joumanx, afin d'agir sur les esprits par leur concours.
La plupart des journaux acceptèrent ce rôle infâme. On eût dit
des corbeaux payés pour étouffer par leiu's croassements le
chant du rossignol.
Certaines rédactions changèrent avec la plus grande impu-
dence de ton et de couleur. Les joiurnaux les plus libéraux pas-
sèrent au camp de l'absolutisme le plus despotisque, et vice versd
sans même changer de titre, ni de rédacteur en chef. Tels fu-
rent de nos jours ; la Presse, le Times, VAllgemeine Zeitung, le
Journal de Francfort, l'Europe et une multitude d'autres.
Veut-on embrasser d'un coup d'œil l'état dans lequel se trou-
vait l'opinion publique à la fin du dix-huitième et au commencement
du dix-neuvième siècle, qu'on {)arcoure l'ouvrage intitulé ; Die-
tionnaire des girouettes, avec cette devise de Saahdi: « Si la
peste accordait des pensions, la peste même trouverait des flat-
teurs et des esclaves. »
— 32 —
On sait qu'un des principaux cliefs de l'opinion publique a été
Chateaubriand. Il l'a dominée par son influence magique; il était
ridole de la foule. Il me semble que quelques détails de sa vie
méritent d'être pris en considération^ comme preuve de l'élasti-
cité des idées chez les hommes célèbres, qui dirigent la société.
M. de Chateaubriand, âgé de dix-huit ans, et faisant alors
partie de la cour de Louis XVI, fut un admirateur passionné
de la guerre de l'indépendance américaine. En 1790, il partit
pour l'Amérique, persuadé qu'il était plus commode d'admirer
un pays qui avait déjà conquis sa liberté, que de travailler à
l'établir par la révolution. Dans le pays des Hurons, M. de
Chateaubriand apprit d'un journal anglais, que le roi était en
prison. L'ancien admirateur de la république des États-Unis ren-
tra en France, et prit les armes contre sa patrie qui se battait
pour son indépendance. Grièvement blessé au siège de Thion ville,
il partit pour l'Angleterre où, après s'être rétabli, il vécut de tra-
ductions et de leçons de français. Cinq ans plus tard, il publia son
Essai historique, politiqtie et moral sur les révolutions anciennes et
modernes j considérées dans letir rapport avec la révolution fran-
çaise, ouvrage plein d'idées libérales, et ayant une tendance répu-
blicaine. A Londres, il fit imprimer une brochure antireligieuse,
dont il confia la vente à M. Diilau, bénédictin de Sorèze, et libraire
de l'émigration française. M. Dulau, après l'avoir lue, lui dit fran-
chement que l'époque des attaques contre la religion était passée,
et qu'une publication de ce genre, serait mal reçue. Il ajouta que
le moyen le plus sûr de conquérir le respect du public était la
défense de la foi chrétienne. Cela lui sembla juste; et il se mit
à composer son célèbre Génie du Christianisme,
A sa rentrée à Paris, quand Bonaparte fut élu premier consul,
M. de Chateaubriand publia une partie de son Atala, avec une
préface, où, il appelle Bonaparte un homme envoyé par la Provi-
dence, a On sait, dit-il, ce qu'est devenue la France jusqu'au mo-
meîit où la Providence a fait paraître un de ces hommes qu'elle
envoie en signe de réconciliation, lorsqu'elle est lassée de punir. »
Atala fit beaucoup de bruit. Peu de temps après, il fit paraître
le Génie du Christianisme, que le public accueillit avec enthou-
— ss —
siasme. Le Premîer-Consu]^ cherchant à se concilier le saint-siége^
crut gagner la faveur du Pape en envoyant à Rome l'auteur de ce
fameux ouvrage, avec le caractère de premier secrétaire d'am-
bassade auprès du cardinal Fesch. Mais M. de Chateaubriand fut
trèîy-mal reçu à Rome. Les prêtres étaient scandalisés, « de ce
qu'il avait fait un roman de la religion. » Un peu plus tard il vou-
lut donner à sa fille le nom d'Atala. Le prêtre refusa de baptiser
l'enfant, prétendant qu'il n'y avait aucune sainte de ce nom.
Alors s'engagea une dispute assez vive. Une plainte fut portée à
ce sujet devant le cardinal, qui prit le parti du prêtre. « Soit dit
entre nous, lui dit M. de Chateaubriand avec colère. Votre Emi-
nence doit bien savoir qu'il n'y a pas une si grande difTérence
entre Atala et beaucoup d'autres saintes. »
Mécontent de son séjoiu* à Rome, il quitta cette ville ingrate,
et, se dévouant au service de Bonaparte, il reçut la dignité d'am-
bassadeur près la République du Valais, mais il donna sa démis-
sion après la mort du duc d'Enghien.
Il partit pour Jérusalem, d'où il rapporta un flacon d'eau du
Jourdain.
En qualité de rédacteur du journal îe Mercurey dont il était le
propriétaire, il y inséra des articles injurieux contre l'Empereur :
ce qui lui fit perdre la propriété de son journal et le droit de
Je rédiger.
Comme il manquait d'argent pour la publication de son Voyage
de Paris à Jérusalem, il y glissa quelques paroles adroites &
propos de la gloire militaire, paroles qui le réconcilièrent avec
Napoléon. Dans cet ouvrage, l'auteur établit le principe que c*est
au système de Vesclavage qu'il faut attribuer la supériorité de
rantiquité sur les temps modernes. Voilà ce que soutenait Fau-
teur du Génie du Christiatiisme, le pèlerin de la terre sainte !
Napoléon lui-même, croyant à l'influence réelle de M. de Cha-
teaubriand sur l'opinion publique, voyait un intérêt politique
à le conser\'er dans son parti. Il se montra fort étonné de ce
que son Génie du Christianisme n'eût pas été mentionné dans
les prix décennaux. Cette remarque de l'Empereur le fit en-
trer à l'Institut après la mort de M. Chénier. M. de Chateaubriand
-. 34 —
en voulait à son prédécesseur pour la satire intitulée les Nour
veaux saints, qui avait été composée contre lui et M. de La
Harpe. Il remplit son discours de réception d'épigrammes à l'a-
dresse du défunt^ avec tant de haine et d'orgueU^ que la commis-
sion désignée pour l'examiner en prononça le rejet. Une vive dis-
pute partagea la capitale. Napoléon se fit apporter ce discours^ et,
après l'avoir lu, il s'écria : « Depuis quand l'Institut se permet-il
d'être une assemblée politique? Faire des vers, corriger la lan-
gue, voilà son affaire. Qu'il ne sorte jamais du territoire des
Muses, autrement... il y a pour lui des petites maisons. » C'était
une attaque portée à l'opinion publique ainsi qu'à M. de Chateau-
briand. Alors l'ancien admirateur de la république américaine et
de Vhomme que la Providence avait envoyé en signe de récorid-
liation, lança contre ce même homme de la Providence, quand
il fut vaincu par les Bourbons, sa brochure : De Buonaparte et des
Bourbons, où les injures sont répétées à satiété. Cette petite pu-
blication vit le jour aussitôt que Paris fut occupé par les Moscovites
et l'armée alliée. Ce qui la distingue, c'est l'accent insolent, la me-
nace furieuse et la mauvaise foi. Des Français, qui venaient de
se prosterner devant Napoléon, foulaient aux pieds le lion abattu.
Louis XVIII appela ce pamphlet son armée de cinquante mille
hommes. Ensuite M. de Chateaubriand publia ses Réflexions po-
litiques, écrites sous l'influence et les indications du même roi.
A la même époque Napoléon débarqua sur les côtes de la Pro-
vence. Les nobles qui avaient nommé Louis XVIII le sauveur de
la France, pâlirent, les paysans reçurent le héros avec enthou-
siasme. Les Bourbons s'enfuirent pendant la nuit; M. de Chateau-
briand les suivit.
M. Ney, jadis maréchal de l'empire, favori de Napoléon, grand
officier de la Légion d'honneur, disait à Monsieur ; « Son Altesse
royale va voir avec quel zèle je servirai mon roi légitime. » U
baisait la main de Louis XYIII et s'écriait avec tendresse : « Sire !
la plus belle journée de ma vie sera celle où je pourrai donner les
preuves de mon dévouement à Yotre Majesté. » A peine aVait-il
prononcé ces paroles, que ce chevalier de l'ordre de Saint-Louis,
après la fuite des Bourbons, lança la proclamation suivante :
— 35 —
« Soldats ! la cause des Bourbons est perdue à jamais. La seule
dynastie légitime monte sur le trône dans la personne de l'Em-
pereur Napoléon. Enfin la liberté triomphe. » Pour cette procla-
mation^ Ney devint pair de France. La vie et la fin de celui, qui
avait été duc de la Mof^howa, n*est, après tout, que l'image fidèle
de vies semblables. Ney fut fusillé. Combien de personnes il fau-
drait fusiller si tous étaient jugés avec autant de sévérité !
M. de Chateaubriand devint, à Gand, ministre du cabinet de
Louis XVIII; lorsqu'un libraire lui proposa Tachât de ses œuvres,
il répondit fièrement : « Monsieur, je suis ministre du roi et non
auteur de profession. Pour moi, la littérature n'est qu'un amu-
sement. » C'est par amusement, sans doute, qu'il se fît rédacteur
du Moniteur de Gand! Dans sa position nouvelle, il publia un
rapport au roi, sur l'état politique de la France, qui entrait tel-
lement dans les vues de Napoléon, que celui-ci ordonna de l'im-
primer et de le répancbe dans toute la France. Après Waterloo,
Chateaubriand, à la tête d'une députation, adressa la parole au
roi en ces termes : « Sire ! vous avez saisi de nouveau le glaive
confié par le Monarque des cieux aux monarques de la terre,
pour assurer le bonheur des peuples. » Ces paroles valurent à
Chateaubriand le ministère d'État et la pairie. Qui ne sait l'im-
portance attachée par l'opinion publique à toutes ces dignités?
Voilà le moyen d'y arriver. Par un ordre du roi (du 21 mars
(816), Chateaubriand fut admis au nombre des quarante de
l'Académie. Tout d'un coup, celui qui prétendait que le Mo-
narque des cieux avait confié le glaive aux monarques de la
terre pour assurer le bonheur des peuples, conçut l'idée de créer
un parti hostile au pouvoir royal, en augmentant indéfiniment
les privilèges de la Chambre des pairs, qui pesait déjà suffisam-
ment sur les destinées de la nation. C'était, suivant la propre dé-
claration de cette coterie, un besoin de renforcer l'aristocratie.
Chateaubriand a développé ses idées à ce gujet dans son ouvrage
intitulé : De la monarchie selon la Charte. Dans cette publication
l'auteur ne parle plus « du glaive du monarque des cieux, » mais
se présente comme un défenseur zélé des franchises constitution-
nelles. Trois jours après la mise en vente de l'ouvrage, le Jfont^
— 36 —
teur contenait cet entrefilet : « Le vicomte de Chateaubriand
cesse de ce jour d'être compté au nombre de nos ministres
d'État. »
Les partisans du ministre virent en lui une victime. Le Fau-
bourg Saint-Germain répéta : « Bonaparte même n'aurait pas
commis une telle atrocité. » Après avoir perdu la faveiur royale.
Chateaubriand revint à la littératiure. Dans les journaux, û soute-
nait vivement la liberté des élections, mais il écrivait contre la
liberté de la presse. En même temps il attendait une occasion de
se réconcilier avec le roi.
Le duc de Bordeaux vient au monde. Chateaubriand prend
son flacon d'eau du Jourdain, s'empresse de se rendre à la cour
et l'offre pour le baptême du nouveau-né. Le roi lui fait payer
cent mille francs ce petit cadeau. En 1822, il le nomme son mi-
nistre des affaires étrangères. Chateaubriand se crut enfin à sa
place. Dans ses Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry,
écrits d'un style ampoulé, plein d'expressions prétentieuses, il
porte les Bourbons jusqu'aux nues. N'ayant pu s'entendre avec
\illèle, ministre des finances, un des personnages les plus vils
qui aient jamais déshonoré le ministère. Chateaubriand, malgré
les services importants rendus à Louis XVIIÏ, se vit enlever son
portefeuille. Bientôt Villèle obtint du roi la promulgation du droit
de censure, dont, deux ans auparavant, il avait été le plus
violent adversaire; mais dans le moment actuel, il voulait ca-
cher ses actions dont les journaux parlaient trop haut. Cha-
teaubriand se montra le plus grand ennemi de la censure, lui
qui naguère avait déclamé contre la hberté de la presse. Il écri-
vit une brochure pleine d'éloquence, intitulée : De l'abolition de
la censure, où il démontrait qu'il n'y a pas de gouvernement
constitutionnel sans une presse libre. Cette brocliure trouva do
l'écho dans toute la France.
Au congrès de Vérone de 1822, composé des membres « de la
Sainte-Alliance » et réuni pour l'asservissement définitif do
l'Europe, Chateaubriand eut sa voix et sa place à côté du roi
de Prusse, de l'empereur de Moscovie, de l'empereur d'Autriche,
des rois dos Deux-Siciles et de Sardaigne, à côté de Weliing-
— 37 —
ton et de M etternich^ en qualité d'ambassadeur auprès de la cour
d'Angleterre^ muni de pleins pouvoirs.
Lorsque Tinsurrection de Grèce éclata^ il publia un bel ouvrage^
plein de libéralisme, intitulé Note sur la Grèce, et défendit éner-
giquement à la chambre des pairs la cause des Grecs.
Aussitôt le parti libéral mit toute son espérance en lui. Cha-
teaubriand passa définitivement à l'opposition et entraîna avec
fui^ non-seulement les jeunes écrivains qui étaient encore roya-
listes à cette époque, mais aussi toute l'Académie. Gela ne l'em-
pécha pas de publier, lors de l'avènement de Charles X (1824),
une brochure sous ce titre : Lerdest mort, vwe le roi !
En 1826, Chateaubriand prépara la première édition complète
de ses œuvres. Le libraire Ladvocat lui paya ses manuscrits six
cent mille francs*
Pendant la révolution du 29 juillet il se trouvait à Dieppe. A
la nouvelle de cet événement, il se rendit immédiatement à Pa-
riSj et l'adorateur des Bourbons fut salué avec enthousiasme par
le peuple, qui le porta en triomphe au-dessus des barricades
en criant : Vive la liberté ! Pltts de Bourbons!
L'ancien chef de l'opposition jura fidélité à la dynastie expul-*
sée; puis^ après avoir prononcé un discours magnifique à la
chambre des pairs, en faveur du duc de Bordeaux^ il disparut de
la scène politique.
A mon avis, U y a peu de tableaux plus propres à caractériser
les fluctuations de l'opinion publique à cette époque ; il y a peu de
vies comme celle de ce représentant d'idées diverses et même
opposées. Je ne veux point juger les actes du célèbre et savant
écrivain, qui a acquis des droits à la reconnaissance de ses con-
temporains pour avoir ramené les esprits vers ht religion, alors
ébranlée par de fausses doctrines; je n'entre pas dans les mo-
tifs de la conduite étrange qui distingue sa carrière politique
Je n'ai cité que des faits. J'ajouterai seulement que je ne com-
prends pas comment un homme supérieur peut prendre des che*
minssi détournés!
Si ce grand pilote de l'opinion publique a si souvent changé^
qu'est-on en droit d'attendre de la masse?
I. 3
— 38 —
Chateaubriand avait senti sa fausse position; il prévoyait
qu'un jugement sévère pourrait être un jour prononcé sur
son compte; aussi exprima4-il assez habiiement sa foi politique
en ces tenues : « Je suis bourbonnien par honneur^ monarchiste
par conviction, et républicain par tendance et par caractère. »
(Voir : Histoire de la vie et des ouvrages de M. de Ckateaulriand,
par Marin.)
Sur le même Chateaubriand, voici l'opinion de deux biogra-
phes :
a Sans autre armée que sa pensée, sans autres trésors que ceux
de Simonide, sans autre fortune que celle d'Aristide, sans autre
sceptre que le bâton d'Homère, sans autres intrigues que l'inspi-
ration et le travail. Chateaubriand, qui a eu l'insigne honneur de
populariser le premier la renaissance de la religion par la poésie,
par le roman et par l'histoire, est véritablement la grande et
seule royauté littéraire de l'époque. Encadrez donc dans quel-
ques lignes froides et mesquines cette rapide et merveilleuse
« succession de tableaux magiques que le peintre lui-même s'est
chargé de ranger artistement dans une large et solennelle gale-
rie!... Inclinez- vous, humble biographe, et confessez votre im-
puissance I... »
Un autre biographe n'est pas si modeste et se permet de le
juger en quelques lignes : « La religion, non-seulement n'est
point innée chez M. de Chateaubriand, mais encore il est bien
loin d'être aussi religieux qu'on semble le croire au faubourg
Saint-Germain. En politique, il n'a point d'idées fixes. Il est
plutôt un républicain manqué que toute autre chose. »
Et voilà l'opinion publique!
Le nombre de ceux qui dirigent l'opinion de la société s'élève,
de nos joiu*s, àun chiffre immense. Au commencement il y avait
autant d'idées que de théories, de réformateurs que de partis.
Aujourd'hui nous pouvons dire : Quot capita tôt sensus. Impos-
sible de trouver une base à toutes ces opinions. Tout est sus-
pendu dans les airs. Les journaux sont les voiles de ce vaisseau
ballotté de çà et de là; les publicistes jouent le rôle des matelots
et le rédacteur en chef celui du pilote* Mais de capitaine^ — point»
— 3Ô —
Le gouvernail est à qui le veut, le commandement â qui s*en em-
pare, et Ton navigue sans boussole.
Au-dessus du vaisseau flottent des pavillons et tournent des gi-
rouettes diverses. Le roi des girouettes est M. Emile deGirardin.
Citer un seul exemple de l'époque actuelle, serait trop peu. En
citer beaucoup, serait trop long. Tout le monde se souvient des
palinodies de 1848 et de 1849.
Prenons quelques manifestations de l'opinion publique dans les
événements les plus récents.
La guerre pour l'indépendance de l'Italie, la plus belle page de
l'histoire d'un peuple malheureux, étendu depuis tant de siècles
sur le lit de la torture et maltraité sans miséricorde par tous les
monarques d'Europe, cette guerre, la plus belle page aussi de
l'histoire du dix-neuvième siècle, Proudhon l'a appelée une co-
médie. Par conséquent, d'après ce publiciste, des hommes tels
que Cavour et Garibaldi ne seraient que des comédiens!... Quant
à moi, je le déclare, ce mot appliqué dédaigneusement à cet acte
sublime me semble un crime et une lâcheté. Et l'opinion pu-
btique permet de prononcer de pareils blasphèmes!
Lorsque pendant la lutte désespérée des Polonais contre les
Moscovites, Mouravieiï renouvelait les barbaries inouïes des an-
ciens temps, et que le tzar lui donnait pour récompense des
titres et des décorations, tandis que la nation lui offrait la
statue de saint Michel, il se trouva un journal allemand, la
Kreui-Zeitung, pour lui décerner le titre d'ami de l'humanité
[humaner Mann), Je cite ici un passage de cette gazette : « L'iiisr
toire impariiaU appréciera un jour, à leur juste valeur, les mé-
rites de cet honnête patriote qui, par son zèle irifatigahle, a con-
quis des droits à la reconnaissance non-seulement de la Russie,
mais de tous les amis de la vérité et de l'ordre. U a réprimé
l'insurrection polonaise par des moyens sages et humaÎTis ainsi
que par son énergie. La plus grande partie du peuple russe re-
garde cet homme distingué comme son Sauveur. »
Un autre journal allemand, saisi d'une noble indignation, ré-
pond à la KreuzrZeitung en ces termes : « Si Néron et Caligula
ont eu leurs flatteurs, le bourreau d'Alexandre TI a bien pu
— 40 —
en rencontrer aussi parmi les journalistes^ complices de ses
crimes, d
Mais plus de dix-huit siècles nous séparent de Galigula et de
Néron! Est-ce que l'opinion publique n'a point fait un pas de-
puis lors? Les journaux moscovites exceptés^ jamais dans aucun
pays de l'Europe^ ni en aucune langue^ chose pareille n'a été
publiée. C'est un chef-d'œuvre de la littérature féodale allemande.
Une telle opinion émise par la Kreuz-zeitung ne porte aucune at-
teinte à son honneur. II n'a plus rien à perdre. Mais comment la
nation peut-elle permettre que la belle langue de KIopstock et de
Schiller soit salie publiquement? que l'esprit libre du peuple ger-
manique soit souillé par cette immonde inspiration?
Lorsqu'on 1864 et 1865 la Moscovie conquérait en Asie un pays
trois fois plus grand que la France^ le Times, ce colosse du journa-
lisme anglais^ ce dictateur de l'opinion^ proclama la décision sui-
vante : tt II eA à regretter que le fantôme de l'agression russe
trouve encore des gens crédules. Nous croyions ce tableau ef-
frayant à jamais disparu^ comme toute erreur^ et nous suppo-
sons qu'U n'y avait plus pour y ajouter foi que des hommes ap-
partenant à la génération passée; et cependant d'insignifiantes
circonstances ont ressuscité cet épouvantai!. Quelques desseins
qu'ait pu avoir le dernier empereur^ et il n*y a aucune preuve
qu'il pensait à accroître son Etat vers l'Orient, le tzar actuel est
occupé de projets tout différents. »
Et le Caucase^ et l'expédition de Khiva^ et la guerre de Grimée^
et celle de l'Amour?
Devant d'aussi monstrueuses assertions^ l'esprit reste confondu,
et l'on se demande s'il y a donc des gens assez hardis et assez
efirontés pour se moquer ainsi du public? ou bien si ce serait
vraiment sottise ou lâcheté?
Plus loin le Times justifie l'expédition anglaise de Bhutan en la
comparant à l'envahissement du Khokhand.
Au moment même où l'Europe civilisée était ailleurs le théâtre
des plus atroces excès, ce journal égoïste publiait un article cha-
leureux sous ce titre : « Les Français en Polynésie, » où il soute-
nait les missions protestantes et racontait à sa manière des inci-
— 41 —
dents qui s'étaient produits dans les !Ies de Loyalty appartenant à
la NouveUe-Galédonie. Ces iles^ dit le TimeSy et surtout Tile Lefa^
qui compte sept mille habitants, ont une population très-heureuse,
grâce à l'œuvre des missionnaires anglais. Tout à coup un com-
mandant français les occupe et ordonne aux missionnaires anglais
de vider le pays ou de cesser l'agitation religieuse. Le Times eh
appelle avec une pieuse indignation au gouvernement de la Reine,
le priant de réclamer contre de telles « violences » et de ne pas
permettre qu'un soldat finançais fasse tort impunément à des paS'
iears anglais.
Dans ce pays, on appelle cela de l'orgueil national ! Nous au-
rions encore compris l'indignation de ce journal si les choses s'é-
taient passées comme il le dit. Mais les circonstances sont toutes
différentes. Les Iles de Loyalty sont des colonies françaises. Ainsi
donc les missionnaires anglais, comme étrangers, faisaient illé-
gitimement de la propagande protestante dans un pays où les ha^
bitants professent la religion catholique, et ils révoltaient la popu-
lation contre les autorités françaises. Par conséquent le comman-
dant avait le droit de donner ordre de chasser les agitateurs. Le
Tinies appelle cet ordre un outrage fait par un soldat français
aux pasteurs anglais, une violence et un événement des plus
tristes! C'est une véritable tour de Babel que notre presse euro-
péenne.
Puisse l'opinion publique rendre aux paroles leur vraie signifi-
cation, et faire que le blanc ne s'appelle plus noir et vice versa !
Puisse-t-elie forcer les journaux à respecter sinon la société, au
moins, les vérités qui ne font pas de doute pour quiconque n'est
pas insensé, pour quiconque a encore une tête et un cœur.
Que ne se présente-t-U des citoyens capables de prononcer avec
toute leur énergie et tout leur courage civil un énergique veto
contre la propagande de la lâcheté et du mensonge, pour imposer
silence aux coryphées et aux chefs de l'opinion publique qui l'in-
duisent en erreur? Que ne voit-on se dresser, en face du senti-
ment générai abusé, des convictions éclairées, fortes et invincibles
comme la vérité qu'elles seraient chargées de défendre. C'est alors
que l'opinion ébranlerait les trônes du despotisme et les fauteuils
— 42 —
dictatoriaux des rédacteurs vendus, et frayerait k là liberté le'
chemin le plus sûr. C'est alors qu'on écouterait la voix de la vérité,
et une foule servile de misérables esclaves ne parviendrait jamais
à l'étoufTer. Alors dans chaque pays, comme frappé delà baguette
d'une fée, serait renversé en un instant tout le système contraire
au progrès, aux besoins de l'humanité et à l'esprit du temps. Dans
une si noble révolte, la victoire sur la lâcheté, la stupidité et l'igno-
rance serait certaine et décisive. Il n'y a ni gouvernement ni pou-
voir illégal qui pût se maintenir sous la pression d'une opinion
publique saine, pure et généreuse. Aussi ne saurait-on trop flétrir
ceux qui ne travaillent qu'à la dévoyer, cette foule de créatures
à face humaine qui, en ayant l'air de personnes a très comme il
faut, » dénigrent pour se faire valoir les hommes de mérite et
de talent. Ce sont de misérables carlins qui aboient de loin à l'as-
pect du lion ; race vile, tapageuse et abâtardie, elle prospère
parmi les nations où l'esprit est corrompu et le bon sens altéré.
L'échelon le plus bas de cette phalange occupée à fausser les
pensées sont les claqueurs, ces mercenaires, ennemis farouches
de l'art, du bon goût, et qui pour un maigre salaire tuent l'émo-
tion vraie afin d'en provoquer une factice.
On dit que la lutte sans fin est la destinée de l'humanité. Jusqu'à
quelle époque durera4-elle? Quand auronfr4ious la victoire? Si
elle ne doit jamais venir, faut-41 combattre pour rien? Il vaut
mieux vivre de la vie tranquUle et bestiale !... Est-ce donc là le
problème de l'humanité?
«L'opinion!... mot sacramentel... voilà le Dieu devant lequel
tout doit se prosterner!... Actuellement, qui donc aura le cou-
rage de parler de sa conscience? qui donc dira que le contentement
intérieur, la sérénité d'un esprit juste et le bonheur calme d'un
cœur pur soient le seul critérium des actions humaines? — La
populace rend hommage aux idoles. Qui donc osera opposer le
Dieu de vérité à l'ignorance populaire? — Plus de vérité, plus de
conscience ! Que le bruit du tumulte soit noire guide, éloignons
le flambeau de la science et de la conviction!... L'opinion!...
Il suffit de prononcer ce mot pour que le jugement individuel de-
vienne muet, pour que la volonté et la spontanéité tombent en n)é-
pris^ pour que l'homme enfin^ avant le chant du coq^ se démente
dix fois et renie le Saint-Esprit. Qu'importe que le mensonge ou
la vérité se fasse entendre dans la voix de l'opinion^ — elle a
parlé, — et Thomme libre devient esclave. Gréé pour porter la
tète haut, le genre humain s'est fait reptUe : né pour l'accord
fraternel, il est agité des fureurs de la haine et de la guerre; au
lieu de l'amour et de l'assistance réciproques, il respire le brigan-
dage et le vol; trahison, parjure, mensonge, meurtre, dévouement
même, rien ne lui coûte, etaprôs chaque action^ ou après chaque
souffrance, il répète le mot tout-puissant, l'opinion!*.. Hélas!
si un rayon de lumière tombait sur les formes monàtmeuses de
cette idole infernale!... à ce spectacle horrible, leurs cheveux se
dresseraient sur leur tète. Et qui d(mc a mis au monde cette
toute-puissante souveraine... d'où vient sa puissance? de quoi
se compose-t-elle? — Elle est aveugle pour les actes généreux,
mais qu'une robe blanche vi«me à se montrer et l'irrite par son
éclat; que la haine écume sur ses lèvres, et lui fasse jeter de la
boue sur cette blancheur de neige, — oh ! alors le regard de
cette imagination empoisonnée trouvera des taches au soleil et
un criminel dans un enfant. La coquette effrontée! elle fait la
cour à tout succès, prépare la route à tout préjugé, à tout privi-
lège, à toute richesse, y eûtr41 dans leur origine plus de lâchetés
que de grains de sable sur le bord de la mer. Mais que le mé-
rite modeste, que le travail tranquille et le dévouement qui ne
s'affiche pas, s'adresse à elle, — haro sur l'orphelin déshérité de
la société, montrons le néant dans son mérite... l'incapacité in-
efficace dans son travail... et le calcul dans son dévouement. »
{Alkhadar, par Charles Edmond.)
Mépriser l'opinion publique aujourd'hui, c'est remonter le cou-
rant : travail dur et ingrat. S'y conformer, c'est s'attacher un bal-
lon aux mains, et une pierre aux pieds.
Le savant, et tout homme honnête et éclairé, a le droit et le
devoir de diriger l'opinion publique et de se mettre au-dessus des
cris poussés par une foule insensée. Alors la populace reconnaî-
tra la vérité, et s'humiliera devant elle. Mais pour arriver à cette
influence, trois conditions sont nécessaires; une vie pure et irré-
— 44 —
prochable; des principes solides puisés aux sources les plus éle-
vées; enfin un vif amour de Thumanité, c'est-à-dire, le désir sin-
cère d'agir pour le bien général, sans considération de personnes,
sans aucune vue intéressée.
AVIS AU LECTEDR
Il y a des hommes sans opinion, sans couleur, qui n'ont ni
lumière, ni chaleur, ni électricité. — On n'ose à peine leur donner
le nom d'hommes. Ils sont placés plus bas dans la série des
êtres, que de bons animaux, mais plus haut que les pierres, puis-
qu'ils sont des créatures organiques, — qui se remuent, végètent
et agissent même avec zèle, en dirigeant les masses insensées,
c'est-à-dire des individus qui leur ressemblent. C'est une anomalie
dans la sphère de l'humanité, et ils n'en exercent pas moins une
grande influence sur la société. En Amérique on appelle ces gens
cugh faces, c'est-à-<lire, visages de pâte.
Le nDetUscJie Eidgenosse, » le seiri organe peut-être qui
maintient l'honneur de l'Allemagne, a fixé l'attention sur ces
gens sans caractère politique, mais désireux de jouer un rôle po-
litique. Ce journal ajoute que l'Allemagne est le pays le plus riche
d'Europe en visages de pâte. Il rappelle aussi qu'en Amérique, ce
sont ces sortes de gens qui ont provoqué la terrible guerre de
quatre ans, pleine d'atrocités, qui a fait périr à peu près trois
millions d'hommes, et a coûté plus de trente milliards.
Ce sont eux qui ont empêché les relations des ouvriers libres
du Nord avec les esclaves gémissant sous le joug de leurs maî-
tres. Tous les ans ces tyrans devenaient plus insolents, et ils
finirent par se persuader que le Nord n'avait pas de force mo-
rale; si bien qu'ils s'enhardirent jusqu'à vouloir lui dicter des
lois, les armes à la main.
Les Américains sans couleur politique jouaient en face des pro-
priétaires esclavagistes des États du Sud le rôle de leurs partisans
soumis, tranquilles et modérés; au contraire, dans le Nord, ils
se donnaient pour des progressistes, des hommes d'Ëtat éclai-
— 45 —
rés et libéraux, doués d'une grande pénétration politique. Ils
prirent Textérieur et le dehors de gens qui possèdent des con-
naissances universelles et tout en recommandant la modéra^
tien, ils regardaient les adversaires de l'esclavage comme des
fanatiques. Us assuraient les habitants du Sud, que dans les États
septentrionaux personne ne pensait à s'opposer aux institu-
tions ayant pour but le maintien et l'établissement de Tescta-
vage, ils les engageaient au contraire à avoir confiance, qu'ils
seraient appuyés en ce qui concernait leurs droits.
Ce sont ces mêmes gens incolores qui introduisirent le droit de
saisie pour les esclaves , en vertu duquel ces malheureux , fuyant
vers le Nord devant la persécution, étaient suivis et livrés à leurs
maîtres. Ce sont eux encore qui, en 1852, firent tous leurs efforts
pour faire un État esclavagiste de la province de KamaSy et Ils y
travaillèrent jusqu'en 1860. Si cela leur eût réussi, toutes les co-
lonies de l'Occident seraient devenues aussi des États esclava-
gistes, les propriétaires d'esclaves auraient obtenu la majorité des
voix au Ck>ngrès, et peu à peu, en conservant les apparences de
la légalité, ils auraient introduit l'esclavage dans tous les États-
Unis.
Les visages de pâte de l'Amérique, ont fait tout leur possible
pour aider les propriétaires des esclaves à l'emporter sur leurs
adversaires, par des moyens légitimes en apparence. La manière
dont on en usait avec les esclaves semblait être conforme aux
constitutions et aux droits, et au fond elle les renversait tous,
parce que tous les éléments des États, et tous les moyens dont le
gouvernement disposait, •étaient tournés à t'avantage des proprié-
taires. Us avaient dans la main les finances, l'armée et les em-
ployés. Les abus se répétaient souvent, dans l'espoir de l'im-
punité.
La violation de la constitution, qui avait commencé sous le
président Fierce, et son successeur Buchanan, réveilla enfin le
Nord. Les dougk faces ne furent plus regardés comme un idéal de
sagesse. Le peuple sut apprécier ces bavards insensés; il leur
tourna le dos et confia l'étendard de la liberté aux gens qu'on
nommait des fanatiques, et aux hommes de caractère qui n'ont
I. 3,
— 46 --
pas permis de fouler aux pieds la constitution, et qui ont relevé
le gant jeté par le Sud.
Si nous mettons à la place du mot esclavage celui d'absolu-
tisme et au lieu des propriétaires d'esclaves, les partisans de
Vabsolutwne, nous verrons en Allemagne la même lutte qui dé-
chirait rAmérique longtemps avant que la guerre civile eût
éclaté. Ici on n'a pas encore commencé à se battre, ce qui prouve
que les Allemands sont beaucoup au-^iessous des Américains.
La classe de gens nommés en Amérique dough^-faces n'est pas
moins nombreuse en Allemagne, et ici, comme là-bas, elle fleurit
sous divers noms.
On connaît les libéraux de Gotha {Oothivsche libérale), ces
moitiés d'homme, ces ggwts, ces huitièmes d'homme. Ce sont
eux qui, en 1848 éi;m9 ont rendu inefficace tout combat
contre les gouvernements et qui étaient toujours prêts à tous les
sacrifices, pourvu que l'on évitât une rencontre décisive avec
l'absolutisme. La terrible période de la réaction de 1849 à 1859
est en effet leur œuvre. Us ont supporté tous les coups de pied
que leur ont donné les gouvernements sans rendre coup pour
coup à leurs ennemis; comme en Amérique, la violation de la
constitution et de^ droits s'eiismvit. L'absolutisme n'estime cette
sorte de libéraux qu'autant qu'ils servent ses intérêts.
Cette situation dure encore aujourd'hui. D'après les lois éter-
nelles du développement national, en Allemagne, comme en Amé-
rique, on verra apparaître au jour l'impuissance de ces gens in-
colores qui cachent au fond une pensée rusée dûment couverte
de phrases éloquentes. Ici se présente cette question : si cela
s'accomplit à temps, évitera-t-on par là une rencontre sanglante
avec l'absolutisme? ou un combat pareil à celui qui a ensanglanté
l'Amérique est-D indispensable?
Cette terrible guerre au delà de l'Océan devrait enfin réveiller
le peuple allemand. Est-ce que les 4>olitiques allemands aux vi-
sages de pâte ont tenu leur parole ? Est-ce qu'ils ont réalisé une
seule des constitutions débattues par eux ? Est-ce qu'ils n'agis-
sent pas à présent en Schleswig-Holstein tout à fait comme à
Francfort en 1848 et 1849.
- 47 —
La constitution allemande de TEmpire-Uni (ReîchsT^assungj
du 28 mars 1849^ les constitutions octroyées plus tard en Au-
triche et en Prusse^ même les statuts féodaux du Anhalt et du
Mecklembourg^ renouvelés sur les ruines des droits promulgués
en 1848 et 49 ne sont pas plus respectés que tous les autres obs-
tacles opposés çà et là à l'absolutisme. Celui-ci ne fait aucune
différence entre les droits de 1248 et ceux de 1848. Il foule aux
pieds tout droit qui ne lui conyient pas.
Plus le combat tardera à éclata, plus il sera terrible. L'huma-
nité ne se laissera pas arrêter par l'absolutisme^ qui est pourtant
bien fort. Et les bonshommes de pâte pensent réussir à Tar-
rêter... (Voir : Die Teig-Gesichter in Deutschland v. G, Sruve,
Cùmp Der deutsche Eidgenosse.) Ces paroles, la feuille allemande
les écrivait juste avant la guerre de Prusse de 1866, avant cette
année qui a été pour l'Allemagne une année de honte et de su-
prême abaissement.
SOCIALISTES — COMMUNISTES — HUMANISTES
A tous'les malheurs de l'humanité s'ajoutent deux fléaux qui
se manifestent continuellement sous deux aspects ; les soi-disant
grands hommes et les réformateurs de la société prêchant au nom
dii bien publie.
« Les grands hommes » n'ont-ils pas ouvert de leurs mains des
abîmes de calamités? Combien de crimes ne s'est-il pas commis
a au nom du bien public ? »
Recueillons nos idées, rappelons-nous le passé. On frissonne
au souvenir des horreurs que l'humanité a souffertes et qu'elle
souffre encore ! Est-ce qu'il y a une seule espèce d'animaux qui
ait supporté autant de malheurs que l'homme ? On n'est pas par-
venu à exterminer les loups; dans leurs forêts ils sont plus li-
bres que les hommes. La chasse au tigre présente la plus grande
difficulté ; et l'homme, qui se glorifie de sa supériorité et de sa
raison, n'a pas su se préserver des attaques de son semblable.
Enflé d'un sot orgueil, il prétend avoir pénétré la vérité, et il
— 48 —
détruit la vérité que la Providence a déposée dans son sein et
que Dieu lui a révélée ; cette vérité visible et palpable^ en place
de laquelle il crée des fantômes dans son imagination égarée^
fondant des théories sur les idées qui naissent dans son esprit
malade et qui ne sont qu'une révolte criante contre les lois de
la nature. La foule écoute^ écarquille les yeux^ s*étonne^ se
prosterne devant le grand homme et le suit, cherchant le bonheur,
rompant avec la nature, laissant tout ce qu'elle a autour d'elle^
même et qu'elle peut toucher de la main sans avoir besoin de
s'incliner. De la foule sort un réformateur; il prononce un dis-
cours, écrit des ouvrages au nom du bien public et il enivre de
boissons nouvelles la société qui était déjà ivre.
Mais qu'est-ce que le bien public? en quoi consiste-t-il? sur quoi
se fonde-t-U? la foule ne le demande pas. La pensée est nouvelle,
elle doit donc être bonne. Mais cette pensée nouvelle a été déjà
mille fois renversée et mille fois ramassée. La foule ne le sait
pas, malgré son instruction, ou bien elle ne veut pas le savoir.
D'ailleurs cela ira peut-être mieux cette fois !
Qu'y a4-il d'étonnant à cela? Plus la pensée est folle, plus elle
captive la foule. Je m'étonne que tout le monde ait cru, avec
Kopemik, que la terre tourne autour du soleil! Noh, je me
trompe. 11 n'appartenait à aucun parti, il ne s'occupait pas de po-
litique ; voilà pourquoi sa théorie a été acceptée. Mais le monde ne
croit pas aux vérités mathématiques, il rejette, lorsque la passion
l'aveugle, des axiomes qui sautent aux yeux, tant il y a en nous de
méchanceté et de haine, tant la sottise est multiple et féconde.
Les protestants, adversaires de Rome, ne voulaient pas accepter
la réforme du calendrier, parce qu'il avait été corrigé par le
Pape. En Angleterre on persista dans Terreur jusqu'en 1752,
en Suède jusqu'en 1753, en Allemagne jusqu'en 1777. Les Mos-
covites s'y obstinent encore aujourd'hui.
N'est-ce pas une honte pour la civilisation? N'est-ce pas une
preuve colossale de folie?
Que quelqu'un proclame la plus grande absurdité. Les gens
les plus savants commencent à la prendre en considération, et
chacun l'accommode à ses propres idées, ,
i
— 49 —
Or^ il n'y a rien de plus dangereux que la sottise des savants.
Que faire contre elle? L'autorité, la renommée et V opinion sont
avec elle ! Gomment combattre contre la foule de ses adorateurs,
de ses partisans et de ses imitateurs? Gomment se faire entendre
au milieu de ce vacarme? Il faut aussi avoir de Tautorité, de la
renommée et de l'opinion. Gela doit venir avant la vérité !
Des années se passent avant que Ton puisse convaincre des
gens prévenus et entêtés de leurs préjugés. À peine avons-nous
vaincu une absurdité qu'une autre se présente.
Je ne cesse de le répéter : les plus terribles ennemis de la société
sont ces gens raisonnables et spirituels que la foule a eu tort d'ap-
peler des libéraux.
Voltaire aimait à parler de liberté presque à chaque! page de ses
ouvrages, ce qui ne l'empêchait pas d'être à la fois d'un despo-
tisme et d'une servilité révoltantes. Voici un de ses principes : a Un
roi abiolu, quand il n'est pas un monstre, ne peut vouloir que la
grandeur et la prospérité de son État, parce qu'elle est la sienne
propre, parce que tout père de famille veut le bien de sa maison.
11 n'est pas dans la nature qu'il veuille le mal de son royaume » !!!
(Supplément au Siècle de Louis XIV.) Sa correspondance avec le
roi de Prusse, récemment publiée au complet, est une négation
de la civilisation, une violation de tout principe de liberté. Et
une feuille libérale, le Siècle, lui élève une statue, le cano-
nise!
M. de Bismark affirmait, à la face de l'Europe, qu'entre les em-
ployés élus par la nation et le gouvernement, il y a le même rap-
port qu'entre les domestiques et leurs maîtres. Il est l'élève de
Frédéric II et de Voltaire, son maître-valet.
Et Voltaire dans l'opinion publique est un génie, un libéral!
Avec le temps le mal s'est augmenté. Il y a actuellement tant
de génies libéraux, hypocrites ou fous que l'on -ne peut s'en dé-
barrasser. Ils bfttissentia liberté sur le sable, et font par là à la so-
ciélé plus de tort que les persécuteurs mêmes de la liberté.
Les fausses doctrines sont d'autant plus nuisibles qu'elles se
rencontrent dans les ouvrages d'un même auteur à côté de vérités
et de nouvelles conquêtes de l'esprit humain.
* -60-
Rousseau, que Voltaire haïssait parce qu'il sentait instinctive-
ment la supériorité de ce rival, a laissé beaucoup de principes er-
ronés; il manquait souvent d'esprit pratique dans ses projets;
mais on voit dans ses ouvrages qu'il s'appuyait sur une base so-
lide, qu'il voulait bâtir et non démolir, corriger et non bouleverser,
qu'il avait la foi en lui-même et ne détruisait pas la foi. Une idée
fixe, quoique un peu obscurcie, éclairait ses théories. Voltaire errait
à l'aventure; il ne savait pas d'où il était sorti et où il allait. Rous-
seau doublait sa vue pour pénétrer la nature; il sentait que la so-
ciété devait se former d'après ses lois, mais prévenu et ayant des
préjugés contraires aux préjugés qu'il attaquait, il ne garda pas
de mesure et ne sut pas donner une forme convenable à ses idées;
il allait presque toujours à l'extrême. Par exemple, dans son adora-
tion pour l'ordre naturel, il était l'ennemi des souliers. Il se figu-
rait que marcher nu-pieds serait un corollaire de la réforme so-
ciale.
Les gens doués de talents éloignent les uns par de pareils dé-
tails et attirent les autres par l'originalité de leurs idées. Il se
trouve la même contradiction dans la sphère des essais moraux et
dans les œuvres des philosophes célèbres qui étudient l'ordre so-
cial. Les imitateurs ne prennent pas ce qui est bon, mais ils choi-
sissent ce qui est mauvais et en font ensuite découler une série
d'erreurs.
Un autre défaut commun aux réformateurs, c'est l'obstination
ou l'esprit de contradiction. Qu'on les persécute pour leurs idées,
ils les défendront avec d'autant plus d'opiniâtreté, souvent même
contre leur propre conviction. Si on ne les regardait pas, ils
donneraient cause gagnée. Du reste, c'est un défaut fort répandu
et propre à tous les hommes populaires.
Pendant la révolution française, les pauvres d'esprit qui fai-
saient des théories politiques, découvraient dans les œuvres des
philosophes du dix-huitième siècle des idée$ auxquelles ceux-ci
n'avaient jamais songé. D'autres, tout en allant aussi loin, vouUvent,
sans se donner tant de peine, réformer la société d'après leurs
propres idées. Ils se mirent à la tète d'un parti nombreux, et,
chose étrange! des gens très-instruits se joignirent à des igno-
— 51 —
rants^ ainsi que d'honnêtes gens à des scélérats. La passion les
rendait tous égaux.
Babeuf exerça une grande influence et eut beaucoup de crédit.
Qu'était-ce que ce Babeuf? — Un ignorant^ un faussaire^ un fourbe,
et cependant un héros à de certains égards. Devant le tribunal
il se défendit avec conviction, comme une victime innocente et
comme un apôtre, et, après avoir entendu prononcer sa condam-
nation à mort, il se poignarda. Il haïssait Robespierre, il était l'en-
nemi du terrorisme, et malgré cela, il était aussi despote que Ro«
bespierre, et, s'il l'avait pu, il l'aurait égalé en tout. Mais l'héroïsme
fanatique, même en défendant l'erreur, exalte les masses et en-
gendre des imitateurs qui donnent au même fanatisme une autre
forme ou une autre direction. Sur les traces de Babeuf marcha
Buonarotti, adorateiur de Rousseau, homme instruit et plein de
bonne volonté; il fut aussi fanatique et aussi furieux que l'autre!
Ainsi donc il n'y a pas de différence entre un ignorant et un
homme instruit, entre un vaurien et un honnête homme, si la vé-
ritable lumière ne dirige pas leurs actions.
Buonarotti développa les idées de Babeuf; les rêveurs tantôt
de bonne foi et tantôt hypocrites qui leur succédèrent répandirent
les pensées de l'un ej de l'autre. Enfin le torrent des idées poli-
tiques inonda le dix-neuvième siècle.
Passons en revue les principes les plus importants qui ont
jusqu'à présent, dans différents cercles de la société européenne,
une certaine autorité.
Babeuf avait fait dans son manifeste les déclarations suivantes :
« La nature a donné à l'homme un droit égal à la jouissance
de tous les biens. La défense de l'égalité, si souvent violée par
la perversité ou la force, est le but de la société. Le travail et le
gain sont communs à tous les hommes. Dans une vraie société il
ne doit y avoir ni riches ni pauvres. Les riches qui ne veulent
pas céder leur superflu aux pauvres sont les ennemis du peuple.
L'instruction doit être commune , etc. »
Tout cela est bien connu. L'absurdité ds ces paroles a été dé-
montrée tant de fois, qu'il est inutile de s'y arrêter.
Buonarotti, ami de Babeuf, poussa ces principes p]u& loin en-
— 52 —
core^ et, voulant les rendre plus clairs^ en arriva à ne plus vou-
loir ni gouvernement, ni Ëtat, ni église, ni propriété, ni instruc-
tion, ni écoles.
On en revint à la nature. On la fit servir de base à mille
théories. Mais on imposa à la nature des lois qu'elle ne connais-
sait pas. Sur de faux principes que l'on nomme les lois natu-
relles, on édifia des théories plus étranges les unes que les autres.
Pour vaincre le despotisme, on en éleva un autre pire que le
premier. On assigna des limites en toutes choses à l'activité hu-
maine. On sentait le besoin d'une instruction quelconque, on
proclama donc que chacun était libre d'apprendre, mais que toute
la science devait se borner à la lecture et à l'écriture. C'était
enchaîner l'esprit et la pensée de l'homme.
Enfin d'autres réformateurs plus libéraux permirent d'apprendre
la géographie, l'histoire, la jurisprudence et la statistique; mais
tous devaient s'arrêter à un même point déterminé.
La censure la plus rigoureuse et les plus rigoureux châtiments
pour la violation de ces règlements, devaient infailliblement
forcer les hommes à recouvrer leur égalité perdue et assurer
leur prospérité.
Ces sottises furent prises au sérieux par des gens graves, si
bien qu'à la fin un homme capable et instruit, comme Proudhon,
a été jusqu'à dire que la propriété n'était ni plus ni moins que
le vol. On aurait pu lui demander : où il avait volé sa propre
vie?
Après la révolution française, le changement des idées géné-
rales sur les droits de l'homme devait entraîner un changement
dans les rapports de la vie pratique. Quand on eut purifié l'es-
prit des idées erronées, on adopta pour principe VégalUé qui plus
tard fut définie plus clairement et nommée VégalUé de chaque itir
dividu devant la loi.
Puisque la liberté individuelle et politique était conquise (on
le croyait, du moins), il semblait que ce principe de l'égalité
dût suffire. Bien plus, on avait accoridé à chaque individu le
droit de sa propre personnalité, le droit d'acquérir et de posséder
une propriété et aussi son indépendance de citoyen.
— 53 —
Que pouvait-on exiger de plus?... L'étonnement fut généra,
quand on s'aperçut que ce n'était pas assez.
Les anciens liens sociaux du moyen âge avaient été rompus
dans une partie de l'Europe. Les habitants libres avalent déjà le
sentiment de l'égalité des droits. La nouvelle position dans la-
quelle ils se trouvaient tout d'un coup leur semblait être le pa-
radis, mais en même temps ce sentiment devait naturellement
produire le besoin d'user de ces droits et le désir de faire pro-
fiter à leur bien-être la liberté dont ils jouissaient.
Une agitation fiévreuse se développa sur le terrain de l'indus-
trie. Tout le monde voulait trouver dans cette voie des moyens
de s'enrichir et d'acquérir un bien propre. La concurrence, en
donnant aux plus habiles et aux plus riches la possibilité de
concentrer des trésors dans des mains particulières, ne porta pas
les fruits qu'elle promettait et trompa les espérances!... L'ou-
vrier qui ne pouvait compter que sur ses propres forces devint
plus dépendant et plus pauvre que jamais; la misère augmenta
dans certaines classes d'habitants, et le prolétariat s'accrut.
Évidemment la mauvaise organisation de la société est la cause
de toutes les calamités! se dirent les amis de l'humanité, et ils
se proposèrent de la réformer de fond en comble. D'abord ils
pensèrent à la misère la plus proche; puis ils tombèrent d'une
extrémité dans l'autre. Quelques-uns d'entre eux perdirent de vue
l'homme dont ils voulaient assurer la prospérité; ils perdirent de
vue le misérable qui les avait attendris, ils oublièrent sa femme
pâle et amaigrie, ses enfants presque nus qu'ils venaient de voir;
ils oublièrent que tous ces malheureux criaient : « Du traoaU
ou du pain ! — Du pain cujijcurcPhui, tout de suite, ou nous mour-
rons de faim. » Us s'occupèrent d'une pensée plus importante.
Us commencèrent par chercher dans leur esprit le moyen d'em-
pêcher de mourir de faim leurs petits-fils et leurs arrière-petits-
fils.
Ce qui prit place dans leur imagination philanthropique, ce fut
donc la société ; ce fut, non pas ce pauvre infortuné qui fris-
sonne de froid ici soOs nos fenêtres, mais V homme; non pas la
faim d'aujourd'hui, mais celle de demain; non pas le malheur
- 54 —
actuel, mais le malheur futur; non pas la vie, la vie de chair et
d'os, palpitante de toute la force de l'organisme aux prises avec
la douleur, gémissante sous les atteintes impitoyables de la vio-
lence, enchaînée par les liens artificiels et invisibles de Thypo-
crisie, mais une idée... une abstraction!!...
La société... ce grand mot nuageux, sans forme claire, sans
signification déterminée, sans limites définies, enflamma les es-
prits. C'est ainsi que le socialisme a pris naissance.
Quelle théorie commode pour le plus grand nombre! Il n'est
plus question de travailler en vue d'une nation, d'un Français,
d'un Anglais, d'un Espagnol ; il n'est plus question de se dévouer
pour un esclave et pour un opprimé, pour Jean, Pierre, Paul,
Jacques, mais bien pour la société!...
Qui trouvera la vérité? qui la contrôlera? La société n'a pas
de plénipotentiaires. — «Plus de patrie! plus de nationalité! ai^
rière mendiant! Mon but tend plus haut, mes devoirs sont plus
vastes. Je me sacrifie pour la société; meure de faim aujour-
d'hui; qu'importe? puisque tes arrière-petits-fils me béniront;
moi qui pense à eux et qui leur prépare une ère de prospérité. »
Des gens honorables qui se mirent à l'œuvre avec une bonne
volonté incontestable ne s'attendaient pas à ce que leurs rêves
produisissent de pareils résultats. De ce nombre fut l'Anglais
Robert Oweft. Pauvre et sans instruction supérieure, il se maria
avec la fille d'un riche manufacturier, et il fonda une fabrique.
Dans la campagne où il s'était établi, la population était in-
digente et corrompue. Sa vie vertueuse et son exemple main-
tinrent l'ordre parmi ses ouvriers et influèrent sur leurs mœurs;
il les encouragea aux travaux utiles, et améliora leur sort. II
posa le principe que l'homme n'est naturellement 'ni bon ni
mauvais; d'où il suit que la punition comme la récompense
sont également injustes. Partant de ce point de vue, il affirma
que chacun, instruit ou ignorant, capable ou borné, riche
ou pauvre, avait un droit égal aux biens communs. La colome
qu'il avait organisée devint florissante. A côté de sa filature
grandirent plusieurs autres fabriques. Le bien-être des ouvriers
ne laissait rien à désirer* Owen fonda une école pour 600 en-
— 85 —
fants. La gloire de cette colonie se réfMiodit partout^ et y attira
une multitude de voyageurs. Au comble de la joie, Owen se dit
qu'ayant si bien organisé une colonie, il saurait bien organiser
le monde! Dès i 812^ il publia une brochure où il étudie le ca-
ractère de l'homme et les moyens de transformer la société :
New views of society, or essays vpon the formation of human
character (Nouvelles vues sur la société, ou essais sur la forma-
tion du caractère humain).
L'honnête fabricant était devenu tout d'un coup philosophe.
D'après son plan il fallait changer tous les rapports des hommes
entre eux, laisser à chaque individu la liberté complète de ses
actions, sans aucune responsabilité. Cette loi devait rendre le
bien-être général accessible à tout le monde. Il présenta, comme
preuve, sa fabrique et sa colonie. D'après lui toute supériorité,
non-seulement de fortune, mais aussi d'intelligence devait être
abolie. Cette théorie trouva plus d'un adepte. La colonie d'Owen
était la preuve vivante de l'infaillibilité de ses principes!
Owen voyant que son école lui avait foiurni des ouvriers hon-
nêtes et laborieux, s'engagea dans la sphère de la pédagogie et
présenta au roi de Prusse un projet sur l'éducation de la jeu-
nesse. Le roi l'en remercia par une lettre autographe. 11 n'y avait
plus de doute, Owen était un génie universel ! Sur ses principes,
on commença à édifier de nouvelles théories perfectionnées.
Ce fabricant philosophe, réformateiur et pédagogue ne s'ar-
rêta pas là. Il se plongea dans la sphère des discussions reli-
gieuses et politiques. En attendant la fabrique tombait en déca-
dence, la misère se montra parmi les ouvriers, et l'association
se dispersa. Persécuté par la fortune et par les hommes, Owen
partit pour les États-Unis, y fonda une nouvelle colonie, y éta-
blit de nouvelles fabriques et une nouvelle société sur les mêmes
principes et... fit banqueroute. Ses partisans se séparèrent. Pour
se sauver, il avait besoin de capital, il sollicita un emprunt,
mais le capital condamné par lui ne voulut pas lui venir en aide.
Sans perdre courage, il rentra en Angleterre et y joua, depuis
1827, pendant vingt ans encore le rôle d'apôtre, travaillant à ré-
pandre ses idées. Mille discours publics, cinq cents adresses au
— 56 —
peuple, trois cents voyages, deux mille articles imprimés et une
multitude d'ouvrages furent les fruits de cet apostolat.
Depuis le temps où la colonie d'Owen prospérait, il y eut une
quantité immense de traités sur la réforme sociale et sur l'orga-
nisation du trawnl, fondés sur les mêmes principes. Tombant
dans l'exagération, plusieurs ne virent dans l'humanité que les
ouvriers. Les réformateurs n'oublièrent qu'une chose, c'est que
le monde n'est pas une fabrique, et que tous les hommes ne sont
pas des fabricants.
« Monsieur le comte, levez-vous, vous avez de grandes choses
à faire. » Telles étaient les paroles par lesquelles se faisait réveil-
ler chaque jour le comte de Saint-Simon, âgé alors de dix-sept
ans, et qui à cet âge voulait déjà réformer la société. Plein
de benne volonté, comme beaucoup d'autres, ce jeune dis-
ciple de d'Alembert se battit sous Washington pour la Uberté;
il se jeta dans le tourbillon de la révolution, mais, repoussé des
républicains en sa qualité de comte, il ne savait où se tourner
et songeait à une meilleure organisation de la société. D entra
d'abord dans une spéculation, d'où il tira 144,000 francs gagnés
sur les biens nationaux. 11 se maria et mena la vie à grandes
guides jusqu'à ce qu'il eût tout perdu. Sa femme l'abandonna, et
il dut vivre pendant assez longtemps de pain et d'eau. Alors il
travailla à sa réforme, écrivit quelques ouvrages ayant pour but
d'assurer le bonheur de l'humanité, et se tira un coup de pis-
tolet à la tète. Mais il visa mal, se creva seulement un œil et se
brisa la mâchoire; il ne guérit que pour mourir deux ans
après (4825).
Le système de Saint-Simon avait été conçu au point de vue
utilitaire; il était par conséquent partial, il flattait exclusive-
ment une classe de la société, la classe industrielle et sur-
tout les ouvriers. Par cela même la faiblesse de sa théorie se
montrait à nu; en effet, le monde ne se compose pas exclusive-
ment d'industriels et d'ouvriers. Son système différait, il est vrai,
de celui d'Owen, mais en défmitive il marchait droit au commu-
nisme. D'après Saint-Simon l'état industriel doit tenir la première
place dans la société, à laquelle il fournit les moyens de satisfaire
— 57 —
ses besoins et ses désirs. Gomme si c'était là Tunique source
d'où proviennent tous les matériaux de la vie sociale ! En voulant
délivrer cette classe d'une oppression^ il lui en imposa une
autre sous une forme différente. Il lui Semblait que le seul
moyen d'affranchir les classes ouvrières de la domination des ca-
pitalistes et des banquiers était la vie en commun. Quant aux idées
sur les capacités^ il différait d'Owen ; il accordait aux hommes
le droit d'user des biens matériels selon le mérite et le travaîL
La propriété privée se changeait en une possession temporelle
dont le terme devait être désigné par un pouvoir organtJséexprèSj
pour partager le bien commun proportionnellement au degré de
capacité. Sous le rapport politique il ne s'occupait pas des ou-
vriers, mais il avait en vue l'ensemble de la société; il rêvait
donc Yunité universelle,
La plus grande erreur de ces principaux fondateurs de vieilles
doctrines renouvelées, c'est de partir de principes qui n'ont jamais
existé. Les disciples de Saint-Simon, développant sa doctrine,
obtinrent des résultats auxquels lui-même n'avait jamais songé.
Un des plus fameux de ses partisans fui Bazard, homme d'une
grande honorabilité et franchement occupé du bien de Thuma-
nilé. Mais le point de départ de sa doctrine était faux, et il eut
lui-même le malheur de prendre Saint-Simon pour un Messie.
L'école de Saint-Simon forma une association religieuse indus-
trielle, propagea la propriété individueUe, l'abolition de l'héré-
dité et la remise des biens ab intestat en la possession de TEtat
qui, selon Bazard, est une manifestation réelle de la communauté
dans la nouvelle vie organique, une synthèse sociale.
Ce fut un moment grave dans l'histoire du socialisme quand
Bazard, exposant et développant la doctrine de son maître, par-
vint à donner à l'État une telle signification. Le sincère et franc
ami de la société, l'homme estimable qui aimait la liberté par-
dessus tout, le fondateur et le chef du carbonarisme en France,
le chaleureux républicain, ne s'aperçut pas que depuis ce mo-
ment il portait secours à l'usurpation et à l'absolutisme. Dès que
le socialisme transportait l'État dans les nuages, lui faisait
prendre sa source, non dans la vie, mais dans la théorie, dès lors
— 58 —
QD pouvait ToUer derrière cette dénomination abstraite toutes les
idées personnelles possibles.
Quelle est l'origine de TËtat tel que le conçoivent les socia-
listes? sur quoi est-ii fondé? Sur ime théorie sortie de la tète
d'un rêveur. Qu'est-ce donc en effet que cet Etat des socialistes?
Une fouie d'hommes organisée selon les lois d'une théorie, et
obéissant aveuglément au pouvoir qui dispose des biens, c'est-à-
dire au gouvernement. D'où vient ce gouvernement? De la
théorie. U est donc une usurpation.
Non-seulement il ne s'agissait pas de la volonté du peuple,
mais la volonté de la société n'avait aucune part à la formation
de ce gouvernement. Si les réformateurs ultérieurs ont donné à
cet égard un pouvoir plus grand à la société, c'est que les mem-
bres de cette société étaient déjà arrivés à une forme de gou-
vernement et à des droits tout faits. Le peuple n'avait aucune
part à la législation. C'était une œnsiitalion octroyée. Aussi
l'absolutisme, après avoir bien étudié celte question, se rangea
du côté des doctrines socialistes. Il rejeta ce qui ne lui convenait
pas, il repoussa les détails, mais il garda l'idée principale qui servit
à ses vues de conquêtes sans fin et à ses desseins de domination
universelle sur toute la société, si cela était possible. Au moins
dans une partie du globe les monarques s'arrangèrent entre
eux, se partagèrent le monde et dirent : Régnons. Le socialisme,
le communisme et le cosmopolitisme se trouvèrent réunis. On
donna un sens plus étendu à la synthèse de ces tliéories, qu'on
baptisa du nom d'humanisme. Mais ce qu'il y avait au fond de
tous ces systèmes qui embrassaient l'humanité entière, c'était
toujours le socialisme. Le despote et le socialiste s'étaient ren-
contrés sur le même terrain.
L'anéantissement de la liberté et de l'individualité devait né-
cessairement conduire à un tel résultat. Ce n'est pas tout : On
ordonna à l'homjne d'être heureux par force y on chercha à lui per-
suader que la richesse était son bonheur et que le bien-être matériel
devait être son but. En échange de si grands avantages, il lui
fallait se laisser enchaîner par des règlements et renoncer à tout
le reste. Voilà, en quelques mots, toute la doctrine du socialisme**
— » —
Bazard croyait que la principale tendance de la société dans
toute l'histoire était le besoin de réunion ou d'association en
masse. Or si tous les peuples avaient tendu à cette réunion orga-
nique, l'empire d'Alexandre de Macédoine, l'empire romain et
tant d'autres empires auraient depuis longtemps déjà réalisé cette
idée. U lui semblait qu'avoir ainsi organisé la société, c'était avoir
accordé entre eux les intérêts moraux et matériels. Or l'applica-
tion des idées religieuses de Saint-Simon, par Enfantin, mena à
un matérialisme effronté. « Tout vient de Dieu et est par Dieu —
disait Enfantin, — donc les désirs du corps sont divins.» Il ajou-
tait : « Au lieu de la mortification chrétienne de la chair, il faut
adopter le principe suivant : Sanctifiez-vous et servez Dieu par
le travail et le plaisir*. » — L'émancipation des femmes et les
doctrines qui s'y rapportent sont de l'invention de ce nouveau
disciple du Saint-Simonisme. Ni le fondateur de cette secte reli-
gieuse et industrielle, ni son premier commentateur n'avaient
propagé de tels principes, dont le germe se trouvait cependant
au fond de leur doctrine. On accusa les Saint»-Simoniens de com-
munisme. Bazard et Enfantin protestèrent, affirmant que loin
d'être communistes, ils regardaient au contraire le partage égal
de la terre comme une violence et une injustice, car ils n'ad-
mettaient pas l'égalité entre les hommes et avaient leur idée
propre sur la qualité et les droits des femmes. Ils croyaient que
Jésus-Christ avait émancipé la femme, et se plaignaient que, mal-
gré cela, dans toute l'Europe, on lui refusât les droits reli-
gieux, politiques et civils. -(Adresse à la Chambre des députés,
1830). Lorsque leFère Enfantin, comme chef de la hiérarchie, dé-
veloppa sa tliéorie sur le couple^étre,âe vives discussions s'enga-
gèrent dans cette école. Pendant une de ces discussions, le pauvre
Bazard fut frappé d'une attaque d'apoplexie, et bien qu'on lui eût
immédiatement porté secours, il mourut aussitôt de chagrin,
voyant quelle direction avait prise la doctrine dont il avait été le
partisan si ardent.
Les disciples de cette école se dispersèrent; mais il en resta le
principe meurtrier : que le gcuoernemeni devait être le maitre de
tmU et quHl fallait distribuer au peuple tous les biens smvant le
— 60 —
mérite^ le travail et les capaeUés. A côté de l'absolutisme, ce
principe renfermait aussi le germe des privilèges. Malgré cela,
les plus grands libéraux firent sortir le socialisme de ces cendres
et soudèrent sur cette étincelle encore chaude.
Au même moment, Fourier, animé aussi des meilleures inten-
tions, pensait à la réforme sociale. De même que Saint-Simon ne
voyait la cause de la mauvaise organisation que dans le mauvais
partage des biens, de même Fourier trouvait l'origine du mal
exclusivement dans le monopole commercial fondé sur le men-
songe. Plein d'espoir, il mit la main à l'œuvre et commença la
réforme en grand. Sa théorie embrassait le monde entier. Les
plus nobles sentiments étaient son seul mobile. L'aversion pour
l'hypocrisie et le mensonge, l'amour de la vérité, la pitié pour les
misères humaines éveillèrent dans son cœur tendre un enthou-
siasme de plus en plus grand pour la réalisation du projet qui
avait brillé dans son généreux esprit. Fils d'un riche marchand,
il fut forcé de suivre, bon gré mal gré, par la volonté de son
père, une voie qu il haïssait. Cela ne fît pourtant que mûrir ses
desseins. Étant commis d'une maison de commerce, il apprit
que, pendant l'épouvantable famine qui désolait alors le pays,
les membres de cette maison cherchaient de toutes les manières
possibles à élever le prix des denrées dont l'industrie était pres-
que exclusivement entre leurs mains. Lui-même fiit envoyé à
Marseille avec la commission de faire jeter dans la mer une im*
mense quantité de riz que ces marchands aimaient mieux laisser
tomber en putréfaction que de vendre à bon marché. Gela l'in-
digna au plus haut degré. Son esprit s'arrêta sur ce fait, où il vil
comme une indice de l'origine de toutes les souffrances sociales.
Ce qu'il y a de caractéristique dans tous les communistes et
socialistes, ce sont leurs vues étroites sur la vie réelle à côté de
leurs fictions vastes et courageuses sur le monde entier. Les
fondateurs de nouvelles écoles philosophico-industrielles, re-
ligieuse-industrielles, politico-commerciales, et ainsi de suite,
ont légué cette singularité à leurs successeurs. C'est la fantaisie
qui, alors, en occupe la première place; elle est la reine de
toutes les facultés mentales, devant elle doivent se prosterner la
— 61 —
pensée^ la logique, la science et Texpérience. Les sujets de cette
souveraine, qui a usurpé le trône dans Fempire du savoir, re-
gardent les vrais hommes de chair et de sang par une petite ou-
verture, comme par l'étroite fenêtre d'une tour antique, de sorte
qu'ils ne peuvent voir l'esprit de l'humanité ni même se douter
de ce qui le met en mouvement, car l'organe nécessaire leur fait
défaut. La fantaisie, leur reine, l'a extirpé comme une herbe
mauvaise et superflue, et l'a jeté dans un précipice. En revanche,
du regard de leur imagination ils s'envolent au delà des corps
célestes pour y trouver Vhomme. Et puis leur vue fatiguée de
cette longue recherche ne parvient à se reposer sur terre que sur
un trône doré où ils placent leur : Ecce homo.
Encore un des caractères principaux de ces théories. 11 n'en
est presque pas qui ne parte de Dieu et ne tende à la liberté ré-
publicaine. Eh bien, après vous avoir bien entretenu de Dieu,
elles aboutissent à l'athéisme de Lucifer; après vous avoir lon-
guement parlé de la liberté, elles aboutissent à un despotisme
assyrien.
Saint-Simon était panthéiste en religion. « Dieu est tout ce qui
est. » Telle est sa déGnition de Dieu. Celui qui voit Dieu partout^
ne le voit nulle part. Le panthéisme entraîne l'athéisme. Fou-
rier sait distinguer entre le créateur et la création, regarde
le cluistianisme comme la seule croyance qui ait éclairé les
idées religieuses de l'humanité, et examine très-logiquement les
causes qui ont détruit la volonté de l'homme, et qui ont dévoyé
la direction de la société. 11 prétend que l'homme doit suivre la
volonté de Dieu et la deviner; il affirme même avec justice que
le Créateur veut amener les hommes à l'unité; mais comme il a
deviné la pensée de Dieu, il veut créer cette unité, et cela par
force. Cette contradiction, causée par l'impatience de Fourier,
nous étonne en lui, comparée à ses vastes plans pour l'avenir. II
donne lui-même quatre-vingt mille ans à la terre pour grandir
et pour tomber, il dit qu'elle est encore en enfance, et il voudrait
unir mécaniquement l'humanité au nom de l'intérêt matériel,
en lui élevant des hôtels ou phalanstères, dont chacun doit con-
tenir dix-huit cents personnes travaillant ensemble. La seconde
I. 4
— 62 —
contradiction est celle qui existe entre ses idées sur Thomme et
les moyens qu'il veut employer pour réaliser sa théorie. Il dé-
clare que rhomme est tout à fait libre^ et il veut l'enfermer et
le condamner à un travail par groupement pour lequel il n'a
peut-être pas d'inclination; il se persuade^ et il veut persuader
à rhomme/'que son penchant naturel le porte vers l'unité géné-
rale et vers l'association.
C'est là, la grave erreur de tous les socialistes et communis-
tes, et quoique leurs principes soient généralement connus, je
les rappelle ici, pour montrer que les faux raisonnements que
Ton fait de nos jours sur Fétat social découlent de cette source.
C'est un saut brusque, un manque de transition. Les réforma-
teurs sociaux étudient les lois naturelles, mais ils aperçoivent
dans la nature des sauts brusques, qu'elle n'accomplit pas dans
sa marche ordinaire. La nature se développe non-seulement en
vertu de certaines lois, mais encore en passant par différents
dégrés déterminés. Vouloir les écarter, devancer le cours naturel
des choses, et accélérer la marche de l'humanité par des pro-
cédés artificiels, c'est chercher l'impossible et aller à rencontre
des lois de la nature, que ces théoriciens ont prises comme base.
^Pour les socialistes comme pour les communistes, Vunité uni-
verselle est le but. Fourier dit que cette unité, Vumté du globe
est la fin à laquelle doivent tendre tous les monarques. Ainsi nous
voilà dans la monarchie absolue! Il observe la tendance des hom-
mes, à se former en société; et il veut accélérer cette tendance,
et l'imposer comme une loi. Il s'attache à lier les masses aux
masses, sans s'inquiéter de savoir si elles possèdent ou non une
force attractive, si elles ont en elles cette unité, ou, pour em-
prunter les expressions de la chimie, si elles ont de l'afQnité
entre elles. Il soutient seulement que cette affinité existe, l'at-
traction étant une loi de toute la nature; donc elles doivent
s'unir. Il passe par-dessus les liens de famille, de parenté, qui
sont, dit-il, en quelque sorte secondaires dans l'harmonie univer-
selle, pour engager tous les hommes à former une seule unité de
l'humanité tout entière. L'homme, d'après Fourier, n'a de valeur
comme unité, qu'autant qu'il se joint aux autres hommes; de
— 63 —
même qu'en musique^ la valeur d'un ton dépend de sa liaison
avec les autres. Cette comparaison^ moins exacte qu'ingénieuse,
a été adoptée par les systèmes plus récents qui se meuvent au-
tour de cette idée. Dans l'harmonie^ dans les accords, une oreille
exercée reconnaît chaque ton, car chacun possède son individua-
lité et son droit de cité. Pris à part, chaque ton a sa sphère
particulière, où il peut être entendu par lui-même, il a sa portée
à lui. Un accord harmonieux composé d'un millier de tons,
mélodieusement combinés, peut devenir horriblement faux, s'il
s'en trouve un seul qui soit discordant. Telle est la puissance de
l'individualité! Et cependant dans cet accord général il y a
une foule de tons avec lesquels ce ton, discordant ici, s'harmonise
bien, avec lesquels il a une très-forte affinité; bien plus il peut
s'harmoniser avec tous, mais à de certaines conditions. Ghoisis-
ons dans l'harmonie un exemple des plus simples. Prenons un
accord composé de do, mi, sol, do; nous aurons une harmonie
pure et gracieuse. Ajoutons à cet accord un sol diéze, la dis-
sonance sera horrible; cependant do et mi pris séparément peu-
vent s'accorder le mieux du monde avec le sol diéze, dans
d'autres conditions, et le mi a plus d'affinité avec le sol diéze en
certains cas que le do; il en est plus éloigné quand la modifica-
tion est changée.
Donc pour arriver à l'unité de tons, à l'harmonie générale, il
faut marier ensemble certains tons, sympathisant mutuellement,
pris à part ; il faut créer, par exemple, des tierces, des quintes,
des octaves, réunir ces accords correspondant entre eux, et alors
seulement on obtient Tharmonie. Mais prendre en masse tous les
tons, leur dire : Vous appartenez tous à une même sphère, votre
devoir est de résonner ensemble, votre but, l'unité; résonnez
donc! quel résultat cela donnerait-il?
Le ton, c'est l'individu; les tierces, les quintes sont les famil-
les différentes; l'accord, c'est la nation entière; la réunion des
accords, — l'harmonie, c'est l'humanité.
L'école de Fourier, à laquelle appartenaient Considérant, Pom-
pery, Hennequin et leurs successeurs, détruisait l'individualité
personnelle, et en voulant rendre à l'homme sa liberté perdue.
— 64 —
ramenait l'esclayage en abaissant l'homme au rôle d'instrument
aveugle^ et de roue d'une grande machine.
Les socialistes et les communistes^ par la nature des choses,
cessaient d'être des personnes libres et indépendantes. Ils en*
traient dans les parties de l'organisation générale dirigée par le
plus fort.
Tous les amendements postérieurs, les améliorations dans l'ap-
plication des idées primitives, les tendances à l'émancipation de
l'individualité personnelle, même la reconnaissance solennelle de
cette individualité ne purent changer le caractère de ces doctri-
nes. Les principes restèrent et les hommes s'y soumirent ser-
vilement.
Fourier, le plus capable de tous les prétendus réformateurs,
était en apparence le plus modéré de tous; c'est pour cela même
qu'il a semé le plus d'éléments destructeurs. Il reconnaît la pro-
priété, même l'héritage, seulement sous la condition que les re-
venus seront partagés dans une certaine proportion avec les be-
soins du phalanstère, base de l'humanité.
Pourquoi créer une base fictive et étroite, qiiand il en existe
une beaucoup plus grande et, de plus, naturelle, — la na-
tion?
Prenons-y bien garde. Les socialistes libéraux d'aujourd'hui,
ou, comme ils s'appellent eux-mêmes, les humanistes, autrement
dit les cosmopolites, ont rejeté beaucoup d'idées, tant du socia-
lisme que du communisme, mais ils y ont ramassé çà et là des prin-
cipes s'adaptant à leur manière de voir et concourant au but
qu'ils se proposent. Ainsi, par exemple, ils ont rejeté le phalan-
stère de Fourier comme une utopie ridicule sous le rapport poli-
tique, mais ils ont accepté l'unité universelle reconnue par les
deux doctrines et adopté l'idéal de l'association des socialistes,
en considérant Y État comme base de la société.
Fourier, après avoir établi le principe de la liberté, poursuit
la formation de la hiérarchie au moyen de votes libres, commen-
çant par en bas. Il semble, par conséquent, que l'origine en soit
toute démocratique et aussi libérale que possible. Mais tout d'un
coup de ces congrès séparés, représentant la coipmune, on voit
— 65 —
sortir, au moyen des votes, « le congrès d^ unité êphérique, déHbé"
tant au nom du globe entier, »
Qui doit donner le droit d'agir ainsi? Ce sont des gens asso-
ciés par la loi d'une prétendue attraction (ce qui n'empêche pas
que dans le phalanstère on ne puisse se prendre aux cheveux),
des gens liés ensemble par un intérêt matériel, dans le but de
rendre à la vie ViquiHhre univereel ébranlé, dans le but de re-
nouveler rkarmonie discordante. Gela dénotait de bonnes inten-
tions ! C'est un des motifs pour lesquels ces idées ont trouvé tant
d'admirateurs. Mais on oubliait qu'une attraction si générale,
si absolue, si soudaine, prise pour point de départ, est une illu-
sion. On oubliait que l'homme ne peut habiter toutes les parties
du globe, n'aime pas toutes les contrées et tous les climats, que
par sa nature même il ne les supporte pas également, que le La-
pon meurt sous un climat tempéré, tandis que le nègre sauvage
expire en Laponie; par conséquent, que l'homme n'a pas le droit
d'engager par son vote l'humanité entière, que le congrès ne
peut élaborer des statuts obligatoires pour les habitants du globe
entier.
Et cependant cette idée, tout excentrique qu'elle soit, se re-
trouve encore dans les conceptions cosmopolites.
Chaque homme a le droit de réfléchir aux moyens de soulager
l'humanité souffrante; on peut même former dans ce but un
comité ou un congrès, qui serait non une autorité hiérar-
chique ou gouvernementale prenant sa source dans l'humanité et
prétendant la régenter, mais une représentation légale de parties
individuelles et intégrantes de cette humanité et de leurs besoins
locaux. La différence est énorme. Dans le premier cas un tOi
congrès délibérant, comme autorité, serait une usurpation;
comme corporation scientifique ce serait un amusement philoso-
phique, peut-être utile; dans le second cas il serait l'expression
d'intérêts réels et pratiques de toutes les nations.
Le congrès de Vienne n'était qu'un congrès d^unité sphérique,
délibérant sur le rétablissement de YéquHibre poKtiqtie au nom
de Vhumanité à laquelle il imposait ses lois. Qui l'y avait autorisé?
Les monarques et leurs ministres se dirent ; Nous sommes des
I. 4.
— 66 —
hommes au-dessus des autres, nous avons le droit de dicter des
lois aux autres. Les nations, les besoins locaux et les tendances
îndividueUesont disparu à leurs yeux comme aux yeux des socia-
listes et des cosmopolites : ou plutôt ils ne voulaient plus les
apercevoir, et ils s'y refusent encore.
On dit : Que l'humanité soit libre et tout le monde le sera. —
Non pas. Que les individus, les familles et les nations soient
libres, et l'humanité le sera. Mais le mot hunumité est plus com-
mode pour l'absolutisme. Le but est si loin ! En attendant nous
pouvons faire ce que bon nous semble et martyriser les individus
et les nations pour le bien de cette humanité qui ne sera jamais
libre. Ainsi raisonnent les despotes et leurs familiers, — [les so-
cialistes et les cosmopolites.
Qui est-ce qui revendiquera les droits de l'humanité? — Un
philosophe, un économiste, un philanthrope, tout simplement
un individu. Et de quel droit? — Au nom des droits de l'huma-
nité. — C'est ce que nous allons voir, répondront les phalans-
tères alliés et dynastiques.
Fourier, ce libéral, dit en propres termes que les myopes po-
litiques peuvent seuls déclamer contre Yesprit de conquêtes, a II
n'y aura pas de paix sur la terre, — affinne-t-il, — tant qu'il
n'existera pas une seule puissance supérieure à toutes les autres.»
Elle existe! — C'est la coalition des monarques.
Il sert étrangement les intérêts des envahisseurs et des des-
potes! Il prétend qu'il doit y avoir une conquête générale. Il pré-
sente ses projets et propose de faire adopter la réforme par la
force des armes. Si, dit-il, les monarques s'étaient arrangés
en 4806 et avaient adhéré à une coalition commune, ils auraient
pu envoyer des forces suffisantes au Caucase et sur l'Oxus, et
déclarer aux souverains d'Asie la volonté de la civilisation con/'é-
dérée en menaçant d'enlever le pouvoir à tout chef d'État qui
résisterait.
Le tzar moscovite, après avoir lu la théorie de Fourier, envoya
exprès un agent à Paris lui offrir des terres et des hommes pour
fonder un phalanstère. On ne put s'entendre parce qu'on ne .
voulait pas lui accorder la liberté des sujets.
^67 ^
En apparence^ Fourier nerenyersait pas la religion, et cepen-
dant au moyen de sa théorie il la faisait entrer sur la voie du ma-
térialisme. Outre ce principe de l'attraction qui doit^ d'après lui,
réunir les hommes en phalange, il adopta, comme moyen de
mettre l'humanité en mouvement, trois éléments : le capital, le
travail et le talent. Sur ces bases il garantissait la conquête
des avantages moraux et matériels : a Multiplication des ri-
chesses, dit-il, abondance générale, égalité des droits malgré des
inégalités naturelles respectées, utilisation de toutes les passions,
maintien de tous les liens et affections de famille, destruction des
vUéréti exclusifs, liberté réelle par le développement des facultés
et l'essor des passions, son union avec l'ordre, aucun ne pou-
vant voidoir ce qui est au détriment des autres, et chacun con-
tribuant au bien de tous en voulant son propre bien; économie
des neuf dixièmes sur l'ensemble de la gestion, substitution du
travail attrayant, au travail répugnant. »
Tout cela est bien encourageant!... On dirait que c'est la réa-
lisation de tous les buts religieux !
Mais sur son phalatistère il aurait dû mettre ou la devise du
Dante : « Lasdate ogni speranza, vot ch'intrate ! » ou celle-ci :
a Oubliez que vous avez une volonté propre, vous tous qui entrez
ici! »
En perdant la volonté, l'homme pouvait en effet « laisser toute
espérance. » Et cependant en échange de sa soumission, Fou-
rier ne lui donnait qu'une promesse. Pour atteindre au but an-
noncé, il fallait se conformer en tout aux règlements généraux.
En un mot, Fourier voulait clianger tout le globe en une grande
prison où il y aurait eu des agréments de tous genres, mais
ceux-là seulement qui entraient dans le programme de l'organi-
sation générale, et dont l'usage n'était permis qu'à la condition
de renier sa propre volonté.
La destinée, autrement dit le fatalisme, et par suite l'athéisme,
étaient la conséquence de cet asservissement de la volonté hu-
maine ou plutôt de sa destruction complète.
Le capital, le travail et le talent devaient être les moyens d'ac-
quérir ces avantages et tous les biens de l'humanité, pénétrée
— 68 —
de l'attraction mutuelle. Par conséquent^ au nombre des autres
résultats qu'il promettait, comme l'égalité des droits^ malgré l'iné-
galité naturelle, Veifei de ces trois agents devait être le main-
tien des liens de famille et d'affection personnelle, la liberté
réelle, la justice réciproque des uns envers les autres dans l'in-
térêt commun, sans autre stimulant que le gain, la vie agréable
et la jouissance.
Nulle part d'aiguillon moral, nulle part de but plus élevé!
D'après une telle organisation, non-seulement l'homme devenait
une machine privée de volonté, mais il cessait d'être homme.
Je ne comprends pas comment de semblables doctrines peu-
vent prêcher au nom de Vhumamté, En se conformant à ces
principes, l'homme est à peine un animal.
Dans le système de Fourier, le capital, le travail et le talent
unissent les hommes matériellement et les conduisent à un but
matériel. Les avantages limités qui doivent résulter d'une telle
réunion sont embellis par la promesse d'un travail agréable.
Pour les obtenir, il faut se soumettre au despotisme du système.
Chaque loi est despotique de sa nature; mais pour qu'elle soit
obligatoire, il faut qu'elle se fonde sur la loi suprême. Le sys-
tème de Fourier ne s'appuie sur rien et renverse la spontanéité
en réprimant Vintérét exclusif. La liberté réelle, comme il l'ap-
pelle, n'est garantie que par la soumission à ses règlements. U
en résulte que celui qui ne s'y soumet pas n'a point droit à la
liberté!...
Bref, Fourier qui haïssait le négoce et voulait émanciper
l'humanité du monopole des marchands (c'était son principal but)
et remettre l'agriculture, l'industrie et le commerce entre les
mains de tout le monde, imposât^ lui-même un moncpole sur le
capitalj le travail et le talent.
Outre les idées politiques et religieuses, mentionnées ci-dessus,
qui ont leur source dans le système de Fourier, le vice capital
que l'on remarque présent dans les théories sociales, c'est pré-
cisément ce monopole qui conduirait des individus à vivre sous
un gouvernement absolu et à remettre à l'Etat leur capital et leur
travail.
Chacun des trois fondateurs du socialisme a poussé ses en*
vahissements plus loin que ses prédécesseurs. Fourier a accaparé
l'esprit et le corps de l'homme. Pendant son séjour à Paris, il
proposa à Técole socialiste son concours pour la réalisation de
l'association; mais l'indifTérence avec laquelle il fut reçu l'irrita
au point qu'il publia une brochure intitulée : Pièges et eharla-
iamsme de Saint-Simcn et d'Owen,
Il était si sûr du bon résultat de ses projets qu'il attendait
tranquillement dans son cabinet qu'un millionnaire se présentât
et lui offilt son appui pour appliquer son système, et pendant
plusieurs années il rentrait chez lui tous les jours à la même
heure. Il croyait que tous les peuples quitteraient immédiatement
leurs demeures et viendraient b&tîr des phalanstères. Dans ses
ouvrages il y a beaucoup de belles pensées, mais l'ensemble est
le produit d'une aberration mentale. Il mourut dans la plus
grande misère, dans un cabinet sale et étroit (1837). Sur son
tombeau on fit inscrire ces paroles : La série distribue les
harmonies. Les attractions sont proportionnelles aux desti-
nées.
Qu'ont fait ces réformateurs? Ils ont enchaîné la volonté de
l'homme, asservi le travail et, par conséquent, subjugué les lois
naturelles. Ils ne s'en sont pas tenu là. Ils ont mis la main sur
la capacité même. Us ont tracé au travail et aux capacités une
direction, un chemin construit par eux, les laissant marcher,
mais en les tenant toujours par les lisières du système. Ensuite
ils se sont attribué le droit de disposer de la propriété et ont
aboli l'individualité. Je le demande maintenant : Qu'ont-ils donc
laissé à l'homme?
Après des luttes acharnées, de grands changements ont été
introduits dans ces théories, mais les erreurs principales sont
restées. A côté des éléments destructeurs qui brisaient les liens
sociaux et engageaient dans de nouvelles fondrières l'humanité
déjà égarée, il y avait dans les doctrines de ces rêveurs des
germes d'avenir, mais aussi une foule de principes d'où chacun
pouvait tirer la justifîcation de sa propre passion. C'est ainsi que
du couple prêtre inventé par Enfantin est issue une quantité in-
— 70 —
nombrable de petits monstres, d'idées malades qui rongent la
société comme des vers.
Parlons franchement : Qu'est-ce que le socialisme actuel?
Pour les souverains qui ont exploité cette idée, c'est le moyen de
conquérir les nations. Quant aux sujets, il sert aux uns de man-
teau libéral pour cacher leur obéissance au despotisme; pour les
autres qui veulent sincèrement la liberté des peuples, c'est un
instrument mal choisi et qui n^ mène pas au but; enûn, pour
d'autres, le socialisme n'est qu'un voile qui cache des besoins
pressants et immédiats. Dans tous ces camps, marchant sous un
seul étendard, il y a beaucoup de nuances diverses. Comme le
socialisme a toutes les apparences de la liberté, on peut impu-
nément acquérir, en grimpant sur ses échasses, de l'autorité et
de la renommée.
Qu'est-ce que le communisme actuel? Souvent ce n'est que la
folie d'un esprit malade, parfois ce n'est que le désir qu'ont quel-
ques fainéants d'obtenir sans travail des avantages matériels.
Le publiciste politique qui répand des doctrines dont le résultat
ultérieur est l'esclavage, est autant ennemi de la société qu'un
tyran sur le trône. Chez l'un ce sont des armes, chez l'autre c'est
la brochure et le journal qui sont les instruments du de^o-
tisme.
Il y a des gens qui prétendent que la justice serait rétablie s'il
y avait un partage égal des biens et si l'usage en était com-
mun. Etrange idée ! L'égal partage des biens n'apaiserait pas les
passions. Pour maintenir l'ordre il faudrait autant d'agents de
police, qu'il y aurait de propriétaires.
Les principes des rêves socialistes et communistes ont amené
quelques écrivains à la théorie de l'humanisme. Il s'est donc formé
une école qui, s'élevant plus haut que la société, s'est mise au-
dessus de la simple association en se transportant dans la sphère
de l'humanité absolue. Il n'y a que des Allemands qui puissent
voler si haut. Arnold Ruge nous apprend que « le patriotisme
est une armoire (eine Schranke), d'où il faut s'échapper pour par-
venir au vrai humanisme. » 11 se moque des idées nationales de
Fichte, en les appelant « une vue étroite, » Il trouva en France le
• — 71 —
leyier d'Archimède pour la réforme du monde, 11 est vrai qu'il y
voit encore, même a chez les gens distingués, une fièvre de nor
HonalUé et de religion, » qu'il traite d'erreur. « Tout l'esprit fran-
çais est dans les fers du patriotisme et du catholicisme. » La
chose la plus étrange, c'est que ce savant idéologue donne à une
telle vie le nom d'existence nuageuse (Nebelwesen). Il rêve la
formation des nouveaux états (toujours des états !) sans église, sans
armée et sans populace (Pœbelj, — (Voir Zwei Jahre in Paris.)
De telles idées ne peuvent venir que d'Allemagne. U est facile
aux Allemands de s'échapper de tarmoire du patriotisme, parce
qu'il n'y a pas de patriotisme dans l'esprit de leur raoe. Le
monde entier est leur patrie. Ils servent le maître sous les ré-
gimes duquel ils sont placés, mais non la patrie. Se trouvant
dans une pareille fausse position, ils ont inventé l'humanisme
et le cosmopolitisme pour se défendre contre les reproches. Ce
n'est pas un nouveau progrès pour eux, car au moment où les
idées sociales commençaient à peine à se répandre, où dans
cette même Allemagne un petit nombre de vrais patriotes était
prêt à secouer le joug de l'absolutisme, pour rétablir l'indépen-
dance et l'intégrité de la patrie, les Allemands furent célèbres par
leur indifférence et s'excusèrent par leurs idées humanitaires.
Voici quelques extraits traduits mot à mot de publications al-
lemandes, écrites, il y a plus de vingt ans, qui prouvent d'une
manière éloquente où mène le cosmopolitisme humanitaire.
Nous trouvons dans les ce Grenzboten von Kuranda » que les
Allemands de l'empire moscovite servent le gouvernement comme
espions, et on sait généralement que toute la classe supérieure,
sans exception, de la Livonie, de la Gourlande, de l'Esthonie et
même de la Finlande est servilement attachée au tzar et à la
religion a orthodoxe, » bien qu'elle-même n'ait aucune croyance.
La bureaucratie moscovite et l'autorité militaire se composent
d'Allemands. Même dans le synode orthodoxe, on emploie des
Allemands protestants. En Prusse ils servent l'idée despotique
contre leur propre patrie. (Voir l'ouvrage cité année 1843, n^ 39
et suivants»)
En Amérique, le sentiment de Tunion et du groupement
— 72 —
tional est inconnu aux AUemands aussi bien que la moralité.
Le correspondant de Boston écrivait à cette époque à la Gazette
universeUe (Allgemeine Zeitung)^ qu'il n'est pas rare d'y voir un
Allemand renier sa nationalité. On se demande : «Où est la patrie
allemande? où est le sentiment national des Allemands? » C'est
pour cela que dans les États-Unis on considère comme une honte
le bon accueil fait aux Allemands. Un aufre correqiondant de Was-
hington écrit à la même gazette : « Que les gouvernements alle-
mands ne pensent pas que les méconientspolitiques soient les seuls
qui émigrent en Amérique. Ce H^estpas l'idée de la liberté^ mais
c'est l'espoir du gain qui les pousse à y aller. Les Allemands y
vivent dispersés. Les traditions nationales et le souvenir de leur
pays natal s'éteignent chec eux, la génération suivante s'assi-
milera aux Américains et sera à jamais perdue pour l'Allemagne.
La classification des Allemands en états, la conduite des riches
qui ne frayent pas avec les classes ouvrières, et la dépendance
où sont ces derniers à l'égard des Américains prennent origine du
manque d'unité. Black Dutch est un surnom dédaigneux donné
aux Allemands dans les États-Unis. En cinq semaines on a
découvert cinq cas de meurtres commis par des Allemands, et
dans le nombre des assassinats accomplis sur leurs propres
femmes avec une préméditation féroce. Les autorités améri-
caines soutenaient que si l'émigration de l'Eiu'ope pour l'Amé-
rique durait plus longtemps, personne ne serait en sûreté chez
soi. « (Voir Allgem. Zeit,, 4844. n» il.)
«Au rebours des Américains, aucun Européen n'est ca-
pable de comprendre la liberté. Toute l'opposition contre les
divers gouvernements européens consiste dans une simple né*
gation. De tous ceux qui combattent contre l'ordre existant, il
n'y a que le seul O'Gonnell qui sache ce qu'il veut. C'est pour-
quoi on le juge si sévèrement. Il connaît non-seulement le gou-
vernement anglais, et chaque rouage de cette machine mon-
strueuse, mais aussi son peuple, avec ses passions et ses faiblesses,
son incapacité pour la liberté républicaine, et le besoin de l'ha-
bituer avant tout au respect dû à la loi. C'est à lui que l'Irlande
doit une certaine logique dans son opposition. En Allemagne la
- 73-
liberté n'est qu'un sentiment, et non une connaissance. Je lis ici
les discours de députés allemands libéraux et je pourrais dire
comme Mac Laurin, mathématicien anglais, après avoir lu le
Paradis perdu de Milton : « Qu'est-ce que cela prouve? » (Voir
Corresp. de Washington à l'AUgem. Zeit., 1843, n» 344.)
Si nous comparons l'état moral actuel de l'Europe avec celui
d'autrefois, il est difficile de ne pas reconnaître, que, grâce à
de fausses doctrines, pendant un quart de siècle, non-seule-
ment la société n'est pas remontée à la surface d'une onde pure,
mais qu'elle s'enfonce de plus en plus profondément dans l'abîme,
au milieu des éléments furieux d'un orage déchaîné et agité par
des courants contraires.
11 y a vingt ans qu'on avertissait l'Allemagne du dSnger qui
la menaçait, et qu'on lui disait que la destinée de toute l'Europe
était liée à ses destinées. L'opinion suivante d'un Allemand mé-
rite la plus grande considération : « Soyons francs et justes
comme il convient au moment du danger général. L'art de ca-
cher le triste état de nos rapports religieux, politiques et so-
ciaux a été pratiqué avec une grande habileté, mais il ne durera
plus, il a déjà trop existé. L'indigence, l'inquiétude univer-
selle, l'émigration en gros, le communisme bien répandu, la dé-
moralisation et le mépris de tous les principes historiques et
moraux, voilà ce qui saute aux yeux. Trop d'éléments se sont
réunis afin de renverser le vieux bâtiment, pour qu'il puisse ré-
sister plus longtemps, et nous avons fait trop peu pour son main-
tien, son renouvellement et son embellissement. Si nous ne lui
donnons pas sans tarder de forts soutiens, ses habitants peuvent
Otre enterrés sous ses ruines. La volonté de l'État et celle des
peuples, la direction des gouvernements et l'opinion publique,
le symbole de l'Église et la foi des gens instruits, les besoins de
l'État et le crédit, en un mot, chaque rapport de la vie publique,
mis à part et tous pris ensemble nous représentent le tableau
d'un désaccord, et un état de choses tel, qu'il peut, par une ca-
tastrophe quelconque, être changé en une décadence que ne
justifie pas l'histoire de notre passé, d (Die deuUche Vierteljahr-
sckrift, 1847, Heft, 1, p. i03).
I. 5
— 74-
Ces mots ont été écrits en 1847. Les présages ne se sont-ils
pas accomplis l'année suivante? Que Ton songe que toutes les
conquêtes de 4848 ont été reprises aux peuples; que Ton consi-
dère que leur liberté est actueUement plus fortement enchaînée
qu'elle ne Tétait auparavant, la solidarité des gouvernements des-
potiques plus grande que jamais, la situation de l'Europe sous
tous les rapports, plus pénible qu'elle ne l'était à cette époque,
et on frissonnera à la seule pensée de ce qui peut sortir de ce
chaos.
Les troubles de l'Allemagne, en 1848, ont prouvé la gravité des
considérations qui précèdent et les soulèvements dans toute
l'Europe, réprimés et paralysés, n'ont été en sonmie qu'un solen-
nel et menaçant avertissement.
Alors l'orage général ne passa sur l'Allemagne que de côté, et
cet orage n'était qu'un prologue du grand drame dont les ac-
teurs seront tous les peuples de l'Europe.
Jusqu'à présent on n'a rien fait pour eux ! Les cosmopolites
travaillent pour l'humanité et les socialistes pour la société.
Mais, si on les oublie, les peuples peuvent rappeler d'une ma-
nière terrible qu'ils vivent et qu'ils ont droit à l'existence indi-
viduelle.
Cette universalité politique dont se moque Gervinus, histo-
rien distingué, se répandit dans toute l'Europe, et donna nais-
sance à une des idées les plus dangereuses pour la liberté.
Le savant Herderisme peut faire autant de mal à l'humanité que
le Mongolisme sauvage. Car enfin les Tartares en détruisant les
villes et les villages, en massacrant des millions d'habitants,
en emmenant en esclavage les femmes et les enfants, en ruinant
les églises, en brûlant les bibliothèques et les musées, n'anéan-
tissaient pas la race humaine, n'exterminaient pas l'humanité.
Les cosmopolites et les humanistes aiment à comparer leur
piètre inteUigence au génie des sages et des grands poètes qui
embrassent l'humanité entière de leur regard d'aigle. « Regardez 1
s'écrient-ils, ni celui-ci ni celui-là ne parle de nationalités. Ce
sont des cosmopolites. Nous partageons leurs idées* » Pauvres
pygmées ! ils se croient égaux aux géants lorsqu'il ]eur arrive
— 75 —
de dérober une étincelle au soleil de leur grande intelligence.
Les sages universels, les prophètes inspirés, les grands hom-
mes choisis et envoyés par Dieu que les siècles produisent d'&ge
en âge, travaillent pour l'humanité en général, et embrassent
dans leur vaste pensée le passé et l'avenir. Leurs idées sont
détachées des choses d'aujourd'hui, des choses ordinaires. C'est
d'eux que découle la source primitive de la science universelle.
Le poète qui ti'est pas national, n'est pas pour cela cosmopo-
lite. Le philosophe qui ne crée pas une école spécialement na-
tionale, n'est pas par cela même fondateur d'une école politique,
humanitaire. Si sa tliéorie conduit à des résultats pareils à ceux
que nous avons signalés, il n'est pas un philosophe, il n'est pas
un véritable sage, trop fréquemment il est un fondateur de sys-
tème, comme il y en a tant. Un esprit qui n'est que superficiel,
ne comprenant pas le génie supérieur, saisit quelques sons de
sa parole et les accommode à ses pensées étroites.
Les pygmées politiques eux-mêmes regardent le Christ com-
me le fondateur d'une école politique. Et ils abaissent celui qui
a révélé la science à toute l'humanité, au point de dire qu'il
a apporté des idées pour servir de base à une secte; ils font de
celui qui a proclamé les plus grands principes de la vérité et de
la morale, qui a fait comprendre au monde les lois naturelles ,
un inventeur de systèmes! Ils ont monstrueusement faussé l'en-
seignement du Christ dans ses applications et ils en appellent à lui
lorsqu'ils veulent établir des théories étranges nées dans leurs
cerveaux troublés du sang qu'y fait affluer la fièvre de la passion.
Le partisan des rêves sociaux appelle le Christ un socialiste ,
celui du communisme dit qu'il était communiste, l'égoïste cos-
mopolite le nomme un humaniste!... Enfin tandis que les uns
regardent le Christ comme le modèle du démocrate, les autres
soutiennent qu'il était monarchique et qu'il tolérait même le
despotisme !
Voilà donc les idées! voilà donc la raison de la populace in-
struite ! et de pareilles gens dirigent l'humanité !
Si l'on a déduit de pareilles conséquences de l'Évangile, que
ne peut-on faire sortir de folles théories?
— 76 —
Les principes des réformateurs sociaux tournés vers les idées
individuelles, enfantèrent l'humanisme cosmopolite, doctrine
qui a la prétention d'organiser l'humanité politiquement. Au
lieu de s'appeler humanitaire, cette école devrait plutôt s'appe-
ler un thérîonisme, mot venant de grec O^p-oif (animal).
Une extrémité en appelle toujours une autre. Le fanatisme
enfante l'athéisme, après l'athéisme revient le fanatisme; le des-
'potisme appelle la licence, la licence appelle la l^annie,et. cette
vérité se reproduit toujours dans les relations sociales. L'ouvra-
ge de Max Schmidt, écrivant sous le pseudonyme de Max Stirner,
nous prouve combien les théories des socialistes, conununistes
et autres, qui ont pour but l'unité universeUe, sont impraticables
et conduisent forcément, comme dernier résultat, au despotisme.
Lorsque les idées socialistes se popularisèrent en Europe, Max
Schmidl rêva Yémancipatim individuelle. Voyons comme l'indi-
vidualité surveille ses droits! A la place de l'absolutisme de
l'humanité, il s'efforce d'établir la suprême autorité du moi (des
Ich), V autonomie individuelle.
Regardons comme il est allé loin en voulant se délivrer du
joug qu'on voulait lui imposer sous prétexte de liberté univer-
selle. Voici le résumé de son système :
L'absolu de Stirner n'est pas le moi général, mais le moi in-
dividuel, non l'homme en général, mais l'homme déterminé, dé-
fini particulièrement, unique, en un mot, le moi :
« Moi, je vis comme être particulier, un et unique absolu, je
vis non pour réaliser les idées que me dicte celui-ci ou celui-là,
non pour suivre une vocation qui m'est étrangère et que je
ne veux pas connaître, mais je vis comme la fleur dans les
champs, seul pour moi-même; et mes relations avec le monde
se bornent à employer ma vie pour mon propre usage. Tout mon
être et toute mon existence sont contenus dans ce seul mot :
tout pour moi (Eigenheit). Je suis d'autant plus libre que je puis
me délivrer de quelque obligation; mais aussi d'autant plus moi-
même que j'ai plus de force personnelle, si je sais me comman-
der à moi-même. Ainsi donc, je ne suis moi-même que par ma
force et par mon pouvoir. Je suis soumis à mon pouvoir et en
— 77 —
même temps je suis possesseur du pouvoir, propriétaire de la
force. Les sens ne sont pas mon unique propriété. Avant qu'ils
existent, moi entier en moi-même je suis propriété, par consé-
quent ce ne sont pas mes sens qui peuvent me dominer, mais
c'est moi qui dois les dominer, comme sachant me commander à
moirmême. Je ne connais aucun ordre qui m'impose légitime-
ment l'amour, mais j'aime- mon prochain, parce que l'amour
m'est inné, parce que cela me plajt. »
Tqiat son système philosophique a poiu* but deux choses :
renverser l'universalité de l'idée qui reconnaît les droits du genre
sans les réaliser dans l'application aux espèces et aux individus;
en second lieu réagir contre le communisme et le socialisme qui
veulent établir la liberté sociale au préjudice des individus li-
bres. (Voir Der Einzige und sein Eigenthum),
Il s'est trouvé des gens pour déduire de la théorie de l'amour
deStimer, qui ne renferme rien d'immoral, le principe que
l'amour du prochain est condamnable, et pour attribuer une telle
opinion à Stimer! Il n'y a aucun moyen de lutter avec la mau-
vaise foi.
Des doctrines du socialisme et du communisme contre les-
quelles Stimer a protesté si énergiquement, sont sorties une
foule d'opinions confuses et parfois même révoltantes.
Bien que les trois théories sociales d'Owen, de Saint-Simon et
de Fourier reposent sur des bases différentes, il y règne une
complète unité de principes et de buts, mais il faut y distinguer
les deux côtés : moral et matériel.
La théorie de la jouissance, ou le déchaînement des passions
humaines, avait pour but de donner le bonheur à l'homme, au-
tant que cela est possible, sans beaucoup d'eiïorts et de travail,
et en cas de travail forcé, de le lui rendre agréable et conforme
à son désir personnel. Par conséquent ce qui était une tâche
de l'être raisonnable, la base principale de toute l'existence hu-
maine, c'est-à-dire la libre abnégation de soi-même, l'acte de
réfréner ses passions et ses mauvais penchants devient une cause
de rupture des relations sociales, et l'individu, privé de la li-
berté, perd le mérite du sacrifice et de la victoire.
— 78 —
Toute responsabilité pour les mauvaises actions^ qui incombe
naturellement à l'individu^ est mise sur le compte de la société.
On voit aisément quel vaste champ fut ouvert aux passions des
individus. Ces systèmes n'ayant établi ni des colonies d'asr
sociations^ ni des phalanstères^ minèrent les fondements des 6a-
ses réelles de la société, des familles et des nations, et portèrent
des coups terribles aux lois naturelles et aux vérités historiques.
D'un autre côté, les théories» des réformateurs, comme con-
naissances économiques, ayant pour but principalement et pres-
que exclusiveroeut l'amélioration d'une classe d'habitants, et
particulièrement des industriels et des ouvriers, détournèrent l'es-
prit humain vers un seul point et enfantèrent des partis politi-
ques extrêmes. Fourier croyait trouver les bases de la société
dans des phalanges; Saint-Simon regardait les industriels et les
ouvriers comme le soutien de l'humanité. Tous les trois s'occu-
pèrent exclusivement de la classe ouvrière et prétendirent qu'ils
travaillaient pour la société. Leurs successeurs dépassant leurs
maîtres, ont poussé cette partialité plus loin. D'après le plan des
réformateurs tout devait être transformé de fond en comble,
savoir : l'industrie, la religion, les arts, les sciences, la vie pu-
blique et privée, en un mot, toutes les branches de l'activité
humaine.
Les partisans de ces doctrines adoptant plus ou moins le
plan en entier ou en partie, ne cherchaient l'instrument de leurs
réformes que dans les ouvriers, ou, comme on dit généralement,
dans le peuple. Par une étrange contradiction, ces socialistes ne
voulaient pas voir l'ensemble de la société.
C'est là une des plus graves et, peut-être, la plus grave de
toutes les questions de l'existence actuelle ; aussi, faut41 l'abor-
der avec une sérieme attention,
11 faut reconnaître qu'Owen, Saint-Simon et Fourier, ont une
grande importance au point de vue pratique, et, qu'à cet égard,
ils ont même rendu de grands services. Ce sont eux qui ^ ont
suggéré ridée d'une organisation quelconque du travail, et, bien
qu'ils aient restreint la volonté humaine, ils ont ouvert de nou-
velles voies, par leurs conceptions, à réconomie sociale, Cepen-
— 79 —
dant de cette direction* des idées est sorti un amour partial, et
je dirai presque passionné pour une seule classe, qui, enraciné
chez quelques amis du peuple, a été préjudiciable aux autres
parties de la société.
Je suppose qu'un homme, entièrement exempt de préjugés,
et ne sachant rien de notre situation, arrive tout d'un coup en
Europe, d'une autre partie du monde, et s'informe auprès « des
amis de l'humanité. > de l'état moral et matériel des habitants :
de leur réponse, il pourrait conclure qu'il n'y a, en Europe, ni
misère, ni infortune, excepté cependant dans une classe, — : celle
des ouvriers.
On pourrait dire que les ennemis des privilèges, n'ont fait que
les transporter d'une classe à une autre; et en vérité j'en con-
nais beaucoup qui accordent à cette classe des, privilèges ef-
frayants.
Cet amour partial devient quelquefois si exclusif, qu'il va jus-
qu'à distinguer deux classes dans le peuole même, savoir : les
ouvriers qui travaillent aux fabriques, et l<)s cultivateurs de la
terre. Les premiers ont même beaucoup plus de protecteurs.
Cependant on sait bien que, dans presque tous les pays de
l'Europe, un ouvrier gagne beaucoup plus qu'un cultivateur. Le
premier se nourrit mieux, boit plus, dort plus longtemps et a un
profit plus grand que le second, sans avoir à craindre la séche-
resse, le mauvais temps, la grêle et le tonnerre. Le peuple des
villes possède beaucoup plus de moyens d'existence que le pay-
san, et il est, au moral, bien au-dessous des tranquilles habitants
de la campagne.
Il est résulté de cette division ( il ne faut pas oublier que je
considère toujours la masse entière des habitants de l'Europe),
et de cette prépondérance presque exclusive de l'industrie,
que la science a fait de bien plus grands progrès dans cette
branche que dans l'agriculture. Dans beaucoup d'États on n'a rien
fait pour l'agriculture; et ce serait à croire qu'on la retient à
dessein à l'état primitif, à l'état de nature. D'immenses territoi-
res de l'Europe, sous la domination turque et moscovite, ne
produisent peut-être pas le centième de ce qu'ils pourraient pro-
— 80 -
duire. Le commerce a, en général, à subir mille entraves, que
lui imposent les autorités, et tout cela porte préjudice à la classe
la plus nombreuse de la population, aux habitants des campa-
gnes.
Les Moscovites qui sont actuellement riches en socialistes et en
communistes, et qui font semblant d'aimer le peuple, ne veu-
lent rien faire pour lui, parce qu'ils s'occupent beaucoup plus
des habitants du Khokhand que de leurs nationaux.
Sans nier le moins du monde, que la position du peuple soit
malheureuse,, dans toute l'Europe, je soutiens que ce n'est pas
seulement ta classe ouvrière en général, tant industrielle que
campagnarde, qui mérite notre sympathie, mais qu'il y a dans
toutes les classes, dans tous les cercles de la société, un si grand
nombre de malheureux soumis à tant de souffrances diverses,
que leur totalité mérite au moins autant, sinon plus encore,
d'attirer l'attention des véritables amis de l'humanité.
Voyez, sans aller plus loin, ces millions d'hommes de trou-
pes régulières. Est-ce que le pauvre ouvrier envie le sort du
soldat? Combien y a-t-il dans les comptoirs et bureaux de tout
genre de ces malheureux écrivains, courbés sur un pupitre, douze
ou dix-huit heures par jour pour gagner un maigre morceau de
pain, qui leur suffit à peine pour faire vivre leur famille!...
J'ai connu moi-même à Paris un employé, homme très-ins-
truit, qui^ pendant vingt-sept ans, était sorti tous les jours à six
heures du matin pour ne rentrer qu'à huit heures du soir; pen-
dant ces vingt-sept ans, il avait toujours passé dans la même rue,
et il ne connaissait pas celle à côté. Il me disait qu'il n'avait ja-
mais le temps de parler à ses enfants, qu'ils avaient grandi chez
lui, et qu'il ne les avait presque pas connus. Ses appointements
étaient de mille francs par an !
Il y a de ces manœuvres dans toutes les divisions et subdivisions
du travail universeL Le nombre en est immense ! Et ils ne sont
pas même comptés au nombre des ouvriers! Et les sciences so-
ciales et économiques n'ont en vue qu'une seule classe. L'orga-
nisation du travail est devenue un privilège, une faveur accor-
dée à une partie seulement de la population. Comment concilier
— 81 —
cda avec la prétention d'embrasser dans les réformes, tou la
société? Qui trop embroase, nuU étreint Un sentiment si vague c
si vaste, ne pouvait profiter, ni* à l'humanité, ni aux parties q
la composent.
La direction partiale des sciences économiques, a enfanté des
idées politiques exagérées, qui ont été corroborées par des prin-
cipes puisés dans le socialisme. On a vu se former des partis qui
devinrent la terreur des honnêtes gens, des hommes les plus libé-
raux. Ce sont ces partis, qui, marchant en apparence sous Féten-
dard du progrès, lui opposent en réalité une barrière infranchis-
sable.
D y a, cela va sans dire, parmi les soi-disant amis du peuple,
une foule d'imposteurs, qui cachent Tamour d'eux-mêmes sous
ces belles apparences.
n faut, une fois pour toutes, distinguer le véritable amour du
peuple, de ce qui en usurpe le nom, et les idées vraies, l'inten-
tion sincères d'aider au bien général, des oripeaux libéraux,
dont s'affublent les ignorants et les pharisiens, pour tromper les
esprits crédules.
Plus d'un système politique ayant pour mot d'ordre la liberté
et le progrès, entre autres le socialisme et le communisme,
leurre l'esprit d'idées démocratiques, tandis qu'il cache au fond
le plus grand despotisme, celui de la force ou de la ruse. Tel
prétendu démocrate porte le nom de démagogue, mot terrible
pour plusieurs. Le mot ^/av^/A* veut dire envie de plaire au
peuple et d'exercer sur lui une influence quelconque. On peut
en venir à cette fin par de bons ou de mauvais moyens. Dans le
premier cas elle n'implique rien de blftmable, et si elle poursuit
le bien par, des voies licites, elle est même louable. Ce mot est
donc trop général. 11 y a beaucoup de gens nommés démagogues
qui sont de véritables démophages (des mangeurs de peuple).
Le résultat de leur action et de leurs agitations politiques ne
peut être que la démomanie, c'est-à-dire la fureur populaire.
Quelques autres, ne pensant qu'à eux-mêmes, trompent le
peuple en le flattant. Appelons -les des démocopes {i^wdxoç
flatteur du peuple), et donnons à leur art méprisable le nom de
5.
r
!
— œ —
démapagief c'est-à-dire l'art de tendre des pièges au peuple,
(««7Y, piège). 11 faut donc bien distinguer les démocrates et
même les démagogues des démopages et des démocopes, et en
général de tous les démophages.
Le socialisme, considéré par plusieurs comme le plus haut de-
gré du progrès, en est au contraire la plus terrible négation :
c'est le retour de la société à l'état primitif. Si Ton pouvait réa-
liser tous les rêves çt tous les désirs des socialistes ainsi que des
communistes, la société reviendrait à l'état sauvage. Ensuite les
plus forts, les plus capables ou les plus rusés grandiraient et
domineraient les plus faibles; les luttes du passé recommen-
ceraient. Dans quelques centaines d'années l'humanité arriverait
enfin à l'état actuel. Est-elle donc destinée à cette ronde infernale?
Je cite ici les principales opinions des démophages qui ont tiré
leur origine des principes déjà mentionnés.
« J'admets sans discussion la divinité de Jésus-Christ. Jésus-
Christ est le prince des communistes (Cabet) Dans tout pays,
le peuple doit exclusivement se composer d'ouvriers. Il ne doit
pas y avoir de pouvoir exécutif, mais un exécutoire sous la di-
rection de la Représentation nationale. Les Exécuteurs, pour
empêcher la corruption, ne doivent être ni mieux nourris, ni
mieux logés personnellement qu'aucun autre citoyen. » (CabeL —
Voyage en Icarie, ch. xxvi, p. 199. — Exécutoire.)
Prenant en main le glaive de la critique, Proudhon fondit
sur les socialistes, les communistes, les républicains et les dé-
mocrates de toutes couleurs et de toutes nuances. (Voy. Sys-
tème des contradictions économiques ou philosophie de la misère,)
Il commence par dire : La propriété n*est qu'un moyen de
ruiner le faible par le fort; la communauté des biens n'est qu'un
moyen de ruiner le fort par le faible. Et comme le mal est selon
lui également grand de part et d'autre et qu'il cherche l'égalité
et la justice, il imagine un moyen de concilier ces deux ex-
trêmes.
La conclusion d'un tel raisonnement est claire comme le jour.
Puisque la propriété est nuisible 3t que la communauté des biens
est encore pire, rien n'appartient donc au peuple, et le gouver-
— 83
nement a le droit de disposer de tout. Dei^otisme tel qu'il n'y en
eut jamais sous le soleil.
Proudhon le savait bien et il croyait avoir trouvé le moyen d'y
remédier. Lequel? Nous allons voir.
« Les inconvénients de la communauté, dit-il dans son ou-
vrage Qu'est-ce que la propriété? sont d'une telle évidence,
que les critiques n'ont jamais dû employer beaucoup d'éloquence
pour en dégoûter les hommes. L'irréparabilité de ses injustices,
la violence qu'elle fait aux sympathies et aux répugnances, le
joug de fer qu'elle impose à la volonté, la torture morale où elle
tient la conscience, l'atonie où elle plonge la société, et, pour
tout dire enfin, l'uniformité béate et stupide par laquelle elle
enchaîne la personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise
de l'homme, ont soulevé le bon sens général et condamné irré-
vocablement la communauté Les communautés de l'Église
priiftitive ne purent aller jusqu'à la fin du premier siècle et dé-
générèrent bientôt en moinerie. Dans celle des Jésuites du Para-
guay, la condition des noirs a paru à tous les voyageurs aussi
misérable que celle des esclaves, et il est de fait que les bons
pères étaient obligés de s'enclore de fossés et de murailles pour
empêcher leurs néophytes de s'enfuir. Les Babouvistes... sont
tombés par l'exagération de leurs principes. Les Saint-Simoniens,
cumulant la communauté et l'inégalité, ont passé comme une
mascarade... Dans le Communisme, la communauté est proprié-
taire, et propriétaire non-seulement des biens, mais des per-
sonnes et des volontés. C'est d'après ce principe de propriété
souveraine que dans toute communauté le travail, qui ne doit
être pour l'homme qu'une condition imposée par la nature, de-
vient un commandement humain, par là même odieux; que
l'obéissance passive, inconciliable avec une volonté réfléchis-
sante, est rigoureusement prescrite;... que la vie, le talent,
toutes les facultés de l'homme sont propriété de l'État, qui a
droit d'en faire pour l'intérêt général tel usage qu'il lui plaît;...
que le fort doit faire la tâche du faible; le diligent celle du pa-
resseux, bien que ce soit injuste; l'habile celle de l'idiot, bien
que ce soit absurde; que l'homme enfin, dépouillant son moi, sa
— 84 —
spontanéité, son génie, ses affections, doit s'anéantir humblement
devant la majesté et l'inflexibilité de la commune... La commu-
nauté est oppression et servitude. »
Cette appréciation est si juste que tout homme de sens l'ap-
prouvera. Continuons.
Dans son désir de transformer complètement la société, Prou-
dhon ne se contente pas d'avoir rompu les liens sociaux, il
cherche à détruire de fond en comble tout ce que l'homme pos-
sède en lui-même, il veut l'amener à un état de néant complet.
C'est, selon son expression, une purification de l'âme au moyen
du scepticisme : « Je prépare votre âme par cette puriGcation
sceptique. y>
Il voit le mal dans l'ordre social et prétend que l'origine de
tout mal est Dieu.
Le premier devoir de l'homme libre est, — d'après Proudhon,
— de bannir de sa pensée et de sa conscience toute idée de Dieu :
m Le progrès de la liberté exige que le nom de Dieu, ce nom
depuis si longtemps le dernier mot du savant, la sanction du
juge, l'espoir du pauvre, le refuge du coupable repentant, soit
livré aux mépris, aux malédictions et aux huées des hommes . »
<K S'il est un être qui avant nous et plus que nous ait mérité
l'enfer, il faut bien que je le nomme, c'est Dieu... Dieu, c'est la
sottise et la lâcheté; Dieu, c'est l'hypocrisie et le mensonge;
Dieu, c'est la tyrannie et la misère; Dieu, c'est le mal... Dieu!
retire-toi ! car dès * aujourd'hui, guéri de ta crainte et devenu
sage, je jure, la main étendue vers le ciel, que tu n'es que le
bourreau de ma raison, le spectre de ma conscience. »
11 est évident qu'on a cherché ici des phrases à effet. Voilà ce
qui donne gloire et profit.
II. dit plus loin : « De ce que dans la Providence nous ne puis-
sions point reconnaître Dieu, s'ensuit-il qu'il n'existe réellement
pas? s'ensuit-il que la fausseté du dogme de l'existence de Dieu
soit démontrée? Hélas non! le vrai remède pour tuerie fana-
tisme consiste, selon moi, à démontrer à l'humanité que Dieu,
si même il existait, serait son ennemi. Si ma réconciliation avec
Dieu était jamais possible, ce ne. serait pas de mon vivant, et
— 85 —
elle n'arriverait que par la complète destruction de mon être. »
On voit partout que Proudhon ne peut pas trouver de preuves
suffisantes pour nier l'existence de Dieu^ mais il veut à tout
prix en chasser l'idée loin de lui.
Cette instabilité d'opinion est le caractère principal de tous les
ouvrages de cet écrivaiii qui^ par sa témérité, a fait tant de bruit
dans le monde. Quiconque a examiné les produits de son imagi-
nation en délire, verra facilement qu'il n'a rien inventé et qu'il
ne savait pas ce qu'il cherchait. Ainsi par exemple, dans son
œuvre posthume sur les Évangiles, il affirme à la page ii, avec
certitude, que Jésus naquit à Nazareth, et à la page 13 il dit :
« Jésus naquit à Nazareth, selon toute probMlité. » D'après Prou-
dhon, le Christ était socialiste. A propos du baptême que Jean
donna à Jésus, Proudhon s'écrie : « Jésus se socialise. » (P. 18.)
Selon lui, le royaume céleste, annoncé par Jean-Baptiste et
proclamé par le Christ, n'était autre chose que la révolution so-
eiale. Il dit dans ses notes : « Jésus n'est pas venu changer la Loi,
mais l'accomplir. Cela veut-i) dire qu'après lui il n'y ait à espérer
aucun perfectionnement? Qui oserait le soutenir? Jésus a laissé
intactes, au point de vue de la démonstration, toutes les grandes
questions sociales, il nous reste donc à les résoudre scientifique-
ment. Le Christ procédait par affirmation. 11 s'agit donc mainte-
nant de prouver et de contrôler l'exactitude de ses afQrmations.
La raison et la morale ont-elles donc dit leur dernier mot? Évi-
demment non. Il y a par conséquent quelque chose à faire après
le Christ. Dieu, en nous donnant des règles de morale par Moïse
et par Jésus-Christ, nous a laissé le soin d'en approfondir le sens.
Ainsi, loin de déchoir, Jésus ne peut qu'être glorifié de plus en
plus, s'il ne s'est point trompé, par l'étude des sciences morales
et politiques, t» Évidemment, Proudhon insinue qu'il faut le mettre
lui-même au-dessus du Christ, qu'il place presque au même
niveau que Socrate. Il est persuadé que ses théories sociales sont
le perfectionnement des lois du Christ, qu'elles en sont la solution
scientifique. II pense que le Christ a pu se tromper, mais lui ne
s'est pas trompé.
Quels préceptes et quels conseils nous a donclégués Proudhon
- 86 —
« Je voudrais encore, pour fixer tout à fait votre jugement,
cher lecteur, vous rendre l'âme insensible à la pitié, supé-
rieure à la vertu, indifférente au bonheur; mais ce serait
trop exiger d'un néophyte ! Souvenez-vous seulement et n'ou-
bliez jamais que la pitié, le bonheur et la vertu, de même que la
patrie, la religion et l'amour, sont des masques. » Cela lui sem-
blait être le plus sûr moyen de purifier l'esprit et de le mettre à
même de porter un jugement convenable. Il se raille impudem-
ment de la pitié, de la fraternité des socialistes.
Aller plus loin que Proudhon est chose impossible. Ce qui m'é-
tonne, c'est qu'il n'ait pas publié, pour plus d'originalité, un dé-
calogue contenant les commandements suivants : « Adorez les ido-
les. Parjurez-vous. Ne respectez ni père ni mère, et ainsi de
suite. » Ce serait le résumé du radicalisme social. Cette idée ne
lui est sans doute pas venue à l'esprit; mais il a dit la même
chose en d'autres termes.
Si Proudhon, en donnant ces conseils et en établissant ces
droits était de bonne foi, et avait l'intention réelle d'améliorer
le bien-être de la société, je m'étonne qu'il ait oublié que l'abais-
sement de la nature humaine et la destruction de tous les senti-
ments, en un mot, les crimes les plus horribles existaient depuis
longtemps sans ^es conseils.
En partant du principe de ses idées sur la propriété, Proudlion
confesse qu'il n'est ni monarchiste, ni républicain, ni aristo-
crate, ni démocrate, mais anarchiste dans toute l'acception du
mat. L'idéal d'un pays libre est l'anarchie complète. Chacun doit
vivre pour soi et ne penser qu'à soi. La religion, invention bonne
pour les enfants! La moralité, convention et convenance! Voilà
l'application définitive et pratique de la théorie de ce sage. Voilà
toute sa doctrine.
Si l'on pouvait admettre qu'il écrivait sérieusement (or, il est
permis d'en douter, puisqu'il dit lui-même qu'il commença par le
paradoxe, qu'il rencontra ensuite ce paradoxe à chaque pas, et
qu'il finit par des paradoxes), si l'on ne supposait pas qu'il avait
résolu de se railler ainsi des hommes, et d'essayer jusqu'à quel
point peuvent aller la sottise et la passion humaines, on serait
— 87 —
étonné de voir qu'il ne craignît pas le ridicule en établissant des
contradictions même dans ses absurdités. Car enfin^ Tanarchie
implique le socialisme et le communisme qu'il attaquait. Et lui-
même était le roi de tous ceux qu'il condamnait.
On voit qu'il connaissait les hommes et ne craignait ni la rail-
lerie ni l'accusation de folie^ puisqu'il a encore des partisans à
l'heure qu'il est.
Le pays qui s'approche le plus de l'idéal de Proudhon^ est ac-
tuellement l'empire moscovite. Là la forme du gouvernement n'est
qu'une /brme. Ce qui règne en eiïet, c'est l'anarchie la plus com-
plète, dont le résultat naturel est la division de la population en
deux classes : les oppresseurs et les opprimés. Les premiers gou-
vernent à leur fantaisie. Tous les éléments y sont mêlés ensem-
ble, suivant les conseils de Proudhon. Il n'y a ni monarchis-
tes, ni républicains, ni aristocrates, ni démocrates : tous sont
anarchistes. Celui qui est aujourd'hui aristocrate, peut être
demain démocrate, et réciproquement, suivant les besoins et les
circonstances. Ainsi, par exemple, l'empereur lui-même, bien
qu'il porte le nom de monarque, est cependant socialiste et com-
muniste. Il en est de même de son frère, le grand-duc Constan-
tin, de Milutine et de bien d'autres. <•
Dans les classes inférieures de la société moscovite, un dé-
mocrate libéral et même républicain est en même temps mo-
narchiste, parce qu'il se sacrifie pour son tzar. L'histoire ne
nous présente*nulle part une pareille fusion des idées les plus
contradictoires. C'est le seul exemple au monde. Pour définir
les idées politiques des Moscovites, il n'y a pas d'autre mot que
le Proudhonisme,
La classe supérieure de ce gouvernement anarchique, c'est-à-
dire celle qui est mise en haut par force, accomplit à la lettre
les préceptes de son législateur. Les Moscovites purifient leur
âme. Ils la rendent donc « insensible à la pitié et supérieure à
la vertu, » mais ils ne sont pas a indifférents au bonheur. » a Ils
se souviennent et n'oublient jamais que la pitié, l'amour, la re-
ligion, de même que la patrie sont des masques. » Ils en donnent
des preuves tous les jours, et ont même dépassé les espé-
— 88 -
rances de Proudhon par leur conduite envers les Polonais.
a Pour moi^ dit Proudhon^ j'en ai fait le serment^ je serai
fidèle à mon œuvre de démolition^ je ne cesserai de poursuivre
la vérité à travers les ruines et les décombres. Il faut que les
mystères du sanctuaire d'iniquité soient dévoilés^ les tables de
la vieille alliance brisées^ et tous les objets de l'ancien culte jetés
en litière aux pourceaux. »
Il s'est écoulé un quart de siècle depuis que ce nouvel Attila
écrivait ces paroles. Tout est déjà réalisé. Ce qui était révéré au-
trefois : les liens de parenté^ la tranquillité du foyer^ la patrie,
la nationalité^ le droit, la liberté^ la probité J 'honneur, la discré-
tion, la vérité, la pitié, la justice, le respect de la propriété d'au-
trui, le crédit, tout enfin est jeté en litière aux pourceaux.
Les gouvernements alliés ont accompli l'œuvre de la destruc-
tion. Des anciennes croyances il n'est resté que des débris. Sur
ces ruines fumantes se dresse la Moscovie, le glaive d'une main,
la torche de l'autre. Sur sa poitrine est écrit ce mot en lettres
de feu : La jeune Russie (MolodajaRossija).
Quelques tisons fument-ils encore çà et là sur le lieu de l'in-
cendie, quelques flammes des idées premières s'élancent-elles de
temps en temps de dessous la cendre, vite ils les étouffent, ils les
éteignent avec crainte, avec la précipitation d'un satan qui ne
peut croire à sa victoire, à l'avènement de son règne, à la des-
truction universelle. La moindre lueur les effraye, la moindre voix
un peu hardie qui s'élève du bûcher de l'humanité vaincue les
remplit de terreur. Etouffons vite le reste! crient les meneurs;
vite, exterminons ces derniers vestiges! Aux gémissements des
victimes évanouies et agonisantes se mêlent les cris confus de la
folie, de l'horreur, du désespoir, de la fureur : « A bas les trô-
nes! » crient les uns. — a A bas le peuple! » crient les autres.
Régnent les tyrans! Règne le terrorisme! Vivent les ténèbres!
Vive le crime! Vive le néant! Vive l'esclavage! Vive le dés-
ordre ! Nous ne voulons ni trône, ni peuple, ni église. Périsse
Dieu ! Portons un toast à Satan ! d
De l'Atlantique à l'Oural, de la Baltique aux colonnes d'Her-
cule ce n'est que vacarme, fracas, tumulte; on n'entend que les
— 89 —
cris épouvantables des vainqueurs, et les gémissements encore
plus épouvantables des vaincus.
Dans cet effroyable tumulte, on ne peut distinguer la voîx du
démon vainqueur de celle de Tange de la liberté.
Récemment encore, du fond de la Moscovie s'élevait une voix
criant : « Mort et massacre à tous ! Tout est mensonge, tout est
sottise, depuis la religion qui nous ordonne de croire dans on ne
sait quel Dieu, qui n'a jamais existé, jusqu'à la famille. Dieu est
le produit d'un égarement de l'imagination ; les sots croient à la
famille. Le commerce, c'est le vol organisé. Que la Révolution
prenne le dessus, une révolution meurtrière, sanglante et impla-
cable! Vive Pugatchef! Des torrents de sang vont couler. Des
milliers de victimes innocentes périront. Mais nous en saluerons
avec joie l'avènement. Nous avons approfondi l'histoire de l'Occi-
dent, et cette étude a porté ses firuits. Maintenant nous serons
plus raisonnables, non-seulement que ces impuissants révolution-
naires de Tannée 4848, mais même que les grands terroristes de
1792, et nous ne serions pas effrayés quand il coulerait trois fois
plus de sang que n'en ont versé les Jacobins de 4793. La pro-
priété foncière est abolie, la propriété mobilière rendue viagère.
L'Etat sera l'héritier universel. Chaque propriétaire, sans excep-
tion aucune, devra être membre d'une commune rurale. Il sera
libre de labourer la terre ou de l'afTermer. Toutes les quelques an-
nées, un nouveau partage des terres aura lieu par le tirage au
sort. Chaque commune a un pouvoir judiciaire et pénal. Les
ateliers de travaux publics seront sous la direction des élus de la
commune. Les magasins et les boutiques seront dans les mains
du gouvernement. Tous les produits du sol et de l'industrie de-
vront être vendus selon leur valeur réelle et non pas aux prix
fixés par les marchands. L'éducation des enfants appartiendra au
gouvernement. Les femmes jouiront de tous les droits civils et
politiques à l'égal des hommes. Le mariage est aboli comme
institution immorale. La famille est abolie, parce qu'elle contrarie
le développement de l'homme et s'oppose à la suppression de la
propriété. Les couvents sont abolis, et tout ce que les églises pos-
sèdent ou renferment dans leurs murs, sera vendu au marché
— 90 —
public au profit de TEtat. La forme du gouyernement est une
République fédérative. Le parti rëvolutionnairey pour organiser
de la sorte le pays, devra prendre la dictature et ne se laisser
arrêter par rien. Les élections des représentants à l'assemblée
nationale s'accompliront sous l'influence du gouvernement, qui
emploiera aussitôt les moyens nécessaires pour prévenir l'adop-
tion des candidatures de partisans de l'ancien ordre de choses,
s'il en était encore resté en vie quelques-uns. Le destin a laissé
à la Russie l'honneur de mener à bien le grand œuvre du socia-
lisme. Quand nous nous écrierons : « Aux haches ! » Que chaque
homme du peuple saisisse sa hache et frappe à droite et à gauche
quiconque refusera de crier : « Vive la République russe, démo-
cratique et sociale! » Qui n'est pas avec nous est contre nous. Qui-
conque est contre nous est notre ennemi. Et nous, nous sommes
résolus à exterminer nos ennemis par tous les moyens possibles.
Tel est notre programme (i). »
Les voilà donc, ces amis de la liberté et de la fraternité, ces
gens instruits ! ! !
Un des journaux moscovites les plus sérieux raisonne ainsi
dans le même sens, en employant seulement une autre forme :
« Il y a des théories très-bien conçues, mais qui ne peuvent tou-
jours s'appliquer à la vie pratique de chaque individu ou de
chaque nation. Au rang de ces utopies se place le prétendu prin-
cipe des nationalités ! » (Alors il faudrait admettre, avec l'au-
teur de cet article, que la nation n'existe pas, qu'elle n'est qu'une
(1) J*ai tiré textuellement ces extraits de l'ouvrage du prinoe Dol-
goroukoff, le Véridiqxie, 1. 1, n® 2; Bruxelles, 1862. Le pnnce Dolgo-
roukofT, qui déplore cette aberralioD, appelle avec raison les mem-
bres de cette coterie et les auteurs du programme des Echappés
fie l* hospice des fousl C'est une chose triste et épouvantable qu'il y
ait en Europe des gens se trompant eux-mêmes et voulant se per-
suader que les partisans de pareils principes sont peu nombreux.
J'ai la certitude qu'il n'y a aucun pays où il n'y en ait au moins quel-
ques-uns. Du reste, ce programme a déjà été exécuté pendant ran-
née 1863 en Pologne où on massacra les Polonais à droite et à gau^
che, pour cette seule raison qu'ils criaient : « Vive la liberté! vive
la nationalité ! » Les années suivantes, Milutine et ses collègrues ont
exterminé les Polonais par tous les moyens possibles.
— 91 -
idée? Par conséquent^ le principe de l'individualité est aussi une
utopie? et la personne, l'individu n'est aussi qu'une idée? Je ne
sais quelle logique est en vigueur dans l'empire moscovite, mais
dans le monde entier il n'y a qu'une logique. C'est une science
universelle, cosmopolite. Pourquoi l'adversaire des nationalités
crée-t-il une logique nationale? Est-ce aussi pour l'appliquer à
la vie pratique d'un certain individu?)
(c Le principe des nationalitéiï, continue l'auteur socialiste, est
fondé dans sa signiGcation primitive sur les raisons les meilleures
et les plus justes. Sa mise en pratique parait, au premier coup
d'oeil, être la chose du monde la plus simple, et les tendances de
ses partisans semblent, pour un observateur superficiel, être les
pins honnêtes. Mais hélas! tout cela n'a qite l'apparence, et la
réalité est tout autre. » (Ce n'est pas une apparence pour l'au-
teur, mais pour lui, c'est bien une certitude que tendre à l'in-
dépendance est un crime.)
«Le principe des nationalités est^ compréhensible et pratique
dans l'état primitif des nations appelé encore l'état patriarcal,
lorsque la tète de la famille ou 'de la tribu est toute-puissante
dans son cercle. C'est de cette manière que se sont formées les
premières sociétés, les premières nationalités. Mais ensuite, les
rapports sont devenus de plus en plus compliqués, » (Qui les a com-
pliqués, si ce n'est ceux qui ont écrasé les nations!) « La force
matérielle ou morale d'un peuple a pris le dessus sur les autres. »
(Oui, et cela a été si avantageux, que l'auteur libéral veut conser-
ver celte force et surtout la force matérielle !)« Une race en a con-
quis une.autre. » (On veut en conclure sans doute que cela doit
durer ainsi !)
«Aucune grande race n'a agi et n'a pu agir suivant le principe
de la nationalité. » (Où l'auteur a-t-il pris cela? et les Allemands?)
«Sur le globe entier il n'y a pas un seul pays qui soit habité ex-
clusivement par une race pure. » (Est-ce une raison pour qu'une
race dévore l'autre ?) « Chaque race puissante se rend maltresse
de la plus faible. » (Oui, par le droit de Satan.) a Le résultat d'une
pareille action ou la conséquence logique d'u» tel ordre dech$ses
fût l'établissement de grands Etats,» (je le crois bien !) « et de peu-
— 92 ^
pies composés d'éléments hétérogènes et liés cependant par des
ifUéréts communs, » (Mais si, par exemple^ l'auteur veut être
fidèle au czar et envahir la propriété d'autrui, et s'il s'en trouve
un autre qui ne le veuille pas, les intérêts ne seront plus com"
muns,)
« La tentative, dit plus loin l'auteur qui s'oublie lui-même, la
tentative de rompre une pareille union des peuples est un aime.
Le principe des nationalités, bien que naturel en lui-même, est
impraticable dans la situation actuelle des grandes puissances. »
(Ah ! et dans la situation des puissances secondaires, il est donc
praticable ?)
« Il est facile de s'imaginer quel aspect présenterait l'Eu-
rope au cas où on y appliquerait le principe des nationalités.
Prenons, par exemple, la France, qui est le berceau de ces
fausses théories et de toutes les utopies politiques, n (Pour-
quoi donc l'auteur a-t-il été puiser dans ce berceau le socia-
lisme pour se l'approprier?) « Nous voyons que la population de
la France se divise en différentes races : les Basques, les Bretons,
les Allemands d'Alsace et autres qui parlent des dialectes diffé-
rents et ont des mœurs différentes. » (L'auteur tombe dans l'en-
fantillage. Qui parle des provinces et des dialectes? 11 ne s'agit
pas des provincialismes, mais des nationalités, ni des dialectes
et des patois, mais de la langue.)
« A ce mot d'ordre de nationalité, l'Ecosse et l'Irlande pour-
raient bien lever l'étendard de l'insurrection, » (Pourquoi pas ?
C'est ce qu'elles ont déjà fait souvent), « de même que la Bre-
tagne, la Bourgogne, d (ce sont des provinces qui n'ont jamais
pensé à se séparer de la France) « la Norwége, v> (elle jouit d'une
liberté e^ d'une autonomie complètes) a et une multitude d'autres
pays. »
« Si Ton appliquait le principe des nationalités à l'ordre actuel
des choses et au système des Etats européens, alors au lieu de
l'ordre se produirait le chaos, au lieu de la paix nous aurions
l'anarchie. » (Mais le premier anarchiste, le premier destructeur
de la paix, c'est l'auteur qui soutient la force brutale et en pro-
page l'autorité.) n faudrait diviser tous les Etats en parties minus-
— «3 —
culcs, et Ton verrait revenir les temps fameux des petits princes
souverains^ de l'arbitraire et du droit du plus fort. » ^L'auteur
pense sans doute que le droit du knout^ de la potence^ du glaive
et de la hache est meilleur que celui du plus fort.)
a L'intérêt de toutes les nations est de s'approprier et de faire
entrer dans leur sein toutes les autres nationalités. » (C'est l'in-
térêt des voleurs et des brigands de s'approprier et de faire entrer
dans leur poche la propriété d'autrui^ prise par ruse ou par
force. Mais si les peuples veulent se confédérer, ils se réunis-
sent de leur propre gré comme^ par exemple^ des Allemands et
des Italiens l'ont fait en Suisse.)
« Le temps viendra où tout le monde se convaincra que l'ini-
tiative partie des bords de la Seine, pour provoquer la question
de nationalité n'a en vue que des buts égoïstes. Il commence à
être temps de renoncer aux utopies nuisibles et d'entreprendre
un travail utile. Chaque homme, comme membre de la société,
doit regarder la vie au point de vue pratique et ne pas se plonger
dans l'idéal. Quels résultats a amenés en France cette lutte achar-
née pour la réalisation de vains rêves? Elle lui adonné la dynastie
des Bonaparte!... » (Si c'était la dynastie des Holstein-Gottorp,
les choses seraient bien plus pratiques et bien plus utiles!)
« Malgré la répulsion qu'on nous témoigne, nous suivons notre
chemin et nous ne le quitterons pas, en dépit des efforts de nos
ennemis. » {Nouvelles de la Bourse, année 1865.)
C'est la paraphrase du programme cité plus haut. Le journal
moscovite dont on m'a communiqué cet extrait est un journal
ofGciel.
Voyez comme Voltaire, Saint-Simon, Frédéric II, Bismarcks
Metternich, Proudhon, Alexandre II, Milutine et leurs pareils se
rencontrent sur le même terrain!
Il n'y a qu'un enfant, un ignorant ou un esclave qui ne com-
prenne pas que l'ennemi le plus terrible du despotisme, est la
question des nationalités.
Pour terminer cette discussion déjà trop longue sur le socialis-
me, il ne sera pas hors de propos de citer les paroles pronon-
cées publiquement par des libéraux dans une grande assemblée
— 94 —
» Nous sommes révolutionnaires, socialistes et athées. 11 faut
pour toujours en unir avec cette morale -clu'étienne ! » (Jacque-
lard).
« Dieu, — c'est le mal. La propriété, — c'est le vol. » (La-
fargue.)
« Jurons haine à la bourgeoisie et à la noblesse, haine aux ca-
pitaux, le droit au travail, non ! — aux travaillem^. Choisissons
entre l'homme et Dieu. » (Casse.)
ce Le lieu de notre rendez-vous, est le champ de bataille. Je
ne dirai qu'un mot : aux armes! » (Loisson.)
(i 11 y a un congrès que nous voulons accélérer de toutes nos
forces. Il se réunira dans la rue; nos fusils publieront le vote
décisif.» (Jacquelard.)
«Nous ne reconnaissons aucun pouvoir, même le pouvoir de
Dieu, — nous ne reconnaissons que la force. » (Tous : Oui, oui.)
Pauvres gens!... Qui donc tient jusqu'à ce jour l'humanité
dans les fers, si ce n'est la force? (Cotigrés international des
étudiants à Liège et à BruxeUes, convoqué à la lin d'octobre
et au commencement de novembre 1865, pour répandre les
idées « progressives, » )
Qu'est-ce donc que tout cela? Le chaos!... Quels sont donc
les alliés qui se présentent pour Uvrer bataille aux despotes ?
Contre qui faut-il commencer la lutte? Où sont les despotes et
où sont les champions de la liberté? Quelles bases donner à la
révolution ? Quels principes faut-il adopter, quel but faut-il pour-
suivre? Avec qui se réunir et agir?... Dans cette immense quan-
tité de partis, qui ne méritent ni foi ni confiance, qui foulent aux
pieds tout ce qui est saint, dans cet abime infernal d'idées
contradictoires, les uns dévoreraient les autres. Et nos héros
luttant entre eux, poiu'raient être enveloppés d'un vaste filet,
comme des moineaux qui se battent.
« Non tali auxilio nec defensoribus istis
« Temputt eget »
{En., liv. II.)
— 95 —
OUBL EST LE PLUS GRAND OBSTACLE A lA LIBERTÉ
ET A l'alliance DES NATIONS ?
Ceux qui parlent le plus de liberté et de progrès^ avanceat
en même temps de telles absurdités, et discutent si misérable^
ment, que les gens qui exercent une influence sur l'organisation
sociale, cherchent par tous les moyens possibles à maintenir le
statu çuo.
Les gouvernements, pour empêcher un bouleversement dont
la violence pourrait être également nuisible aux souverains et
à leurs sujets, mettent en œuvre toutes les ressources du despo-
tisme et se croient même justifiables. D'autre part, des libéraux
et des patriotes des plus zélés craignent de contribuer au
développement plus libre des rapports sociaux, en voyant les
idées qui régnent dans la classe soi-disant éclairée. Récemment,
un républicain ardent, homme d'action, partisan du libre pro-
grès, dans toute Tacceplion de ce mot, après une longue lutte
soutenue dans les journaux, écrivait ces paroles: « J'aime mieux
l'oppression systématique des hommes d'Etat que le despotisme
de l'ignorance et de la brutalité (i). » Il est parfaitement évident
que dans tous les cas, dans l'arène du journalisme, comme sur
le champ de bataille, dajis la vie publique comme dans la vie
privée, quand on n'a qu'à choisir entre deux maux, la lutte est
toujours plus supportable avec un homme de sens qu'avec un sot.
Des écrivains et des journalistes, s'abritant de l'étendard du
progrès et de la liberté, souvent par légèreté ou par manque de
réflexion, plus souvent encore par mauvaise foi et par spéculation,
dans le seul intérêt de leur réputation, propagent des idées et
donnent aux peuples des conseils soi^sant libéraux, et sans rien
faire pour le bonheur des nations opprimées, ne font qu'eflrayer
les habitants paisibles et éveillent chez les gouvernements comme
(1) « Lieber ein drûckendes SYstem von Staatsmaennern getragcn,
« ais ein DespotismuB der Unwisaenheit und Brutalitst* »
— 96 —
chez les admirateurs de l'état actuel^la vigilance^ les précautions^
la réaction.
J'ai déjà mentionné les adversaires que rencontrent les nations
qui tendent à recouvrer leurs droits. J'ai ici en vue une classe
particulière de gens qui^ sans s'occuper de politique, exercent sur la
destinée de la société l'influence peut-être la plus décisive. Je ne
sais à qui donner la préférence à cet égard : ou aux propagateurs
des idées fausses aussi nombreux dans les sphères officielles que
dans les cercles d'une opposition insensée, ou à ceux qui^ en
apparence occupés exclusivement de leurs affaires, ont des mil-
liers de moyens de tromper l'opinion publique. Soit par leurs in-
trigues, soit par leurs manœuvres secrètes, ils minent les œuvres
des travailleurs les plus assidus, ils discréditent les gens les plus
honorables, et, liés ensemble par la communauté des intérêts, ils
forment une puissance et une hiérarchie d'autant plus terrible,
que leur pouvoir est plus caché. Je veux parler des marchands
et des riches commerçants de tout genre.
Qui a jamais étudié cette immense fourmilière de gens pour les-
quels le profit est tout? Leur mot d'ordre est le présent. Quant à
l'avenir, ils n'y pensent que lorsqu'ils songent à gagner du temps
pour remplir leurs, caisses. Il semble qu'ils s'inquiètent peu du
sort de leurs enfants eux-ihèmes, à plus forte raison de celui de
leur prochain. Leurs fils et leurs petits-ûls suivront la même
route qu'eux. Les pères leur apprendront à croire à l'argent
et à ne s'occuper de rien. Le commerce!... ce mot magique,
cette pierre philosophale qui produit des millions dans un
instant... Le commerce, appuyé sur la paix universelle, dus-
sent les trois quarts de l'humanité périr de misère et de lan-
gueur, voilà l'alpha et l'oméga de la sagesse des marchands.
Chaque mouvement en avant est pour eux un sujet de terreur.
Cette phalange ennemie de tout progrès intellectuel et de tout
développement des droits de l'humanité se compose des banquiers^
des fabricants, des industriels, des rentiers, des maîtres d'hôtel
et de tous ceux qui exploitent les passions humaines, qui four-
nissent les objets de luxe, qui parent le corps, satisfont l'esto-
mac, qui élèvent, développent et perfectionnent la vie animale^
— g? —
les seDs^ le matérialisme doré et parfumé au dehors^ mais au de-
dans sale^ hideux^ et allant jusqu'au cynisme le plus éhonté.
Les soi-disant savants poussent de toutes leurs forces dans
cette direction, a II n'y a pas d'âme, r> s'écrient-ils. Insensés!...
Aveugles ! Se sont-ils bien demandé où leur théorie conduirait
la foule?
On criait jadis et quelques-uns crient encore aujourd'hui :« A
bas les riches ! » Si Ton commence à crier : « A bas les mar-
chands! à bas les commerçants! à bas ceux qui font naître le
scandale et le luxe ! à bas ces tentateurs qui avilissent le peu-
ple ! p Si la vengeance et l'exaspération se tourne contre eux, à
qui en sera la faute?
EFFETS DE l'eSCLAVAGE DANS LA VIE JOURNALIÈRE
Je vais énoncer une opinion qui, en apparence, semble être un
sophisme, mais qui, dans ma conviction, est une vérité psycholo-
gique et pratique.
La société est tellement opprimée par les idées, que dans
chaque entretien journalier, et presque à chaque pas de la vie
sociale apparaissent les traces d'une servitude universelle.
Les vices sociaux et les ridicules sont exposés dans les comé-
dies, les satires, les nouvelles, les romans, les caricatures, et,
malgré cela, les mêmes erreurs se répètent partout et toujours.
Si on lit les romans avec tant d'avidité, si on court à la comédie,
si on aime à regarder une caricature spirituelle, c'est que
chacun y voit son portrait Qdèle et celui de son semblable. Si
les vices et les ridicules humains sont toujours les mêmes depuis
Aristophane jusqu'à Molière, Augier et Ponsard, depuis Juvénal
jusqu'à Boileau, Balzac et Berthal, c'est que la société est l'es-
clave des gouvernements ou de la sottise, et plus souvent des
uns et de l'autre. Les passions et la sottise gouvernent la so-
ciété. Ces deux puissances grandissent comme des polypes, en-
lacent les nations tout entières, se répandent comme une peste,
percent, rongent et décomposent l'organisme social. Dès le ber-
w
6
— 98 —
ceau^ les idées fausses circulent autour de nous comme les
atomes innombrables qui remplissent l'atmosphère; elles entrent
dans les poumons^ dans le sang, dans le cerveau, dans l'esprit,
et se propagent de telle manière, acquièrent une telle autorité
par tradition et ancienneté, que les excès les plus monstrueux,
les absurdités les plus choquantes obtiennent droit de cité.
Écoutons la conversation de la première société venue« corn-
l>osée même de gens très-instruits; que de sottises sortent de
leurs- bouches dans l'espace d'une heure? S'il arrive par mal-
heur qu'une bêtise ait été dite avec esprit ou éloquence, c'est
fini. I^a semence est jetée, elle a germé, elle croîtra.
De la logique, il n'en est pas question. Gomment la logique
pourrait-elle trouver place lorsque des professeurs patentés
forment la société^en lui débitant des absurdités sous une forme
logique et sérieuse? De la science? Gomment des idées justes
sortiraient-elles des connaissances acquises, quand les notions
du vrai sont dénaturées à Tenvi dans les écoles et dans les sa-
lons? De la religion? de la moralité? Chacune des confessions,
soi-disant chrétiennes, a sa ritournelle. Le protestantisme a tué
dans l'homme l'action et le dévouement. Le catholicisme donne
dispense des devoirs moyennant des prières, des chapelets et des
confessions.
Si dans une pareille société il se trouve une personne supé-
rieure aux autres par ses capacités, sa raison, ses connaissances
acquises, la sûreté de son jugement, elle a l'air d'un sauvage
égaré au milieu de gens civilisés. La triste position d'un tel
homme en société se résume ainsi : ou il doit se taire, ou à
chaque mot combattre contre tout le monde. Dans le premier
cas il passe pour un sol, dans le second on lui reproche Vesprit
de œntradiction. En aucun cas il ne peut avoir d'influence.
Cette inondation de sottises et d'erreurs ne saurait être arrêtée
ni refoulée. Sa force est irrésistible, car elle s'appuie sur les
masses qui précipitent et poussent en avant cet immense courant.
Dans les conversations de chaque jour> la discussion à propos
des choses ordinaires et des idées accessoires en apparence>
mais ayant une signification plus profonde pour un esprit péné-
— 99 -
trant, ressemble au travail des Danaîdes, à la pierre de Sisyphe.
Pour s'entendre il faudrait transformer le monde entier, recom-
mencer son éducation. Que faire avec un homme qui raisonne
sur les mathématiques supérieures sans connaître la table de Py-
thagore et qui soutient que deux et deux font cinq?
Telles pensées, telles actions. Des idées convenues sort la série
d'événements journaliers dont se compose l'ensemble de la vie.
La manière d'agir de l'individu, comme la manière d'agir de la
société, est la suite des idées reçues. Dans la vie pratique so-
ciale, la trahison s'appelle fidélité, l'orgueil prend le nom de di-
gnité, la fierté désigne l'autorité, l'égoîsme est la modération,
l'avidité s'appelle sens pratique, l'avarice se nomme économie,
la prodigalité s'intitule libéralité, la timidité se qualifie de tact
et l'insolence de courage; le libertinage n'est qu'un amusement,
le mutisme prouve la raison, le bavardage indique l'esprit, la
bigoterie marque la piété, le fanatisme passe pour religion, l'a-
théisme est le signe de l'émancipation de la raison. . . Qui comp-
tera ces millions de sottises humaine^?... 11 faudrait écrire un
dictionnaire spécial des expressions de la société. A défaut de
cet ouvrage il est impossible de s'entendre.
Et que de bonnes intentions! Un vieux père ne met pas en pos-
session d'une de ses propriétés son fils âgé de quarante ans :
c'est pour son bien ; une veuve de cinquante ans, mère de six
enfants, se marie avec un jeune homme de vingt ans : c'est pour
le bien de ces enfants; un capitaliste prête de l'argent à son voi-
sin à vingt-quatre pour cent : c'est pour son bien; un fabricant
diminue le salaire des ouvriers : c'est pour leur bien; un maître
opprime ses domestiques : c'est pour leur bien. C'est aussi pour
le bien des pauvres que le domestique s'enivre et casse les glaces
des riches; c'est pour le bien de l'Église chrétienne que le pré-
dicateur catholique distribue des amulettes qui gardent du pé-
ché; c'est poitr le bien du peuple que l'orateur protestant lui en-
seigne qu'il n'y a pas de Dieu. Le rabbin attise la haine contre
les chrétiens : c'est pour le bien de ses coreligionnaires ; le fonc-
tionnaire torture un accusé poUtique : c'est pour le bien de la
société ; le geôlier de la prison martyrise le détenu : c'est pour
— 100 —
son bien; la jeune fille fait souilrir l'amant qui l'adore : c'est
aussi pour son bien.
Celui qui entre dans cette société avec des idées différentes
éprouve le sort d'un merle blanc. « Il est convenu de n'appeler
fous que ceux dont la folie ne s'accorde pas avec la folie du plus
grand nombre. » (Fontenelle),
DE LA UODE
Peut-on oublier la mode quand on parle de la société? Ce dic-
tateur, ce tyran tient la moitié de l'humanité dans une obéissance
servile. Il faut avouer que la mode fut connue dans l'antiquité
la plus reculée. Dans les tragédies d'Euripide, les femmes en
font déjà l'objet de leur conversation. Les hommes n'avaient pas
la liberté de ne point s'y conformer. Dans l'antiquité, les méde-
cins et les philosophes portaient leur barbe. Ësculape, Platon
et Diogène se distinguaient non-seulement par leur sagesse,
mais aussi par leurs barbes magnifiques. C'était le plus bel
ornement de l'homme. Les peuples d'Orient considèrent la
barbe comme quelque chose de sacré. C'était une punition et
un déshonneur de la faire raser. En Grèce, on ne commença à
couper la barbe que sous Alexandre de Macédoine. Les Ro-
mains, tant qu'ils furent puissants, la laissaient pousser et en
prenaient un soin tout particulier. La mode n'en disparut qu'au
troisième siècle avant J.-C. Au temps de l'Empereur Adrien la
barbe reparut, et on la porta jusqu'à Constantin le Grand. 11 est
à remarquer que c'étaient les monarques qui influaient sur le
costume des hommes. Il est à constater que la barbe disparais-
sait aux époques du plus grand despotisme. Les monarques, qui
brisaient toutes les lois naturelles, ne pardonnèrent même pas à
la barbe, qui était regardée par les anciens comme un signe de
force. Pierre I*' commença à civiliser la Moscovie en défendant
de porter la barbe. Nicolas I*' s'irritait lorsqu'il voyait une per-
sonne avec toute sa barbe. Plus d'un malheureux fut trans-
porté en Sibérie pour avoir résisté à la haine traditionnelle des
— 101 —
tzars contre les cheveux où ils voyaient sans doute la force de
Samson. Jusqu'à présent^ en Hoscovie^ le gouvernement persé-
cute tous ceux qui portent de la barbe comme des libres-penseurs
tréS'dangereux.
En France, le peuple imitait ses rois. Sous François I*% la
mode était de porter de longs cheveux et une barbe courte. Le
roi ayant été blessé à la tète, fut obligé de faire couper ses che-
veux, et laissa pousser sa barbe. Aussitôt la cour entière , de
faire couper ses cheveux et de laisser pousser sa barbe. Le reste
suivit l'exemple de la cour. On déclara que ce n'était qu'un privi-
lège réservé à certains dignitaires. La nature a donné de la bar-
be à tous les hommes; les gouvernements en on fait une ques-
tion politique. Les plus grands despotes de France, Louis XIII et
Louis XIY, ont publié des règlements relativement à la barbe.
Depuis cette époque, la forme en a été variée à l'infini.
Un Espagnol introduisit au quatorzième siècle, les barbes
postiches. Don Pedro lança contre elles un édit sévère en
135i.
Non-seulement les gouvernements séculiers, mais encore les
papes s'occupèrent de cette grave question. Les conciles délibé-
rèrent sur les barbes des prêtres, les uns leur permirent d'en
porter, les autres prononcèrent l'anathème contre la barbe.
Aujourd'hui le rasoir fait partie des instruments de la discipline
ecclésiastique.
Qui croirait que la barbe a exercé une influence décisive sur
les destinées de l'Église? Le patriarche de Gonstantinople , Bes-
sarion, Grec d'origine, travaillait beaucoup à l'union de l'Église
orientale avec l'Église romaine. Le pape Eugène lY sut appré-
cier son zèle, et lui envoya le chapeau de cardinal en 4439, après
le concile de Florence. lYompé dans ses espérances, cet apôtre
de la concorde et de l'unité ecclésiastique, sans cesser d'aimer
sa patrie, embrassa le culte romain. Après la mort d'Eugène, les
vertus de Bessarion lui assurfient presque le siège apostolique.
Son élection pouvait amener l'union des deux cultes. Tous les
votes étaient pour lui. Tout à coup Alanus, doyen du collège,
soi-disant sacré, levant les yeux au ciel et joignant les mains,
I. • 6.
— 108 —
s'écria : « Gomment ! cette barbe de bouc pourrait-elle être élue
pape? Lui, qui n'a pas encore été tonsuré, serait notre cbef ? il
serait placé à la tête de ceux qui portent une barbe courte?... »
Ce fut assez. Les votes du conclave, « itispiré du Saint-EsprUy »
se tournèrent tout à coup contre lui.
Il est inutile d'énumérer tous les ridicules et tous les écarts
que la mode a fait naître. Il suffit de rappeler qu'à la fln du
siècle dernier, on imitait les chiens et les tyrans dont le nom
même inspire de l'aversion. Il y avait des coiffures à la chien
barbet, à la TUus, ce qu'on pourrait encore pardonner ; mais il
y avait aussi des coiffures à la Caracalla.
De nos jours encore, le beau sexe fait preuve d'un étrange
courage, en suivant la mode de femmes dignes du plus grand
mépris. Mademoiselle de Fontanges, maîtresse de Louis XIY, at-
tacha un ruban (sa jarretière, dit-on) sur son front. Le roi en fut
enchanté. Alors toutes les dames de la cour de se mettre des ru-
bans au-dessus des yeux. La mode courut toute l'Europe, avec le
nom de l'inventrice. Le genre de coiffure à la Ninon de Lettclos,
à la Pompadour, etc, était encore très-en vogue , il n'y a pas
ien longtemps. Toutes les femmes savaient-elles quels noms
elles affichaient sur leur propre personne?
L'envie de se distinguer par quelque originalité a été poussée
jusqu'à un tel point, que les femmes les plus belles se sont
transformées en monstres dans l'espérance de plaire. Qui ne se
rappelle les coiffures à la Méduse? Dix ans sont à peine écou-
lés, et on a repris la même mode. Être échevelée, est synonyme
d'être belle et d'avoir du goût. Ce qu'il y a de certain, c'est
que cela donne un air malpropre... Et les chignons emprisonnés
dans des filets qui ressemblent à la plique polonaise ! Et ces cri-
nolines, ces ballons ambulants sur lesquels on a tant écrit!...
Partout, dans les plus petits détails, la même tendance à aller
contre la nature, et à enlaidir des formes charmantes. La déca-
dence du goût apparaît à chaque pas. Mais les femmes vont sou-
vent à l'extrême. Parfois, elles ont l'envie de se montrer dans
le costume de nos premiers parents. C'est le signe du retour
aux lois naturelles. Le Charivari avait bien raison de dire : « Il
— 108 —
y a si peu de robe, mais si peu, que cela ne wxui pas la peine
dTen porter, »
Dans Tobservance de la mode, plusieurs hommes ont dépassé
le beau sexe en courage. Pour ceci, comme pour tout le reste,
il n'y a pas grande difTérence entre les modernes coryphées du
monde élégant et leurs aïeux. Philippe le Bon, duc de Bourgogne,
devint amoureux de madame de Bruges, qui avait les cheveux
rouges, et qui, pour cela, était l'objet d'allusions et de plaisan-
teries sans fin. Le prince créa, en l'honneur de cette dame, l'or-
dre de la Toison d^or, le 10 février 1429. Plus tard, tout le mon-
de brigua l'honneur d'obtenir cette décoration qui rappelait la
victoire d'une heureuse beauté. L'ordre de la Jarretière a la
même origine. En Angleterre on se le dispute. « Honny soit qui
mal y pense. » Il faudrait dire : Honny soit qui y pense!...
Le libertinage de la cour de France inspira à quelques vieil-
lards effrontés, ainsi qu'à de laides coquettes de cacher leurs
cheveux gris et leurs rides au moyen des perruques et de la pour
dre. Les jeunes filles les plus belles, toutes fraîches et vermeil-
les, suivirent leur exemple. Les jeunes gens les plus beaux ressem-
blaient à leurs vieux grands-pères. Etait-ce folie ou sottise?...
L'Europe vieillit en un instant. Les plus grands savants s'a-
mourachèrent de leurs perruques. Le célèbre Buffon se faisait
friser trois fois par jour.
Alexandre de Macédoine avait une épaule plus haute que l'au-
tre, et paraissait un peu contrefait. Les flatteurs se tournèrent
la taille à dessein, pour ressembler au moins en cela au héros.
Deux mille cent ans après, Alexandre, tzar de Moscovie, se faisait
bourrer de ouate le côté; les Moscovites, par attachement pour
leur tzar, marchèrent bourrés de ouate comme des matelas.
Napoléon I*' croisait les bras sur sa poitrine. Le dix-neuvième
siècle a vu beaucoup de grands hommes aux bras croisés. L'Em-
pereur François Joseph, réunit ses moustaches à ses favoris; dès
lors, on ne put plus distinguer de l'empereur lui-même un
chevalier, fidèle aux Habsbourgs. En France même, les maires
des petits villages imitent Napoléon III dans sa coiffure.
Les Anglais préférèrent l'industrie h la mode. Pour que les
— 104 —
fabriques de rasoirs ne tombent pas en décadence, ils se font
soigneusement raser les moustaches et la barbe. Les Allemands
qui aimaient à envisager dans la vie le côté pratique, laissent une
libre place autour de la bouche et du nez pour épargner les ser«
viettes et les mouchoirs. Rien de plus drôle que ces physiono-
mies barbues et sans moustaches.
Ce qui est triste, c'est cette imitation, cette singerie, à la-
quelle les hommes sont si enclins. Toutefois, il faut être juste ;
si cet esclavage volontaire, qui va jusqu'aux vêtements, éveille
des pensées sérieuses, ce serait du despotisme de contra-
rier les plaisirs innocents et si naturels des jeunes personnes
belles, ou qui veulent l'être. Je ne puis souffrir. la sévérité
outrée de ceux qui jettent indistinctement l'anathème sur toute
espèce de mode. Au fond de ces jugements rigoureux, on trou-
ve ordinairement l'envie. Les femmes coquettes autrefois, et fa-
nées aujourd'hui, sont les plus sévères. On connaît le proverbe :
« Quand le diable devient vieux il se fait ermite. » Du reste, le
progrès de l'art exige aussi certains changements dans les habits.
L'important, c'est que la mode ne soit pas exagérée, ni aveu-
glement imitée. Ce qui est bon dans un pays, dans une ville ou
dans un salon, ne peut convenir partout. Qui est-ce qui sert le
plus souvent de modèle?... J'aime mieux ne pas le dire. Néan-
moins, c'est Paris qui dicte les lois. Et combien y a-t-il de gens
qui apprécient la valeur de l'homme, d'après la valeur de son
habit?... Qu'on n'aille pas me dire que ce sont là des exceptions.
Souvent le sort d'un homme dépend de sa toilette. Le vêtement
exerce une impression avantageuse, ou désavantageuse sur les
gens qui se sont accoutumés à ne faire attention qu'aux formes.
Qui peut nommer toutes les nuances des saints, ces demi-souri-
res, ces regards mesurant de la tète aux pieds la personne qui
entre dans une société? Qui appréciera les sentiments et les pen-
sées, qui parcourent avec la rapidité de l'éclair le cœur et l'es-
prit de l'homme, qui s'aperçoit qu'on l'humilie à cause de son
habit usé, ou d'une mode vieillie? Un seul instant fait naître
quelquefois dans notre sein des sentiments jusqu'alors incon-
nus. Combien de préventions et de préjugés, combien de haines
— 105 —
se sont produits souvent dans une seule seconde, causés par
des contrariétés, en apparence insignifiantes !
Voici encore une triste conséquence de la mode mal comprise
et mal appliquée. La mode parisienne s'étend jusqu'à la manière
de vivre, jusqu'à l'éducation physique et morale. Personne ne
contestera que l'éducation ne soit la base delà vie sociale. A Paris
on empoisonne déjà assez le corps par des mets et des boissons
nuisibles, par l'insomnie et les rideaux ; on y empoisonne assez
l'esprit par ces conversations qui sortent des limites de la dé-
cence, par les scandales des spectacles, et enfin par des mœurs dé-
pravées qui sont devenues une chose si générale qu'on en parle
comme de phénomènes très-naturels. Tout ce qui est adoptera
Paris obtient la sanction de presque toute l'Europe, et les autres
nations puisent plus souvent l'enseignement de la vie dans les
égouts français que dans le centre de la pensée libre et de la lu«
mière.
Les Anglais, malgré la grotesque excentricité qui distingue
leur costume, sont dignes d'être imités, parce qu'ils n'acceptent
jamais une mode qui serait à leur préjudice. Leur manière de
vivre est en général fondée sur la santé et la moralité. Au pre-
mier coup d'œil quelle différence entre les Anglais et les Fran-
çais ! Les Anglais sont grands, sains, forts et accoutumés aux
exercices physiques. Ils ne changent pas si vite leurs modes,
sont persévérants et fermes dans leurs entreprises. Les Anglaises
sont les plus belles femmes du monde, et en même temps les
plus saines sans doute. Les Français ont l'air malades et pâles.
Les Françaises veulent cacher le manque de beauté à l'aide de
parures artificielles. Les femmes des autres pays suivent leur
exemple. Le phis souvent elles n'atteignent pas leur but et ne
réussissent pas à cacher leurs propres défauts, car elles ne savent
pas s'habiller. « Il ne suffit pas d'avoir une belle robe, il faut sa-
voir la porter. »
Une femme est le meilleur juge en pareille matière. Je cite ici
les paroles de madame de Girardin,où je trouve sur la mode des
vues philosophiques exposées avec esprit :
« Gomment se fait-il qu'il y ait tant de différence entre un cha-
— 106 —
peau rose et un chapeau rose, entre un mantelet noir et un man-
telet noir, entre une jolie femme et une jolie femme? L'autre
jour, au Théâtre-Français, par exemple, les femmes étaient mises,
comme Tétaient hier soir les femmes à Tivoli : mêmes capotes,
mêmes mantelets, mêmes robes de mousseline blanche ; et pour-
tant il y avait entre Télégance de celles-ci et la tournure de
celles-là la distance qu'il y a entre la rue du Faubourg-Saint-
Honoré et la rue du Faubourg Saint-Denis. Les modes le plus
généralement adoptées ne le sont que par une aveugle condes-
cendance. La beauté de toute une population de jolies femmes est
souvent immolée aux défauts de trois ou quatre merveilleuses.
Oui, madame, cela est ainsi : vous qui avez une taille si souple,
une tournure si gracieuse, vous ne portez sept ou huit lés dans
votre robe que parce que mademoiselle une telle est mai faite et
que tout ce luxe lui est nécessaire; et vous, madame la du-
chesse, vous qui avez un cou de cygne et de magnifiques cheveux
noirs, vous ne portez ces lourds turbans dont les écharpes à
franges d'or retombent de chaque côté sur les oreilles, que parce
que madame une telle n'a pas de cheveux sur les tempes et
qu'elle ne saurait trop cacher ce qui lui manque. On pourrait
croire que cet emportement des esprits qui les entraîne à exa-
gérer tout ce qui les séduit a pour cause une imagination sura-
bondante, une ardeur sans pareille. On se tromperait étrange-
ment. Cette exagération est tout simplement de la misère comme
toutes les exagérations. On n'abuse d'une idée que parce qu'on
n'a pas le bon sens d'en tirer parti, ou le génie d'en trouver une
autre. »
La plupart des femmes se copient les unes les autres ; parmi
les hommes les uns suivent la mode, les autres se modèlent
sur les têtes couronnées, et tous subissent l'influence des
femmes. Or, Ceux qui portent une raie derrière la tête, un lor-
gnon dans l'œil et une impériale, ne feront certes pas de révo-
lution.
— 107 —
DES IDÉES QUI ENIVRENT L'ESPRIT
De même qu'on peut surexciter^ affaiblir^ enivrer^ tuer enfin
l'organisme physique au moyen des boissons spiritueuses^ du vin
et du gaz, de même il est différentes manières de faire sortir de
son état normal Torganisme intellectuel.
A cet égard; notre organisme physique est beaucoup plus heu-
reux. Pour l'enivrer, ou a de l'eau-de-vie amère ou apprêtée avec
du sucre et avec des aromates, on a du vin, on a du rhum, du
tabac, et c'est tout. Pour enivrer les facultés intellectuelles, on
possède une immense quantité de moyens. Quand on s'est entvré
d'alcool ou de narcotique on se couche, et le lendemain on se
réveille la tête libre. Mais qui donc s'est débarrassé des vapeurs,
des idées fausses dont on l'a enivré? Fontenelle dit quelque
part : « Du moment que l'erreur est en possession de l'esprit,
c'est une merveille si elle ne s'y maintient pas toujours. »
II parait que la société s'efforce d'inventer des moyens de plus
en plus nouveaux, de plus en plus spirituels pour maintenir l'hu-
manité dans un état d'aliénation mentale.
Veut-on des preuves? Suivons les boulevards de Paris, par-
courons les rues des grandes villes, assistons aux foires, aux ker-
messes, aux fêtes de villages. Que d'enseignes, que d'étalages,
que d'écritures, que d'afGches, que de tentations et d'appas!...
La foule stupéûée s'arrête, écoute, lit et s'enivre lentement en
regardant tous ces excitants suspendus sur sa tête; elle perd
connaissance^ elle ne s'aperçoit pas qu'elle a tout oublié et qu'elle
reste sous l'impression de ses sentiments excités. L'imagina-
tion se donne carrière, la curiosité Taiguillonne. De libre qu'on
était, on devient esclave. On boit le plaisir dans le clinquant,
dans les vêtements, dans les spectacles ; on boit, mais on ne sait
pas que des larmes sont mêlées à cette boisson*
Ah! la liberté... grand mot, mot sacré... liberté de la pensée
et de l'action, liberté du commerce et de l'industrie. Hais croyez-
vous que la liberté se trouve dans ces têtes troublées, dans ces
— 108 —
cerveaux inondés d'impressions confuses ?Ya-t-il de la liberté dans
ces paroles infâmes^ ayant pour but d'abuser et de tromper autrui?
dans ces discours dévergondés^ dans ces cris qui spéculent sur la
faiblesse humaine? Voit-on la liberté dans ces objets de com-
merce et d'industrie^ dans ces confections qui abaissent l'art et
l'homme ?
On pourrait dire que les hommes s'efforcent à chaque pas de
démontrer qu'ils sont indignes de la liberté vraie et raisonnable.
Et, soyons-en sûrs, les gouvernements ont l'œil ouvert sur la
manifestation et la direction de l'esprit public dans ses plus pe-
tits détails. Regardez, disent-ils, cette populace, est-ce là une
réunion d'êtres raisonnables? Peut-on donner une plus grande
liberté à ces foules abruties qui crient, beuglent et écument sous
l'effort de leurs passions qui débordent? « Vous ne leur avez pas
donné l'éducation nécessaire, » leur répondons-nous. — « Il se
trouve parmi eux des gens qui ont reçu une éducation supé-
rieure, p nous répliquent-ils.
Dans notre nature corrompue, il existe une propension à la
destruction. Cette inclination s'est tellement développée chez les
hommes qu'elle est devenue un besoin. Il nous semble qu'en
bouleversant tout ce que nous a donné une main toute-puis-
puissante, nous affermissons notre domination. Nous nous Ogu-
rons écarter les obstacles qui s'opposent au progrès, lorsqu'on
réalité nous ne faisons que l'entraver davantage. Le genre hu-
main, dans sa fureur, ne s'en est pas tenu à la haine de ses
semblables, il s'est tourné aussi contre des créatures inno-
centes, mises au monde pour maintenir l'équilibre dans l'ordre
universel. Nous trouvons dans un journal ce passage curieux,
digne de notre attention : « Autrefois , dit le Mémorial
d'Atx, alors qu'on n'avait pas encore fait cette guerre sans
trêve ni merci aux merles, aux rossignols, aux fauvettes,
aux mésanges, aux rouges-gorges, aux chardonnerets, aux
linots, aux pinsons, aux verdiers, aux alouettes, aux roite-
lets, etc., on comptait, terme moyen, à chaque printemps, 40,000
nids par chaque lieue carrée de pays. Eh bien, il a été constaté
qu'à chaque petit, le père et la mère donnaient chaque jour
— 109 —
15 chenilles^ soit 60 chenilles^ et que le père et la mère en
mangeaient 60 autres pour leur part^ ce qui faisait 420 che-
nilles pour ta consommation quotidienne de chaque nid. Si donc
vous multipliez 120 chenilles par 10,000 nids, vous avez un
total de 1 ,200,000 chenilles, qui étaient détruites chaque jour,
par conséquent, 36 millions pour un seul mois. Trente-six mil-
lions de chenilles ! Mais a-t-on bien songé que ces 36 millions de
chenilles, si on ne respecte pas l'existence de tous ces oiseaux du
bon Dieu, qui les mangeaient, mangeront à leur tour la feuille,
la fleur, le fruit de nos arbres et toutes nos plantes potagères et
toutes nos plantes d'agrément! »
Dans les batailles où tant d'hommes périssent, combien n'im-
mole-t-on pas d'innocents qui auraient pu détruire les chenilles,
anéantir la vermine qui ronge l'organisme social, sauver l'esprit
et maintenir l'équilibre ! Ils n'hésitent pas devant la mort dans la
conviction qu'ils se sacrifient pour la liberté, ils tombent en
criant : « Vive la liberté, » et ils ne sont que les instruments de
la passion ou les esclaves de l'erreur!...
Mais jusqu'à présent règne l'idée que le triomphe de la liberté
est la victoire du corps sur le corps, et celle de la force maté*
rielle sur la violence. On croit qu'une lutte brutale et une ba-
taille décisive résoudront le destin de l'humanité. Qu'a-t-on fait
jusqu'à ce jour? Qui a vaincu l'oppression, cette hydre à cent
têtes? Qui a désarmé ces foules cuirassées? ces canons qui vo-
missent le feu et la mort ? ces forteresses inexpugnables ? D'une
tète coupée sortent des monstres nouveaux qui sont plus terri-
bles par leurs inventions infernales et plus forts par leur nom-
bre. Le corps d'un homme dans une lutte où il n'a pour lui que
sa faiblesse naturelle, peut-il résister à une force toujours renais-
sante sur l'ordre d'un puissant monarque? Peut-il l'emporter,
lorsque son esprit est faible, et qu'il doute de la victoire, parra
qu'il est chargé de fers, parce qu'il porte d'innombrables far-
deaux qu'on lui a imposés et qu'il a volontairement acceptés ?
La lutte, une lutte meurtrière contre la tyrannie, voilà le rêve,
l'idéal des opprimés. Tous y croient, tous attendent le signal de
l'attaque. Rien de plus noble, rien de plus sublime que l'amour
L 7
— 110-
de la patrie et de la liberté, que le dévouement euTers ses com-
patriotes et son prochain. Mais pourquoi la société ne se sert-^Ue
que de moyens et de ressorts matériels ? Pourquoi «>st-el]e cause
que des victimes malheureuses succombent incessamment pour
la vérité et pour la liberté sans pouvoir la conquérir? Pourquoi
enivre-t-elle l'esprit de notions qui idéalisent la force brutale, la
puissance de l'homme-animal?
Regardons un tableau de bataille. D'un côté se présentent les
défenseurs des lois humaines et de la patrie ; de l'autre, nous
voyons d'avides envahisseurs. L'imagination nous emporte.
Les éclairs de la fusillade, la liimée des canons, la poussière, le
bruit des coups, le cliquetis des armes, le tumulte, le trouble,
les cris de victoire, tout cela frappe nos sens. Nous regardons
cmec une certaine joie l'ennemi de nos idées personnelles, vaincu
et foulé aux pieds des chevaux, percé d'un ^âive, jeté à terre.
Même le sang qui coule de ses blessures ne nous effraye pas!...
Ah! c'est que ce sang n'est peint que sur la toile!... Hais si
nous le voyions sur la toile de sa chemise collée à ses en-
trailles qui lui sortent du ventre; si nous regardions son vi-
sage bleui, ses lèvres brûlées, ses yeux égarés; si nous enten-
dions ce gémissement, ce chœur terrible de milliers de héros
mourants si nous entrions chez les familles en deuil et
si nous entendions ces autres plaintes arrachées par la dou-
leur aux femmes, aux mères et aux enfants dont les pleurs
sont l'accompagnement des cris du champ de bataille ; si nous
pouvions saisir non dans les cadres de ce tableau étroit, ni dans
l'hymne de victoire qui le complète, mais dans la réalité pen-
dant un seul instant ce cri épouvantable de douleur, de déses-
poir, de misère, ce cri qui s'arrache de cent mille poitrines,
oh! alors nous comprendrions que c'est un hymne de malédic-
tion contre notre civilisation et notre progrès, que c'est le témoi*-
gnage le plus éloquent de notre impuissance, que notre honte est
aussi grande, qu'est grand le torrent de sang et de larmes de
ces malheureux.
Ef pourtant nous sommes tous auteurs de ces meurtres, car
nous sommes ivres de mensonge et nous en enivrons les autres ;
- 111 -
Nous sommes tous fratricides. Armés de nos passions, nous en
armons les autres. Nous faisons l'apothéose des crimes, parce
que nous-mêmes sommes criminels, et que nous croyons que
le crime peut être vaincu par le crime.
EST-IL PERMIS D ASSASSINER UN ROI OU UN EMPEREUR DONT
I.A NATION EST MÉCONTENTE?
it Tune tueras pas, » dit d'un mot le Seigneur. Comment donc
l'homme ose-t-il violer le commandement divin? Comment peut-
il adresser cette question à son semblable ou à lui-même,lorsque
Dieu y a répondu depuis si longtemps ?
Et à supposer que ce commandement n'existât pas, la voix de
la nature ne nous parle-t-elle pas assez haut ? N'entendons-
nous pas cet ordre sublime, gravé dans notre âme par Dieu
même avant qu'il nous l'ait révélé plus exactement? Du reste,
nous avons la faculté de penser et de réfléchir, nous pouvons
donc nous demander : A quoi cela mène-t-il? Un roi, un em-
pereur quelconque pourrait-il faire quelque chose si ses ministres
ne le soutenaient pas? Et les ministres, sur quoi s'appuient-
ils? Sur la bureaucratie. Qui est-Kîe qui la compose? Qui la
sert? — La société. — Et qui est-ce qui soutient la bureaucratie,
les ministres et le roi? — L'armée. — Qui la compose? -— Le
peuple.
Ëst-il donc raisonnable, en mettant tout crime à part, de ren«-
dre le roi seul responsable de la faute de tout le monde ? En
coupant la tête au roi, coupe-t-on aussi la tête au système? U
faudrait alors désirer, comme le tyran romain d autrefois, que
toute la nation n'eût qu'une tête, pour pouvoir la couper d'un
seul coup!... car les adversaires de la liberté appartiennent aussi
à la nation aussi bien que ceux qui la désirent.
Pourquoi la nation qui a un mauvais roi supporte-t-elle son
mauvais système? Pourquoi soutient-elle de mauvais ministres,
des employés et des soldats qui sont ses ennemis? Qu'elle leur
fasse couper la tête, non au roi» Mais est-ce une chose possible?
— 112 —
Ne Toyons-nous pas que tous ces moyeus violents n'ont jamais
guéri notre maladie chronique ?
Pendant trente-deux siècles à peu près^ depuis 1308 avant
Jésus-Christ jusqu'à nos jours^ ont péri de mort violente, quatre
cent trente-cinq souverains, qui ont régné dans différents pays.
On compte donc, terme moyen, une mort violente par sept an-
nées. Dans ce nombre on a assassiné quatre cents personnes à peu
près, les autres ont fini leurs jours par accident ou sur le champ
de bataille. (Voy. Histoire abrégée chronologique de tous les sou-
verains de la terre qui ont péri de mort violente, Paris, 1815.)
Parmi les quatre cents souverains assassinés, à peine y en
art-il un quart qui méritait cette mort. Et pourtant cela n'a pas
fait peur aux tyrans. L'orgueil et le désir de la domination ren«
dent le monarque insensible au danger de mort. Le despotisme
existe depuis quarante siècles.
Le fameux TalleyTand, qui préférait la ruse à toute autre
chose, prononça, à l'occasion de la mort du duc d'Enghien^ ces
paroles mémorables : « Cest plits qu'un crime, c'est une faute. »
D'après lui, une faute politique est pire qu'un crime. Moi, je
dirai du régicide : a Cest non-seulement un crime, c'est encore une
sottise, »
Cependant, il fallait appeler l'attention sur cette déviation mo-
rale qui s'accentue chaque jour davantage. Pendant les seize
dernières années, il y a eu plus de seize attentats commis sur les
souverains dans la seule Europe. Lorsque l'histoire universelle
nous montre une mort violente de souverain par sept années,
l'Europe nous présente en moyeime un attentat par an. Le dan-
ger des souverains a augmenté, et la patience de la société a
diminué.
Voici les attentats contemporains connus : 1* la reine Victoria
fut frappée d'un coup de bâton par le hussard Robert Pâte, le
28 juin 18o0; 2<» le roi de Prusse fut visé d'un coup de pistolet
et fut manqué, par Seifenlauge, qui criait : « Vive la Uberté à
jamais! [Freiheii furimmer!), au mois de mai 1850; 3^ son suc-
cesseur fut deux fois menacé d'un coup de pistolet, et manqué
ausai par l'étudiant en droit de Leipsig, Oscar Becker, parce que
— 113 —
ce monarque ne donnait aucune garantie pour la réalisation de
l'unité de T Allemagne : cela eut lieu à Baden^ le 14 juin 1861 ;
4» l'empereur d'Autriche fut frappé au cou d'un coup de couteau^
par un garçon tailleur^ nommé Libenny âgé de vingt ans : sa
boucle de cravate le sauva; c'était le 28 février 1853; 5® Fer-
dinand Charles III^ duc de Parme^ fut tué le 20 mars 1854; 6* la
reine d'Espagne fut frappée d'un coup de couteau^ que son cor-
set détourna : elle fut menacée par une autre personne qui vou-
lait tirer contre elle, lorsqu'elle était en voiture; c'était Ray-
mond Fuentes, qu'un agent de police saisit aussitôt, le 28 mars
1856; 7® Ferdinand II, roi de Naples, faillit périr d'un coup de
baïonnette que lui porta, pendant une revue, un militaire sorti
des rangs, Agesilao Milano, le 8 décembre 1856; 8® à Marseille
on prépara une machine infernale de 1,500 balles contre l'em-
pereur Napoléon III, au mois d'octobre 1852; 0^ un autre atten-
tat contre lui eut lieu quand il se rendait à l'Opéra-Comique, le
5 juillet 1853; 10<^ l'Italien Pianori tira deux coups contre l'em-
pereur aux Champs-Elysées, le 28 avril 1855; 11^ Tibaldi, Bar-
toletti et Grilli vinrent d'Angleterre à Paris dans le bût d'assassi-
ner Napoléon III ; mais ils tombèrent entre les mains de la poUce
en 1857; 12* Orsini, Gomez, Pieri et Rudio, au mois de janvier
1858, jetèrent des bombes contre la voiture de l'empereur qui
allait à l'Opéra; 13<» la conspiration de Greco, Trabucco, Impe-
ratori et Scaglioni, fut découverte en décembre 1863; 14° la
reine de Grèce, pendant sa régence, étant à cheval, reçut un
coup de pistolet tiré par un jeune homme de dix-neuf ans, nommé
Dosios; 15* il y a eu contre Victor Emmanuel en 1858, un at-
tentat dont Cavour parla au parlement le 16 avril de la même
année; 16* le grand-duc Constantin, lieutenant de l'empereur à
Varsovie, fut blessé sur les escaliers du théâtre, par Jaroszynski
en 1862; 17* Karakasoff a voulu tuer d'un coup de pistolet l'em-
pereur Alexandre II, le 16 avril 1866.
Folie, sans doute ; mais pourquoi les monarques sont-ils le
plus souvent la cause de cette folie ?
Le vieil organisme officiel a brisé tous les droits de l'huma-
nité. Aujourd'hui la foule ne sait pas distinguer les souverains
- 114 —
qui sont ses ennemis de ceux qui conduisent les nations à la
liberté. Elle s'impatiente, car elle se défie et soupçonne partout
la conjuration des méchants contre les gens de bien. Elle croit
accélérer par des meurtres le moment de l'émancipation. Elle
voit que le crime est devenu un droit, un état ordinaire et con-
tinu de la société ; elle a confiance dans les moyens violents pour
éUAlir l'ordre naturel auquel l'humanité tend depuis longtemps
en vain. La plus sublime vertu revêt la forme du crime! Tel est
aujourd'hui l'avilissement de l'homme.
II
QUE FAIRE?
Si je ma trompe, o'eêt de bonne foi; cela tnffit
gour que mon errear ne me soit pas imputée à erime.
i je pense bien, la raison nous est oommane, et
no«i8 avons le même intérêt k l'éconter. Pourquoi ne
penseriez-TOus pas comme moi ?
(ROU88IAU, ProfeSÊÙm de foi du Vicaire savoyard.)
« Moi aussi je porte ma vérité dans mon Ame, et il
faut que je la réalise. >
J'ai démontré plus haut, Urne semble, que la révolution unî-
verseUe dans le sens ordinaire du mot est impossible et inutile.
J'ai fait voir les causes de mon opinion. Les révolutions par-
tielles, cela est évident, n'ont assuré non plus aucun avantage à
la société entière.
Gela est vrai. Mais les choses ne peuvent pas rester plus long-
temps dans rétat où elles sont à présent.
Deux chemins s'ouvrent devant nous: nous sommes au moment
le plus solennel,, et il y a à opter entre deux alternatives : ou
une révolution terrible, irrévocable, inconnue jusqu'à présent, ou
une profonde réforme de la société sur des bases libérales et rai-
sonnables.
Ici, i] n'y a pas de juste milieu. Pas de transactions. Que la
volonté des nations prononce.
Je le répète : quoique, à mon avis, une révolution opérée dans
— 116 —
l'état actuel de l'Europe puisse faire à ses habitants plus de mal
que de bien^ ou dans la supposition la plus favorable doive dé-
vorer énormément de victimes; cependant^ je suis profondément
convaincu qu'une révolution épouvantable éclatera dans toute
l'Europe^ si l'on ne satisfait pas radicalement et immédiatement
les désirs des nations.
Aucun raisonnement ne peut atténuer la gravité de la situa-
tion que nous avons sous les yeux. U y a chez les nations euro-
péennes des armées de 3 millions d'hommes^ pour lesquelles les
habitants payent 3 milliards chaque année, et une dette de
70 milliards. Tout cela pèse sur la gorge des habitants de l'Eu-
rope. La société ne peut respirer. L'esprit est oppressé.
Quelqu'un a-t-il songé au nombre d^ hommes qui sucœmhent?
Combien en a-t-il péri au dix-neuvième siècle? — Plus de 8 mil-
lions, à notre connaissance. La révolution a dévoré en France à
peu près un million de victimes ; les guerres de Napoléon en
ont coûté plus encore que la révolution ; les guerres des tzars
moscovites au Caucase, en Crimée et en Pologne ont été plus
meurtrières que celles de Napoléon. Genghiskan n'a fait périr que
6 millions d'hommes.
A-t-on calculé que cela fait plus de cent mille hommes tués
par an ? Et combien de batailles ont englouti un pareil nombre
de victimes en quelques heures !
La révolution était un effort contre l'ancienne oppression. L'al-
liance des monarques a été le plus grand effort fait pour oppri-
mer la liberté. Les guerres de Napoléon étaient à la fois une
défense des principes de la liberté, une lutte gigantesque contre
la coalition et aussi la suite des abus de l'arbitraire et de la vio-
lence. Les dernières guerres ont été la suite de l'alliance des
monarques contre l'indépendance des nations.
A quelque point de vue que nous considérions la France,
nous voyons toujours qu'elle a combattu pour la défense des
droits suprêmes de l'humanité. Tous les désastres de la société
tombent donc sur la conscience de ses ennemis.
Ainsi, dans un siècle qui s'appelle civilisé, dans un siècle où les
monarques parlent toujours du paisible développement de l'huma-
— 117 —
nité par des voies libérales et s'en attribuent le mérite, pluB de
100,000 bommes, la fleur des habitants, périssent chaque année!
Huit millions en trois quarts de siècle ! C'est un nombre ef-
frayant! Ajoutons qu'il y a au moins deux fois autant de per-
sonnes qui ont pleuré ces malheureux, privés de la vie de la
manière la plus atroce. Ajoutons-y ce fait incontestable que
pendant chaque guerre beaucoup plus de soldats périssent dam
ks hôpitaux que sur le chanip de bataille. Quelques exemples le
prouveront.
D'après les sources officielles, 10,000 soldats furent tués en
Angleterre pendant la guerre de vingt-deux ans avec la France ;
donc, en moyenne, 000 hommes par an. 0 y eut quatre fois plus
de blessés pendant cette guerre, c'est-à-dire ensemUe 79,709,
soit 3,623 par an. Dans l'Angleterre il y eut donc pendant
vingt-deux années, tant tués que blessés, en moyenne, plus de
4,500 hommes par an.
Pendant la guerre d'Espagne, qui dura trois ans et demi,
l'armée anglaise perdit 9,000 hommes, par suite des blessures
et trois fois autant par suite des maladies. Les rapports officiels
ont donné 8,999 hommes qui moururent de blessures et 24,930
qui périrent de misère. Donc, les fatigues de la guerre empor-
tent plus de victimes que les armes de l'ennemi. Et qui comp-
tera les profondes blessures de l'âme, les larmes des veuves et
des orphelins?...
Cette proportion a été plus terrible pendant l'expédition des An-
glais à Vliessingent en Zélande, 1809. Pendant le siège de cette
forteresse, l'armée, forte de 40,000 hommes, n'en perdit que
217 tués par l'ennemi; mais, pendant quatre mois, il en
mourut plus de 4,000 par suite des maladies. Plus de la moitié
du corps expéditionnaire eut ù souiïrir des maladies les plus
graves. Le nombre des malades était de 26,846. Pendant la
guerre de Crimée, il ne resta que 30 hommes du 63* régiment,
qui comptait 1,500 soldats. En 1855, au mois de février, six
soldats succombèrent sous les coups de l'ennemi, et deux mille
soixante-sept moururent à cause de maladie au camp et aux h^
pitaux établis sur le Bosphore. Et Ton croit savoir que les soins
7.
— 118 —
«
donoëa aux soldats dans Tannée anglaise ne laissent rien à dé*
sîrer.
Le général Jomîni a démontré que pendant la guerre de
Turquie de i828 à 1829^ sur ii 5^000 soldats que perdirent les
Moscovites^ il en mourut 100,000 de maladie.
Les troupes moscovites, avant leur arrivée en Crimée (1854),
perdirent pendant la marche plus de 100,000 hommes. On a
compté que, durant le siège de Sébastopol, il est mort de mala-
dies et de blessures plus de 40,000 Moscovites dans le seul hôpital
de Sympheropol pendant l'espace de quinze' mois. Outre cela, on
transporta ailleurs, en trois cents convois, à peu près 100,000
malades (1).
Le docteur Chenu, chirurgien en chef de l'armée française,
donne le rapport suivant des soldats tués sur le champ de ba-
taille ou morts dans les hôpitaux pendant la guerre de Crimée :
Français 95,615
Anglais 22,182(2)
Italiens 2,194
Turcs 35,000
Moscovites 630,000
Ensemble il est tombé des deux côtés 800,000 soldats en vingt-
deux mois. On estime les frais de la guerre à 7 milliards. D'après
le rapport du général Niel, le siège de Sébastopol coûta aux
Français 40,000 hommes. Je rappelle ces faits. Ce sont des sou-
venirs importants.
Lorsqu'on pense que tout cela n'a eu presque aucun résultat,
le tzar ayant fait construire à Nicolaïeff une forteresse plus re-
doutable que celle de Sébastopol, et ayant établi une flotte sur la
mer Noire sous prétexte de vaisseaux de commerce ; lofsqu'on
réfléchit que la puissance de quelques Etats affaiblis |)ouf quelque
temps par Napo'éon s'est rétablie, et prend à la gorge presque
toutes les nations de l'Europe ; lorsqu'on voit ce que la France
(i) n Comp. Handbuch der vergleichendenJStatistik von Kolb. »
(2) Et en «us, d'après les rapports anglais, 11,347 invalides.
— 119 —
a conquis pour l'humaxiité dans ses mouvements d'élan, foulé
aux pieds par l'odieuse conjuration de ses ennemis, l'&me est
saisie d'horreur devant ces flots de sang qui ont coulé pour rien.
Depuis la révolution française, la vie des peuples n'a été qu'une
série de sacrifices, et de sacrifices jusqu'ic i à peu près inu<
tiles!...
Si l'on y ajoute ce qui est justement démontré par les calculs
statistiques que pendant la guerre on dépense pour tuer un
homme autant de plomb que pèse cet homme lui-même ; si l'on
applique cette quantité au nombre d'hommes tués depuis trois
quarts de siècle, on aura une idée des frais de guerre qui n'ont
eu pour résultat que l'esclavage presque universel sous un joug
systématique.
A présent, regardons ce qu'a produit l'oppression sous tous
les rapports : le manque d'instruction, la démoralisation et l'ir-
réligion qui se répand d'une manière ef&'ayante, à ce point qu'en
Angleterre même il y a plus de 5 millions de personnes n'ap-
partenant à aucune religion; figurons-nous la disposition des es-
prits montrant çà et là des symptômes qui prouvent que la pa-
tience de la société est à bout, et, après avoir réfléchi sérieuse"
ment à tout cela, disons si un tel ordre de choses peut durer
plus longtemps?
On parle avec indignation des anthropophages. On lit avec dou-
leur des récits exagérés et incertains sur les pays où les sauva-
ges immolent chaque année à leurs dieux 500 hommes ici,
i,000 hommes ailleurs, 10,000 dans un autre endroit et 20,000
dans un autre encore. Personne n'a donné un chiffre plus élevé
que celui-là. Qui a donc compté tous ces sacrifices? Les sau-
vages ne tiennent pas de statistique et ne se nourrissent pas seu-
lement de chair humaine. Cependant, quelle est cette proportion
en raison du nombre de gens que l'Europe immole non aux
dieux mais aux hommes?
Plus de 100,000 hommes par an ! Tous les sauvages réunis
n'en consomment pas autant. Ce n'est là qu'un côté : la mort
violente d'une seule classe, de l'armée. Et les familles de ceux
qui ont succombé? Leur désespoir? Les martyrs de l'esprit? La
— 120 —
mort de l'esprit, son assassinat, pour parler ainsi ! De tout cela
la statistique ne sait rien.
Et comme â on voulait insulter Dieu, après chaque victoire
on chante un Te Deum, cet hymne qu'on entonnait pour les mar-
tyrs dans les premiers siècles du christianisme. La violence
blesse, torture, déchire et tue tout ce dont Thomrne se compose,
son corps et son âme.
ce Misère que les paroles ! U n'y a pas de paroles pour certaines
impressions. »
Une partie énorme de la société outient cette violence. Nous
avons compté les oppresseurs ainsi que ceux qui les servent. Nous
indiquerons chacun du doigt. Mais à travers toute l'Europe, il
n'existe pas une nation qui' n'ait point quelques esprits d'élite.
Ceux-ci cachent dans leur sein une force aussi puissante que
l'acier. Du choc de cet acier on verra aussitôt jaillir V étincelle
qui git au plus profond de Vàme endormie et passive de la foule;
en un instant, le corps tombé en léthargie se réveillera pour
agir, se lèvera comme le grandiose idéal de l'humanité qui dé-
sire revêtir des formes naturelles et accomplir sa mission, et il
s'écriera à haute voix par la bouche des nations : Nous voulons
vivre, car nous étions morts jusqu'à présent.
Cette étincelle ne peut jaillir que d'un esprit- puissant et pur,
par conséquent d'un esprit armé des vérités étemelles, mais
quelle direction prendra-t-elle? Là est toute la question. La même
flamme peut éclairer et brûler.
Ceux qui ont gardé la pureté immaculée de l'esprit, sont les
apôtres de la vérité. Leurs pensées sont claires, transparentes,
fraîches comme la source d'où elles découlent. Leur raison est
simple, parce qu'elle est grande, et elle est grande parce qu'elle
est simple. Ils annonceront au peuple la bonne nouvelle de la
liberté. Ce sont de véritables envoyés de Dieu. Eux seuls peu-
vent faire sortir la lumière de cette étincelle. Mais que leur
nombre est petit !
Les faux prophètes veulent les imiter, et employer ce feu sacré
à attiser un incendie. Les destructeurs! Os veulent absolument
mettre en cendres le peu qui est resté de notre vaisseau en ruine.
— 121 —
La fou]e passionnée s'écrie : « La liberté! nous sacrifions tout
pour elle. Pour elle, nous ne reculons devant rien. » Les hy-
pocrites! Ce sont eux-mêmes, qu'ils aiment et non la liberté. Dans
chacune de leurs paroles on sent la corruption de l'esclavage.
Leurs pensées sont troubles, ils les ont puisées dans un bourbier.
A côté de cette foule de gens qui servent les oppresseurs en
toute connaissance de cause, se place la multitude désarmée,
faible, qui aide les oppresseurs sans le savoir, et tout en les dé-
testant. Elle désire la liberté, et ne la connaît que de nom ;
elle l'aime, mais elle porte les coups les plus terribles à cette
amante inconnue; car la liberté est pure, et l'écume de la pas-
sion ne fait que salir. Ces masses qui errent dans les ténèbres
sous le joug de la passion font tort à h liberté; néanmoins elles
sont redoutables à ses ennemis déclarés. La discorde et Terreur
renforcent le pouvoir de la violence. Cependant les coups des
masses peuvent ébranler pour un moment la puissance la plus
grande. Elles n'assureront pas à la liberté les avantages qu'elle
attend, mais elles en secoueront les chaînes avec une fureur
aveugle. Dans cette agitation titanique la société peut être gra-
vement blessée.
Les éléments sont accumulés et préparés pour une lutte
épouvantable et désespérée. Il faut être sourd pour ne pas enten-
dre le tonnerre qui gronde dans le lointain. Tout sort des règles
ordinaires. Sur la surface de l'eau paisible en apparence se for-
ment peu à peu des vagues qui présagent l'approche d'un oura-
gan impétueux. Des vents ennemis, sinistres avant-coureurs, le
précèdent dans sa course et ébranlent la nature entière.
Peut-être que ceux de qui il dépendrait de prévenir l'o-
rage, le déchaîneront-ils par ignorance?... La foule le plus sou-
vent ne raisonne pas; elle ne calcule pas les forces de ses ad-
versaires; elle regarde seulement ses plaies et connaît ses souf-
frances. Et si elle raisonne, son raisonnement est terrible ; «Des
milliers d'entre nous périssent sur l'ordre des oppresseurs, pé-
rissons encore par milliws, mais que ce soit la dernière fois. »
Que répondre à cela?
Nous savons quels événements ont précédé la révolution fran-
— 122 —
çaise. Celui qui examinera soigneusement la disposition actuelle
des esprits^ avouera que l'arsenal des idées avant la révolution
ne peut être comparé à celui d'aujourd'hui. Quiconque observera
impartialement Tétat présent de l'Europe^ constatera que l'op-
pression a pris des proportions plus grandes qu'autrefois et que
les droits de l'humanité sont violés à chaque pas. Est-il possible,
est-il dans la nature humaine de supporter de pareilles choses ?
Un grand danger menace également les gouvernements et la
société. Qui détournera cet orage? Qui peut l'empêcher? Cette
même société. Par quel moyen? Par la vérité.
Le temps presse, pas de lutte inutile. L'Europe gémit depuis
trop longtemps sous le joug de l'esclavage pour s'exposer encore
à une nouvelle défaite.
POURQUOI PRESQUE TOUTES LES RÉVOLUTIONS EUROPÉENNES N'ONT-
ELLES PAS EU LE RÉSULTAT QU'ON S* EN PROMETTAIT?
Examinons ce point. La question est grave. La solution de ce
problème est la première condition du progrès et de la liberté.
Les erreurs de nos prédécesseurs doivent nous être utiles et
nous servir d'enseignement.
A mes yeux, les causes de l'insuccès de toutes les luttes pour
la liberté sont évidentes; elles se réduisent à cinq : 1« la fai-
blesse de l'esprit ; 2° l'imitation ; 3« le désir d'un bouleverse-
ment radical et instantané de tous les rapports sociaux; et par
conséquent ¥ l'augmentation volontaire du nombre des adver-
saires ; 5^ enfin, l'action isolée des nations qui se soulèvent sans
entente préalable.
Sous le nom de faiblesse de l'esprit, j'entends la soumission
aux passions. Il ne sufDt pas de vouloir la liberté, il faut encore
en être digne. Il ne suffît pas d'être prêt h mourir, il faut savoir
mourir. Celui-là est un héros, un véritable fils de la liberté, qui
meurt pur; et celui-là est pur, qui connaît et aime la vérité.
Que l'on serve un despote et qu'on sacrifie sa vie pour lui ;
qu'on se Hvre à une passion ou à une folie, qu'enfin on se sou-
— 123 —
mette à son amour-propre; dans tous ces cas on est également
esclave. Quelle différence entre ces servitudes diverses ? Je n'en
trouve aucune.
En vérité, il est plus rude d'être aux prises avec ses pas-
sions qu'avec un ennemi armé d'une baïonnette. Dans une lutte
corps à corps^ le sang monte aux yeux^ le tumulte trouble les
sens ; un moment d'oubli mène au courage. Mais la lutte mo-
rale contre les passions, la lutte successive^ continue, de chaque
jour et de chaque heure, du matin au soir, pendant toute la
vie, voilà le chemin de la victoire. Quand on s'est vaincu soi-
même, quand on est maître de soi, on peut se nommer libre et
marcher bravement au combat. Quand on s'est élevé à cette
hauteur sublime, où doit se placer le vrai défenseur de la li-
berté, on a devant soi un immense horizon, on est comme inondé
d'une éclatante lumière. On ne risque pas de se tromper. On
succombera peut-être, mais ce ne sera pas sans gloire. Une
armée formée d'hommes comme ceux-là serait invincible.
Que voyons-nous au contraire dans chaque révolution? Une
poignée de héros et une tourbe d'esclaves assujettis à leurs pro-
pres passions. Les gens les plus braves, matériellement les plus
forts, mais faibles d'esprit, s'élèvent au-dessus de cette foule
qu'ils dirigent sans savoir lui communiquer cette force que ne
peut vaincre le fer, parce qu'eux-mêmes ne la possèdent pas.
C'est donc le corps qui lutte avec le corps, les muscles avec les
muscles, et la victoire reste à la plus forte somme de violence.
Dans la Révolution française, les élans les plus nobles, les in-
tentions les plus honorables s'en allèrent en fumée dès le pre-
mier jour. On les défigura d'une manière impitoyable. On déclara
la guerre à Dieu, on se révolta contre la nature. Les gens les
plus dépourvus de raison nommèrent déesse la raison. Oh ! qu'il
est triste et terrible de penser que la même comédie barbare
peut se renouveler encore.
La force intellectuelle a le don de multiplication ; elle a la
propriété de se doubler, de se tripler, de se centupler. On dirait
qu'elle magnétise les foules. La force de la lumière les pénètre
et les rend invincibles. Mais si l'esprit négatif se sert de ces for-
— 124 —
ces» il ne peut qu'agir d'une manière négative; alors chaque
mouvement devient artificiel^ galvanique^ éphémère.
Ceux qui sont esclaves eux-mêmes^ peuvent-ils défendre la
liberté? Est-il possible de secouer le joug des tyrans^ quand on
courbe volontairement la tête sous celui des passions ? Dans cette
position servile^ les esclaves ne voient pas la lumière et mar-
chent en aveugles. Au fond de leurs pensées^ on trouve la confu-
sion; au fond de leur àme^ l'orgueil et la haine. Or, là où il n'y
a pas d'amour, il ne se produit que destruction, il n'y a pas de
place pour la liberté, qui s'unit avec l'amour absolument comme
la lumière avec la chaleur dans le même rayon.
Quelquefois la force individuelle de l'esprit est dirigée de telle
sorte, qu'elle peut produire au dehors une puissance très-effec-
tive, tandis qu'elle ne saurait se concentrer en elle-même. Le
défaut de cet équiUbre engendre, tôt ou tard, la décadence de
l'esprit. Napoléon I*' appartient à cette catégorie. Il dominait
tout, mais il ne savait pas se dominer lui-même; et de bonne
heure il laissa pénétrer la passion dans son ûme. Une fois qu'il
lui fut soumis, il perdit de vue la vérité et ne suivit que le fan-
tôme de la gloire.
En 1796, Bonaparte se mit, à Nice, à la tête de l'armée d'fta-
he. Les soldats, au nombre de quarante-trois mille, étaient dans
la plus grande misère. Us ne pouvaient satisfaire les premiers
besoins de la vie. Mais ils étaient prêts à conquérir ce qu'ils ap-
pelaient la gloire et à s'emparer des biens des habitants paisi-
bles. Le droit d'égalité déjà établi était réalisé dans la personne
du jeune général. Il le transforma en instrument de violence. Le
30 mars, il publia un ordre du jour qui autorisait le pillage, et
qui était un programme de conquête.
(( Soldats, vous êtes mal nourris et presque nus; le gouverne-
ment vous doit beaucoup, mais il ne peut rien pour vous (!).
Votre patience et votre courage vous honorent, mais ne vous
procurent ni gloire ni avantages. Je vais vous conduire dans les
plus fertiles plaines du monde. Vous y trouverez de grandes
villes, de riches provinces, vous y trouverez honneur (!), gloire (!!)
et richesses (!!!). Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage? »
— 125 —
Que ce fameux héros nous parait petit dans ces paroles à côté
de Napoléon III, remettant à Milan la liberté des Italiens délivrés
aux mains de Télu de la nation. Que le sauveur de l'Italie était
grand alors, que la France était grande !
Comparons la proclamation de Bonaparte avec les paroles de
Napoléon III, prononcées en 1859. «Français!... Il faut que l'Ita-
lie soit libre jusqu'à l'Adriatique... Que la France s'arme et dise
résolument à l'Europe : Je ne veux pas de conquête, mais je veux
maintenir sans faiblesse ma politique nationale et traditionnelle...
J'avoue hautement ma sympathie pour un peuple qui gémit sous
l'oppression étrangère. Quand la France tire son épée, ce n'est
point pour dominer, mais pour affranchir. Le but de cette guerre
est donc de rendre l'Italie à elle-même, et non de la faire chan-
ger de maître... La Providence bénira nos efforts, car elle est
sainte aux yeux de Dieu, la cause qui s'appuie sur la justice, l'hu-
manité, l'amour de la patrie et de l'indépendance. » — « Soldats!
je viens me mettre à votre tète pour vous conduire au combat.
Nous allons seconder la lutte d'un peuple revendiquant son in-
dépendance, et le soustraire à l'oppression étrangère. C'est une
cause sainte qui a les sympathies du monde civilisé. Ici, ne l'ou-
bliez pas, il n'y a d'ennemis que ceux qui se battent contre
vous. »
Napoléon III n'a pas manqué à sa parole. La France a accom-
pli sa mission envers im des peuples opprimés. La Providence a
béni ses efforts. L'Italie est libre jusqu'à l'Adriatique...
En 1805, Napoléon I«' mit sur sa propre tête la couronne de
fer en s'écriant : Dieu me Va donnée, gare à qui la touche. Na-
poléon m a forcé l'Autriche de la rendre au roi légitime des
Italiens.
Napoléon I*' n'a jamais compris sa haute mission. Aveuglé par
le succès, plein de confiance dans la force de son génie, il con-
çut des desseins gigantesques où il se mettait lui-même au-dessus
de l'humanité. Dès ce moment son esprit commença à faiblir. Il
fut un grand héros, mais il cessa d'être im envoyé de Dieu. Bien
longtemps encore la main de la Providence le conduisit, comme
si elle voulait le mettre sur le chemin qui lui était destiné. Ivre
— ia« —
de victoires^ il n'entendait plus la voix de Dieu^ ne comprenait
plus sa volonté. Il encourageait les soldats par ses discours^ mais
ses paroles n'étaient pas celles de la vérité. En promettant de
faire sortir des conquêtes V honneur, la gloire et la richesse, il
mentait à sa mission et violait les droits des nations.
Les chefs de la révolution française avaient avili l'esprit par
leurs odieuses passions; Napoléon^ qui pouvait accomplir ce que
la Révolution avait commencé^ brisa, pour ainsi dire, les ailes
de son génie, et se laissa emporter par le courant sans le savoir
et sans le vouloir. Cette révolution personnifiée, qui débutait au
nom de la liberté, devint un instrument de destruction.
Une des plus belles pages de l'histoire du dix-neuvième siècle
fut Tannée i848. Le pur génie du peuple se leva pour défendre
ses droits. Qui ddnc l'égara? qui prit la direction des masses?
D'abord des gens faibles d'esprit et de cœur, puis des égoïstes
qui au lieu de la vérité aimaient le mensonge, qui ne savaient
pas s'élever plus haut que leur intérêt. Ils n'étaient pas capables
de serrer dans l'étreinte de l'amour tous leurs compatriotes, ils
semaient la haine, et assuraient la victoire aux oppresseurs de
l'Europe. Ces déviations retardèrent l'affranchissement des peu-
ples. Napoléon III releva la France de l'abaissement. L'indépen-
dance de son esprit a fait plus pour l'Europe que le génie de
Napoléon I»'.
En 1861 et dans les années suivantes, tant que la Pologne com-
battit au nom de Dieu, la croix à la main, elle fut comme un
phénomène miraculeux, comme un fantôme que personne ne put
repousser ni tuer. Les cartouches ennemies ne décimaient pas
les foules, mais au contraire les décuplaient. Près de Horodlo les
canons s'enfuirent devant des femmes et des enfants. Après les
fusillades, les femmes et les enfants s'approchèrent des canons.
Où donc est la force qui pourrait vaincre une telle puissance ?
Les hommes d'État les plus habiles perdirent la tête. Lorsque la
croix devint un instrument entre des mains indignes, lorsque au
lieu de l'amour général on introduisit la haine, l'esprit commença
à faiblir et toute la nation perdit ses forces. Le deuil général
fut une puissance invincible, tant qu'il fut une exprestiion de la
— 127 —
t>érité. Les ennemis devaient user contre lui leurs armes et leur
Tiolence. Prolongé outre mesure, il ne devint plus qu'une formi
de démonstrations, perdit sa signification et resta sans résultats.
Lorsque enfin la nation se souleva les armes à la main, ou plutôt
alla combattre sans armes, elle vainquit partout. Mais le terro-
risme s'établit. Quand Fennemi l'apprit, il s'en applaudit. Le ter-
rorisme paralysa tout.
Il n'y a que la liberté qui puisse conduire à la liberté. Et ce-
lui qui prononce le mot de liberté, prononce en même temps les
mots de lumière, de vérité et d'amour. La liberté est la fille de
la liberté. Son premier droit, son premier élan est l'amour. La
liberté politique garrottée pendant tant de siècles est devenue ca-
duque; la plus vive lumière, la liberté primitive et immaculée et
par conséquent l'amour et la liberté peuvent seuls la rendre à la
vie et à l'action. Celui qui renie la lumière suprême, renie
toute lumière, renie la vérité ; il sert les ténèbres, il est l'esclave
de Terreur. Les mains des esclaves ne sont ni dignes, ni ca-
pables de relever la liberté.
La seconde cause de l'insuccès des révolutions européennes
prend sa source, ai-je dit, dans l'imitation servile. Les chefs de
chaque mouvement s'efforcent de le modeler sur une certaine
forme. Dans toute révolution partielle nous voyons les mêmes
idées, les mêmes principes, les mêmes formes, des moyens iden-
tiques à ceux dont on a déjà usé autre part. Évidemment une
pareille routine est nuisible à l'entreprise et le mouvement révo-
lutionnaire porte déjà en germe, ou l'incertitude de la victoire,
ou la stérilité des efforts futurs. En ce cas il y a deux extrémités.
Les radicaux veulent d'un seul coup bouleverser tout de fond en
comble; les gens appelés modérés ont peur d'aborder certaines
réformes, parce qu'ils ont vu qu'elles n'avaient pas été prati-
cables ailleurs. De là naît la contre-révolution, l'ennemi le plus
redoutable d'une nation qui combat pour son indépendance.
Chaque pays a mille circonstances particulières, mille éléments
spéciaux auxquels il faut se conformer. Savoir les employer,
voilà un des plus graves problèmes. D y a des idées, des tradi-
tions, des coutumes et des habitudes qu'on doit respecter.. Tels
— 128 —
moyens tant moraux que matériels qui ne mènent à aucun résul-
tat dans une sphère^ sont très-utiles dans une autre. Il y a enfin
certaines difficultés insurmontables devant lesquelles il faut re-
culer en égard à l'ensemble de la cause. Mais il existe aussi des
rapports qui exigent nécessairement un changement immédiat.
Tout ce qui est bon aux États-Unis peut ne pas Tètre en Eu-
rope. Tout ce qui a été reconnu avoir favorisé l'avènement de la
Révolution française peut n'être point propre à affranchir les autres
pays. Chaque époque a sa situation distincte^ d'autres besoins,
d'autres rapports et des idées nouvelles. Ce qui, il y a peu de
temps, était regardé comme vrai, peut aujourd'hui être juste-
ment regardé comme faux. Dans la politique on trouve beaucoup
de notions erronées, que le public reçoit sous l'impression du
moment et auxquelles il attribue une valeur imméritée. Mais l'es-
prit humain fait des progrès ; la vérité perce les ténèbres des idées,
observe et ne se laisse pas arracher la palme de la victoire; elle
ne permet pas à un usurpateur de rester longtemps sur la terre.
Dans les idées religieuses on rencontre encore plus d'erreurs
que dans la politique. Comme la religion se joint dans la vie pra-
tique à la politique, les erreurs de l'une se mêlent à celles de
l'autre, et de cette fusion nait le chaos. Chaque révolution par sa
nature même est impropre à établir l'ordre dans certaines sphères.
C'est pour cela qu'il faudrait un mouvement paisible. Si aux désor-
dres de chaque émeute on ajoute la confusion des idées reli-
gieuses et politiques, on rend de plus en plus difficile la direction
de la révolution et plus chanceuse la lutte elle-même.
Pendant chaque mouvement il faut absolument prendre en
sérieuse considération : l'état général de l'Europe, les rapports
mutuels des souverains et des nations, leurs dispositions, les
idées qui circulent dans le moment, les intérêts locaux, etc. Si
les monarques qui ont entre les mains toute la force se con-
forment à cette règle, comment les chefs de la révolution, qui
commencent leur œuvre avec des ressources beaucoup plus mi-
nimes, peuvent-ils ne pas tenir compte des circonstances?
Et pourtant on voit dans l'histoire que presque chaque mou-
vement national a été accompli, suivant un modèle étranger, ce
— 129 —
qui est d'autant plus absurde^ que l'on ne cherchait pas dans les
révolutions anciennes ce qui avait réellement causé la victoire^
mais qu'au contraire on y puisait les éléments qui avaient porté
préjudice aux défenseurs de la liberté. C'est la conséquence de
la soumission aux passions^ de cet état que j'appelle l'esclavage,
ou encore de l'ignorance d'un esprit que par là même on ne
peut non plus nommer libre.
Quelle responsabilité pèse donc sur les chefs de chaque révo*
lution, non-seulement pour les victimes tombées, mais aussi pour
les espérances déçues! Le sacrifice est fécond, chaque goutte de
sang versée pour une sainte cause produit un germe qui portera
des fruits abondants; mais si l'on peut en diminuer le nombre,
pourquoi donc vouloir augmenter les malheurs ? Une affaire mal
commencée et mal dirigée ne se laisse pas aisément réparer.
On prend la révolution de 1789 pour type de toutes les révo-
lutions. C'est une erreur, et une grande erreur. Elle nous a légué
bien des idées, bien des institutions qui font la gloire de l'esprit
humain, mais l'année 1789 ne ressemble pas aux années 1830 et
1848, qui, du reste, diffèrent énormément de notre état actuel.
Employer des moyens parce qu'ils ont réussi à une autre
époque sans souci de leur application au moment et à la localité
particulière où l'on agit, est une chose impraticable qui n'abou-
tit à rien. C'est un manque de sens politique. De même on ne
subit que des pertes, lorsqu'on ne sait pas proûter de la position
exceptionnelle d'un pays. Les Polonais ont deux fois paralysé le
mouvement révolutionnaire sous Kosciuszko et en 1830, parce
qu'ils n'ont pas émancipé les paysans.
De l'imitation aveugle naitle désir de renouveler d'une manière
radicale tous les rapports sociaux; de là vient l'autre extrémité,
le conservatorisme. Ce sont deux entraves au progrès universel.
Personne plus que moi n'est persuadé du besoin d'une ré*
forme complète de la société. Depuis le berceau jusqu'au tom-
beau, dans la vie particulière et publique, la société suit des
routes anormales. Après avoûr rompu avec la nature, elle est
tombée dans un état qui n'est qu'une série de manifestations
contraires aux lois suprêmes et à la destinée de l'homme. Mais
— 130 —
est-il possible de détruire en un moment l'œuvre accomplie par
tant de siècles^ d'anéantir tout ce qui est dans l'esprit, dans le
sang et dans la chair de l'humanité entière, élevée à un si haut
degré de civilisation ?
On doit envisager l'homme pris collectivement comme on l'en-
visagerait individuellement. Les maladies d'une certaiue époque
sont celles des individus. Quels que soient les défauts de la so-
ciété, ils sont soumis aux mêmes lois et aux mêmes influences que
les défauts des individus. Écarter les causes est la première condi-
tion pour diminuer les effets. Si c'est une tâche difficile lorsqu'on a
en vue une seule personne, elle sera encore plus ardue dès qu'il y
aura à préserver la société elle-même. On ne peut appliquer au
mal que des moyens énergiques. Ceux-ci provoquent une résis-
tance, et toute résistance est ennemie de la réforme.
Par conséquent, tout radicalisme impétueux est une utopie
nuisible aux tendances révolutionnaires. C'est une chose impos-
sible que de transformer tout subitement.
Figurons-nous un homme au sang gâté. Peut-on lui en injecter
un autre? Si quelqu'un est bancal, faut-il lui casser les pieds
pour lui en donner de plus droits, mais en bois ? Si quelqu'un
louche, devons-nous lui arracher les yeux pour qu'il n'y voie
plus rien ? Il en est de même des idées erronées. Du reste, il y
a des idées, des préjugés qu'on ne peut appeler maladies men-
tales malgré leur fausseté, et dont l'anéantissement est souvent
au-dessus de nos forces. Leur livrer un combat acharné, ce se-
rait en vérité une folie lorsqu'on n'a aucune chance de les dé-
truire. Les abolir d'un trait de plume, c'est se flatter et mécon-
naître la force de la résistance. Que sera-ce s'il s'agit de défauts
organiques innés ?. . .
Au nombre des idées profondément enracinées dans la société,
il en est qui ne font aucun obstacle à un progrès rapide dans un
moment donné. Elles peuvent rompre riiarnionie et même em-
pêcher de temps en temps le progrès général, mais elles n'ont
aucune valeur dans les renversements impétueux et momenta-
nés. Ce n'est pas la tâche de la révolution de tout réorganiser de
f«nd en comble, mais il est de son devoir de jeter les bases fon-
— 131 —
damenta]es de la réforme politique et de la vie nouvelle. Si cer-
taines notions sont tellement importantes qu'elles puissent para-
lyser le mouvement révolutionnaire^ il suffît d'entamer leur in-
fluence. On aura assez de temps pour les anéantir complètement
après la victoire. D'ailleurs Terreur tombera d'elle-même devant
le pouvoir de la lumière et de la vérité. Donc la révolution ne
doit pas commencer par combattre contre les idées, mais contre la
violence.
Parnd les obstacles qui se trouvent sur la route du progrès^ on
compte des préjugés sans nombre. Mais ce qui résiste au progrès
n'empêche pas pour cela la révolution. C'est elle qui ouvre la
porte à l'humanité. Le déblayement de la route doit s'accomplir
à mesure que le progrès marche. Qui est l'ennemi le plus rap-
proché ? Sont-ce les idées rétrogrades ou la violence ? Évidem-
ment c'est la violence.
On dirait que chaque révolution commence par déclarer la
guerre à la nation d'où elle est sortie^ et qu'elle se contente d'ob-
server son ennemi, comme si la victoire était l'accessoire. Aus-
sitôt que les chefs de la révolution se sont rendus maîtres du
gouvernement, ils placent le plus souvent les oppresseurs au se-
cond plan. Ils débutent déjà dans la voie de la réforme sans avoir
obtenu la victoire.
C'est là une erreur immense et commune à presque toutes les
tendances révolutionnaires et à tous les soulèvements. Combien
une tellif manière dagir porte atteinte à la révolution et affaiblit
les forces de Vinsurrection, je n'ai pas besoin de le dire.
Je sais qu'on me répondra : « Mais avant tout ne faut-il pas
poser les principes, indiquer le programme et le but de notre
soulèvement. » 11 n'y a d'autre but que la liberté. La révolution
ne doit pas en avoir d'autre. On bâtit ou rebâtit d'abord une
maison, et ensuite on la meuble. Lorsqu'on veut élever un
bâtiment, il faut avoir les mains libres. Quant aux principes,
sont-ils déjà posés parce qu'on a proclamé que telles ou telles
idées et institutions cessent d'avoir force de loi? Si le gouverne-
ment révolutionnaire n'a pas assez de force pour la mettre à
exécution, toute proclamation de principes n'est que lettre
— 132 —
morte ou n'a qu'un pouvoir obligatoire momentané. Le plus sou-
vent on oppose un préjugé à un autre, on publie une fausseté
nouvelle en opposition à une erreur ancienne, et Ton appelle cela
poser des principes!
Presque dans chaque révolution le parti qui se soulève lutte à
la fois avec la nation et avec ses oppresseurs, ce qui fait que,
pour ainsi dire, la révolution n'a pas le crédit universel. « Us
veulent tout bouleverser, et on ne sait pas encore ce qu'ils vont
élever. » — C'est ainsi que parlent les gens paisibles, et ils ont
raison jusqu'à un certain point. A la tête de la révolution se
placent habituellement des personnes inconnues, des individus
dont le public ne sait rien. Tout homme doué du sens commun
tient de la nature une aversion innée contre tout anéantissement.
L'habitude d'un ordre quelconque devient une seconde nature.
II y a des gens qui préfèrent un système, même celui qui les op-
prime, au désordre qui détruit tout et dont on ne sait pas encore
les conséquences possibles. Ce sont ordinairement les hommes
d'expérience que le malheur a rendus sages. Il ne s'ensuit pas
qu'ils ne désirent aucun changement, mais ils n'y ajoutent pas
foi. Et quand ils ne voient que l'anéantissement, leur méûance
augmente. Aussitôt on les affuble du nom de conservateurs^ et
par conséquent d'ennemis de la liberté! Voilà un contingent qui
se retire tout à coup, et qui au lieu d'être actif, reste neutre.
La révolution commence habituellement par les cris de :
« Plus d'aristocrates! Mort aux seigneurs! A bas la noblesse! v»
Comment! parce que quelqu'un a un titre, parce qu'il possède un
demi-million, im million, ou dix millions de capital, en doit-il
moins aimer la liberté et sa patrie?
Ce n'est pas tout. Les cris continuent : « Quiconque ne re-
noncera pas à ses privilèges, quiconque ne partagera pas notre
ophùon, sera déclaré traître à la patrie. Mort aux traîtres! »
Voilà de prime-abord un tribunal et un jugement. « Holà !
messieurs, répond une voix sortant du milieu des condamnés,
nous ne vous connaissons pas encore. Il parait que vous êtes des
despotes et des tyraiis, plus terribles encore que vos prédéces-
seurs. TU Et le parti révolutionnaire a afiaire aux oppresseurs et
— ia3 —
aux ennemis qu'il s'est fait lui-même^ à des gens qui^ peut-être^
n'aiuraient pas pensé à garder leurs privilèges^ et qui maintenant
deviennent les adversaires du mouvement.
a L'histoire^ me dira-t-on, prouve par de nombreux exemples
que c'est l'aristocratie qui a le plus souvent empêché les nations
de revendiquer leur liberté. » Point de disputes à ce sujet. J'in-
diquerais dans l'histoire des milliers d'exemples qui prouveraient
le plus grand dévouement de la part des aristocrates. Je ne sou-
tiens rien sans preuves^ et mon raisonnement serait conflrmé par
une revue impartiale de l'histoire de la société. Du reste, il y a
aristocratie et aristocratie. Quelquefois on range parmi les aristo-
crates les gens qui ont une instruction supérieure, un esprit plus
pénétrant, et on leur attribue des principes auxquels ils n'ont
même jamais pensé. L'impuissance des chefs révolutionnaires ne
donne pas des résultats attendus, il faut bien trouver un cou-
pable ! Donc la faute est à l'aristocratie.
Soyons sincères, car il ne s'agit pas de flatter tel ou tel parti,
mais il est question de la chose la plus sérieuse du monde, de la
vie des peuples, de la vérité. Toute révolution qui se concentre
habituellement dans les grandes villes a bientôt pour parti le
plus turbulent et le plus énergique^ ce qu'on appelle ordinaire-
ment le parti de la rue. Qu'est-ce donc que ce parti de la rue?
Disons consciencieusement que c'est l'ensemble des gens les
plus braves et les plus déterminés, mais qu'au milieu de ces
grandes masses, prêtes à se sacrifier, il y a aussi de la lie,
« En révolution, dit un homme d'État, il est rare qu'on sache
maintenir la discipline dans les esprits et renoncer pour la cause
générale à toutes vues d'amour-propre et à tous projets d'ambi-
tion personnelle. Il y a des gens qui se sentent appelés au rôle
supérieur de combattre par la parole, pîutôt que par la baïon-
nette. Donc par patriotisme, ils haranguent le peuple et se livrent
à des improvisations dans les cafés, les guinguettes, et dans la
rue; ces endroits réputés comme endroits de débauche deviennent
en même temps des temples de l'amour de la patrie, et la foi de
ce sacerdoce coule de lèvres inspirées du nectar des baisers et
de l'ivresse^ ou de lèvres de peureux qui voudraient voiler leur
I. 8
— 134 —
nullité d'un nuage de paroles sanglantes. Malheureux pays que
celui pour lequel s'élèvent de pareils autels^ où la nation ne sent
pas que l'amour de la patrie est une religion et non un divertis-
sement de cabaret. L'opinion publique d'ordinaire se développe
selon la pulsation des clubs; c'est là que les gens de la rue pui-
sent leurs convictions^ et que les grades inférieurs de l'armée^
les jeunes recrues qui ne sont pas encore plies à la discipline
militaire, apprennent à raisonner et conçoivent une tactique
meilleure que celle enseignée par leurs chefs. La défiance, un
doute désespéré, une ardeur qui s'éteint, telles sont les consé-
quences naturelles que finissent par subir des individus hon-
nêtes au fond, mais égarés par des sophismes, enivrés des pa-
roles de terroristes criards. Les forces vitales dépérissent au mi-
lieu d'une pareille lutte intellectueUe, et les liens moraux qui en*
lacent les cœurs et les esprits, au lieu de se renforcer et de
constituer une puissance organique fondée sur la confiance mu-
tuelle et la persévérance, amènent l'engourdissement, la désor-
ganisation dont la mort est la dernière phase. L'élément le plus
dangereux pour une nation, ce sont les clabaudeurs et les gens
de la rue contrariant le pouvoir organisé de la nation. Là où le
pouvoir devient le jouet de l'opinion, où le désordre règne et
1 ennemi prévaut, ce n'est le temps ni de discuter ni de recher^
cher la popularité, et l'autorité a le devoir non de céder mais de
déployer au contraire la sévérité la plus grande. »
Par une étrange contradiction, le gouvernement révolution*-
naire qui se soumet aux demandes de la rue, aux exigences fé-
briles et frivoles, n'use de rigueur qu'envers ceux qui ne sym-
pathisent pas avec les idées des intrigants et des clubistes, ou, s'il
se compose de gens modérés, il cède le pouvoir aux incapables.
D'un autre côté, un certain parti, appelé aristocratique, désap-
prouve toutes les décisions révolutionnaires qui n'ont pas leur
source dans son initiative, et à dire vrai, lui«>même n'en prend
aucune. S'il agit, il se sert de demi-moyens, transige avec les
oppresseurs, veut ruser avec eux, et se berce de cette douce
conviction que l'ennemi nV^t pas assez fin pour comprendre ses
finesses.
— 135 —
Ces diplomates libéraux ont toujours sur les lèvres les paroles
suivantes : « Développons la nationalité, acquérons des fran-
chises nationales par une route légale, c'est-à-dire n'agissons pas
contre les institutions locales et officielles, d
Quelle absurdité criante dans ces paroles! Qu'est-^e cette
forme légale des gouvernements oppressifs? C'est une anarchie
organisée qui tend de toutes manières à détruire les droits des
nations. Où trouverez-vous un gouvernement assez sot pour per-
mettre de miner tout ce qu'il veut introduire et consolider.
J'admets qu'il y ait des cas particuliers, des positions spéciales
dans lesquelles, ne pouvant rien faire, il vaut mieux marcher à
pas de tortue que de rester immobile; des cas où le soulèvement
à main armée est prématuré et nuisible pour le pays. Mais un
mouvement pareil à celui qu'opère le limaçon pour sortir de sa
coquille, n'aboutit à rien. Les Bohèmes (Tchèkhes) et les Hon-
grois en sont la preuve.
Le parti aristocratique tonne contre les démocrates et abaisse
souvent les vrais patriotes. C'est une autre extrémité non moins
triste! Le résultat de ces combats est la haine mutuelle qui ra«
mène l'esclavage.
Si les aristocrates se rendent maîtres du gouvernement révo-
lutionnaire, ils destituent les démocrates et agissent par eux-
mêmes.
D'après l'opinion de quelques-uns, toute révolution est préma-
turée!
Tout le monde n'est pas du même avis. Du reste, la révolution
qu'elle ait été ou non commencée en temps opportun, est tou-
jours la mesure de la patience du peuple. L'explosion prouve
d'une manière éloquente que le peuple ne peut plus supporter
l'oppression; elle est un droit des esprits comprimés, une consé-
quence de la situation politique.
Toute déclamation contre la révolution une fois accomplie est
ridicule. C'est comme si l'on trouvait que le soleil s'est levé trop
tôt! Quand une nation désire la révolution, cela prouve qu'elle
en a besoin, que sa position est pénible, que son ftme et son
corps souffrent, que leur nature demande un changement. Si
— 136 —
on ne lui permet pas de l'accomplir^ elle le revendique par la
force; elle est contrainte de le revendiquer, car elle ne peut plus
supporter sa douleur. Les besoins innés obéissent aux lois supé-
rieures. Dans beaucoup 'de cas la révolution est une nécessité.
La société accomplit ses mouvements d'une manière ihstinctive.
L'homme ne peut rester couché toujoiu^ dans la même position,
et si on l'y maintenait de force, il lui serait impossible de la
supporter longtemps; le lit fùt-il le plus commode possible devien-
drait alors un instrument de supplice. Comment voulez-vous que
le corps social où il y a tant de vie, tant de besoins, puisse res-
ter étendu sans réaliser les conditions qui règlent le progrès na-
tiu-el?
Les partisans des gouvernements despotiques, les admirateurs
de la force brutale prétendent que si les peuples ne faisaient pas
de révolutions, il n'y aurait pas d'oppression. Gela est vrai.
D'autre part, les admirateurs des désordres, du tumulte et de la
guillotine disent : « S'il n'y avait pas d'oppression, la révolution
n'éclaterait jamais. )> C'est encore vrai.
Mais existe-t-il une puissance au monde capable d'imposer
silence aux lois naturelles, aux droits humains et nationaux? La
révolution n'est qu'une manifestation des lois de la nature. Cha-
que fois que l'organisation des gouvernements est un renverse-
ment systématique des droits sociaux, l'humanité cherche h re-
couvrer son état normal au moyen de soidèvements continuels,
pour ainsi dire d'après le principe des lois de la pesanteur. Qu'il
me soit permis de comparer cet état à celui de ces petits mor-
ceaux de liège lestés de plomb qui tendent sans cesse à reprendre
leur équilibre.
Il ne faut pas oublier non plus que l'oppression est la suite
non-seulement de la révolution, mais aussi du caractère qu'elle
prend. Si la révolution introduit des éléments destructeurs, l'anar-
chie et le terrorisme,. si elle ne fait que fouler aux pieds d'une
autre manière les droits de l'humanité, en poussant le cri hypo-
crite de progrès, si elle établit des idées contraires à la vérité et
à la morale, alors arrive la réaction, et un gouvernement qui est
assez fort pour s'emparer des moyens capables de renverser la
— 137 —
révolution, augmente la violence et use de toute son énergie
contre les révolutionnaires furieux.
Donc ceux qui veulent justifier l'oppression prêtent un con-
cours indirect à la révolution; ceux qui lui donnent une mau-
vaise direction provoquent la réaction et sont aussi en partie le.;
auteurs de l'oppression.
En outre, les adversaires de la révolution ne songent pas aux
malheurs des autres classes. Ils concluent de leur situation avan-
tageuse que tout le monde est heureux. C'est le sentiment d'un
homme qui, après avoir bien dîné, ne comprend pas que d'autres
puissent avoir faim. Ces gens oublient que la révolution ne se
fait pas pour eux, mais pour ceux qui souffrent.
Les meneurs de la révolution, comme je l'ai déjà dit, tombent
le plus souvent dans les extrêmes en voulant détruire ou en dé-
truisant tout le passé, comme s'il était possible de rompre le fil
qui lie l'état actuel avec l'état précédent. Puisqu'on n'a rien fait
jusqu'à présent dans la voie révolutionnaire avec les moyens qui
ont été généralement employés, ou du moins puisque les efforts et
les meilleures intentions n'ont pas donné les résultats attendus,
tous les févolvtionnaires ont donc plus ou moins la gloire histo-
rique d'être du parti des opinions extrêmes. Par conséquent, sans
aucune considération pour les desseins les plus nobles, les adver-
saires de la révolution crient à haute voix : « Ce sont des fous,
des démagogues, des démocrates, des communistes, des des-
tructeurs, etc. » — Pour être démocrate, on n'est pas un des-
tructeur, un communiste !
D'un autre côté on entend ces cris : «Plus d'aristocrates! Mort
aux traîtres! »
Voilà la révolution! Elle commence par une guerre civile !
A qui la faute? Évidemment aux deux partis. Leurs préven-
tions mutuelles sont la source de discordes stériles qui finis-
sent par des émeutes sanglantes; et les oppresseurs en profi-
tent. 1
Les chefs de la révolution sont de tous les plus coupables s'ils
ne cherchent pas de bonne heure à mettre fin à la désunion. Par
quel moyen? [En renonçant à toutes leurs préventions et aux
8.
— 138 —
réformes prématurées^ surtout à celles dont ne dépend pas la
marche de la révolution.
Â-t-on le temps de faire des réformes, lorsqu'il faut com-
battre pour la liberté? A-t-on le temps de discuter sur les prin-
cipes, lorsqu'on est obligé de se battre contre Tennemi com-
mun?
Les chefs de la réyolution usurpent ordinairement le pouvoir
législatif. De quel droit? La législation exige une délibération
mûre, la paix et la participation de toute la nation. Est-il pos^
sible de vouloir organiser la société au moment où par sa nature
même elle est désorganisée, où tous les éléments se combattant
et se renversent? Quelle est donc d'habitude cette organisation
révolutionnaire? Le renversement des anciennes bases, sans en
poser de nouvelles qui soient solides. Proclame-t-on des prin-
cipes, ce ne sont que de vaines paroles si peu durables, si peu
assurées, que le moindre souffle peut les jeter à bas. La révolu-
tion adopte-t-elle des principes sains, incontestables en y ajou-
tant ses inventions et ses règlements qui ne sont plus des prin-
cipes mais une réforme radicale, alors elle affaiblit la force des
vrais principes par cet amalgame.
Chaque réforme, en temps de révolution, mine ses forces vi-
tales. Habituellement quand les passions révolutionnaires se sont
calmées, arrive une constitution qui ne répond pas aux besoins
de la nation.
L'homme qui désire sincèrement la liberté doit avoir pour mot
d'ordre : « Pas d'esprit de parti! Vivent les aristocrates! vivent
les démocrates! Quand nous aurons conquis la liberté, alors
nous aurons conquis du même coup l'égalité. L'ennemi de la
patrie est celui qui sème la discorde, r» ^
Qu'importe aux démocrates s'il y a des aristocrates? Qu'im-
porte aux aristocrates s'il y a des démocrates? Notre devoir est
d'oublier tous les principes qui désuniraient les hommes. Un
seul but se présente, la liberté. Toute autre question est secon-
daire. La chose capitale, c'est l'indépendance. Il ne s'agit pas ici
d'une forme gouvernementale, ni d'une forme sociale, ni de dis-
cussions philosophiques et politiques^ mais de l'existence. Et on
— 139 —
attemtà cette eristence avec d'autant plus de sûreté qu'il y a plus
de mains réunies pour l'action commune.
Jadis on soutint une longue polémique pour savoir s'il fallait
d'abord exister ou connaître avant tout le mode d'existence future?
Divertissement de dialectique qui me fait la même impression
que si Ton demandait : Faut-il commencer par acheter une mai-
son, ou faut-il d'abord avoir de l'argent ? Que la nation qui a
assez de force pour revendiquer une existence politique indépen-
dante, s'adresse seulement sans prévention aux gens instruits et
justes, et elle trouvera en elle-même les éléments nécessaires
pour organiser son existence. Celui qui sait bâtir sa maison saura
bien la meubler, et s'il ne sait que bâtir, il demandera conseil à
son voisin pour l'ameublement.
Quand la révolution a éclaté, le désir de renouveler d'une ma-
nière radicale et impétueuse tous les rapports sociaux enfante
des partis politiques et augmente le nombre des ennemis ou au
moins des mécontents et des indifférents. J'ai démontré ci-dessus
combien est grand le nombre des gens qui n*ont aucun intérêt
à un changement d'état politique et de ceux que chaque change-
ment expose à des pertes évidentes. Quelqu'un dira : « Qu'ils se
sacrifient pour le bien-être général.» Exigence puérile: On ne peut
imposer de sacrifice à personne. Le dévouement est volontaire,
autrement il demeure sans résultat. D'ailleurs peut-on dire à tout
le monde : « Soyez des héros ! » Plus d'un sacrifiera beaucoup,
mais il ne sacrifiera pas tout, parce qu'il lui semble bon d'en
agir ainsi. Que faire? Fautril le rejeter pour cela?
Presque dans chaque révolution, les libéraux démocrates n'ont
rien de plus pressé que d'abolir les armoiries, les titres de no-
blesse, etc. A quoi bon cela? Est-ce le premier pas vers l'indé-
pendance? Point du tout. Nous avons vu que les révolutions les
ont aboli dix fois et qu'on les a rétablis autant de fois. La révolution
française elle-même, qui a porté une atteinte mortelle au despo-
tisme du moyen âge, n'eut pas assez de force pour vaincre cer-
tains préjugés et certaines coutumes. Pourquoi? Parce qu'ils sont
profondément enracinés et datent de plus de mille ans. En An-
gleterre, l'aristocratie est le cœur de la nation.
— 140 —
Peut-être quelqu'un citera-t-il l'ensemble des États-Unis! Cela
change la question. La comparaison de l'Europe sous ce rapport
avec les États-Unis serait impropre. Là-bas la société s'est for-
mée sur une terre vierge^ dans d'autres conditions^ en face de
la nature primitive et sous l'inspiration immédiate de ses lois. Les
hommes y accouraient attirés par une certitude, celle de l'indé-
pendance. Ceux-là s'y rendaient qui cherchaient la liberté^ et
leur premier intérêt, la condition .de leur existence, était l'éga-
lité pratique. Sans cela ils n'auraient pas pu subsister. Les colo-
nies américaines se peuplaient de gens qui étaient déjà libres
avant même d'être égaux. Une certaine égalité fut la suite de la
liberté et du besoin de la garantir. En général, on ne désignait
tous ces habitants que par le nom de colons. Aussi n'y eut-il pas
de classes précisément déterminées dans cette société. La nou-
velle nation formée de différentes races ne se divisa réelle-
ment qu'en deux classes : celle des gens instruits et celle des
gens qui n'avaient pas d'instruction. Devant la loi ils étaient tous
égaux. S'il plaisait à quelqu'un de regarder la classe éclairée
comme une aristocratie, cela n'empêchait pas l'égalité. Mais la
solidarité et la concorde régnaient aux États-Unis. Personne ne
se fût mis en tête de faire peu de cas de la classe instruite. C'est
au contraire entre ses mains que la nation remit sa destinée
sans demander si celui qu'elle y choisissait pour son représen-
tant était de bonne famille ou s'il avait des titres. C'est pour cela
que les Américains maintinrent leur liberté et leur indépen-
dance, et qu'ils surent ensuite la consolider.
Les moyens par lesquels l'Amérique a conquis l'indépendance
doivent servir d'enseignement à l'Europe. Ce sont l'union, la con-
fiance mutuelle, la nomination aux emplois d'hommes supé-
rieurs par leur probité et leur instruction, l'accord commun et
la persévérance la 'plus tenace. Quelques principes capitaux adop-
tés par les Américains peuvent nous servir d'exemple, mais si
l'on voulait en appliquer tous les détails à notre vie publique d'une
manière subite^ ce serait une imitation impraticable.
Et en Europe, qu'est-ce qui compose la classe instruite? Il y
a entre divers éléments : clergé et laïques^ aristocratie et démo-
- 141 —
cratie. Figurons-nous la société divisée en gens instruits et non
instruits; nous verrons parmi les premiers une multitude d'indi-
vidus de condition diverse. On ne saurait nier que l'aristocratie^
quoiqu'elle ne soit pas toute éclairée, dans le vrai sens de ce
mot, n'ait reçu une instruction supérieure, car elle a les moyens
de se la procurer. Parmi les aristocrates, on trouve quelquefois
'des gens spéciaux et doués de grands talents. Il y en a aussi qui
ont rendu à la société des services signalés. Est-ce donc une
chose raisonnable et conforme au bien public que d'exclure des
hommes éclairés et utiles, que d'inspirer aux masses ignorantes
des préventions et de la haine contre l'aristocratie? C'est la plus
grande des sottises, c'est un crime. Dans quelques pays comme
en Angleterre par exemple, l'aristocratie se rajeunit et se renou-
velle; mais, de cette manière, il se forme pour ainsi dire une aris-
tocratie de mérite. Le parti qui se nomme libéral met le plus sou-
vent son orgueil à déclarer la guerre à tout ce qui rappelle les
anciens mérites de famille, la richesse et la tradition. C'est une
aristocratie à rebours.
S'ensuit-il, que je veuille démontrer la nécessité de laisser
maintes prérogatives aux classes privilégiées et leur donner la
préférence? Dieu nous en préserve! Je veux seulement constater
que tout anathème prononcé contre quelques formes extérieu-
res, qui n'empêchent point l'égalité politique de la nation, est hors
de saison, à la veille de grandes réformes sociales : c'est irriter
sans nécessité les gens attachés à leurs anciens privilèges dont
il ne reste que le symbole, et augmenter la haine et le nombre des
partis ; enfin c'est porter atteinte au progrès au lieu de le favoriser.
n y a des souvenirs, qui ne peuvent être chassés de la
tête et du cœur de certains individus. Chaque violence qui leur
est faite peut les bâillonner pour un instant, mais elle ne saurait
les rendre muets pour toujours. Du reste il y a des ridicules
humains qu'il faut négliger et pardonner lorsqu'il s'agit d'une
sainte cause. Un homme très-malade qui voudrait se faire
friser pour recevoir son médecin, serait bien ridicule; mais
médecin qui s'occuperait plus de la frisure de son malade que de
sa santé, serait extravagant.
— 142 —
En 4848, l'Assemblée nationale prussienne étant autorisée à
dresser une constitution se cassa la tête très-longtemps pour sa^
▼oir s'il fallait retrancher au titre royal les mots : « von Gottes
Qnaden » (par la Grâce de Dieu) ou les laisser. Enfin on décida...
de les retrancher.
Les Allemands y virent une démarche courageuse, décisive,
héroïque. Et on appelle cela des réformes sociales, libé-
rales!...
Dans quelques pays de l'Europe, où l'instruction publique
n'a pas encore pénétré jusqu'à toutes les couches de la société,
les notions claires sur la liberté ne se trouvent que chez
certaines classes, et sans contredit chez celles qui sont ins-
truites, par. conséquent dans les hautes sphères. Donc quand on ne
leur permet pas d'agir ou quand on les rend hostiles au mouve^
ment, on trahit et on trompe le peuple. En Pologne, par exemple,
la noblesse est la gardienne delà nationalité et delà civilisation. La
guerre contre cette noblesse, même dans l'arène du journalisme,
est une absurdité, plus encore, c'est une participation aux actes
des décotes qui oppriment ce malheureux pays. En Italie les
sciences et les arts, et toutes les traditions d'indépendance, se
sont conservées dans la partie saine de l'aristocratie. Exciter le
peuple contre elle au nom de principes démocratiques mal dé-
terminés, et par contre d'une valeur douteuse, c'est donner le
signal d'une guerre civile continuelle.
Admettons qu'il y ait dans les nations certaines classes nuisi-
bles. Quel moyen employer contre elles ? je le demande. — Faut-
il les faire massacrer toutes? Qui donc a donné aux réformateurs
le privilège de tuer leurs frères pour réorganiser la société de
telle ou telle manière? car ce ne serait qu'un privilège usurpé et
plus dangereux que tous les autres. En choisissant entre deux
maux, je préférerais les privilèges les plus fanatiques de l'aristo-
cratie à la tyrannie des bourreaux pseudo-libéraux ou bien en-
core à celle des sots. D'ordinaire le peuple n'a pas peur de ceux-
ci, mais les révolutionnaires s'arment contre ceux-là de tous les
instruments que le fanatisme, la passion, et en général l'escla-
vage de l'esprit peuvent leur fournir. La haine de l'aristocratie
_ 143 —
est une sottise, pour ne pas dire un excès, aussi bien que la pré-
vention contre la démocratie.
A une époque de réformes sociales importantes, on doit laisser
certaines classes intactes. De grandes institutions libérales, en
barrant le chemin aux prérogatives imméritées, aboliront la pré-
pondérance des classes privilégiées et les préjugés qui en décou-
lent disparaîtront d'eux-mêmes. Nous en avons l'exemple en
Suisse. Cependant rien n'a pu anéantir le souvenir général des
mérites et des anciens privilèges des familles appelées anciennes.
Très-souvent on y entend dire : « £r stamnU van einer hohen
edien Familie ab. » — « Il descend d*une vieille et noble famille.n
Le peuple entoure d'un certain respect les descendants de l'an-
cienne noblesse; bien plus, il a beaucoup de confiance en eux.
Cette circonstance rend le parti radical furieux. Celui-ci in-
trigue, conspire, jette le germe de la discorde, mais il ne peut
transformer des idées enracinées depuis longtemps. D'ailleurs la
saine raison estimera toujours au-dessus de tout le mérite per-
sonnel.
Un niveleur fanatique me répondra : « Une telle indulgence
et de telles concessions, sont contraires à l'esprit de liberté et
d'égalité. » — Pas du tout, lui répliquerais-je. Lorsque la loi ne
fait aucune différence entre le citoyen et le citoyen, l'égalité est
sauvegardée. Du reste on ne peut pas d'un seul coup niveler les
inégalités accumulées pendant tant de siècles et qui ont une base
historique. Si elles n'existent pas dans la vie politique, elles ne
nuisent en rien dans la vie sociale. Ce n'est que le progrès de la
civilisation qui finira par tout rapprocher. Mais qui prétend qu'il
est facile de niveler la société, ne la nivelle qu'en parole; il se
berce lui-même d'illusions et trompe les autres, ou bien il ne
croit pas à ses propres assertions. Enfin je lui dirais : Qu'avez
vous fait avec votre impatient radicalisme, et votre nivellement
universel? L'Europe est-elle libre? Tout est-il pour le mieux?
Si les vieux moyens sont usés, il faut en employer de nouveaux.
Le socialisme, qui se sert de tous les moyens possibles pour
gagner le plus grand nombre d'adhérents, parle ainsi à quel<*
queft-uns : « Quel avantage la société tire-t-dle de l'égalité civile?
— 144 —
La nation peut prospérer^ tout en conservant les titres et les de-
grés sociaux. » Voilà jusqu'où va la ruse. Et cependant c'est
une tactique habile^ une grande connaissance du cœur et des
faiblesses humaines. Il est beaucoup de choses que peuvent ap-
prendre des ennemis de la liberté ceux qui se sacrifient pour
elle.
Disons toute la vérité : il y a des gens qui aiment tant leur
classe, leur caste, leur titre, leur rang, leurs parchemins, etc.,
que cela seul leur fait craindre tout changement et détester une
révolution qui peut les priver de tout ce qu'ils possèdent.
On me dira peut-être qu'un homme qui ne veut pas céder sur
des choses de peu d'importance est incapable de grands sacrifi-
ces. Au contraire il en est plus d'un qui sacrifiera beaucoup
poiu* ce qu'il aura aimé. Le cœur humain est un abîme. Les
mots manquent pour qualifier certaines inconséquences. Du
reste il ne s'agit pas toujours de sacrifices, mais de services à
rendre au pays et de secours à lui donner. Voilà pourquoi je me
suis efibrcé plus haut de démontrer que la classe satisfaite de
l'état de choses actuel est fort nombreuse, qu'elle a une grande
importance et une énorme influence dans la société, qu'elle peut
par conséquent opposer une résistance active aux réformes po-
litiques si on ne la respecte pas et si on ne la fait pas participer
au travail qui a pour but des changements nécessaires. La neu-
traliser, c'est encore rendre à la cause un mauvais service; en
faire un camp ennemi, c'est nuire volontairement au progrès.
Presque tous les pays de l'Europe sont dans une position si ex-
ceptionnelle, que, pour sortir de ce labyrinthe, il faut absolu-
ment se conformer aux circonstances et user de moyens prati-
ques. Voilà ce qui seulement pourra amener avec le temps un
changement radical et une réforme universelle.
Il en est de même de l'aristocratie d'argent. Peut-on essayer
des changements politiques importants, sans avoir de l'argent?
Les déclamations contre les capitalistes et les riches sont donc
des absurdités. Or dans presque toutes les révolutions, à tous
les congrès pseudo-libéraux^ l'esprit de parti répète les mêmes
sottises !
— 145 —
Ea un mot à côté de beaucoup d'autres causes, une des rai-
sons principales de la non-réussite des révolutionnaires a toujours
été le tort fait à quelques classes de la société, soit par préven-
tion, soit par une haine qui n'est nullement justifiée, soit par
l'intention de leur faire perdre quelques avantages ou quelques
plaisirs qui ne peuvent porter aucune atteinte à la réorganisa-
tion et au libre développement de l'esprit.
Quand on veut être sûr de la victoire, il faut exciter l'intérêt
général de tous et l'intérêt particulier de quelques parties de la
nation; il faut réunir tous ces éléments sous une même bannière
au moyen d'un intérêt commun et pratique.
Les nombreux partis, qui veillent pendant la révolution et dans
la période suivante, produisent des éléments divers qui obtien-
nent la prépondérance dans la société. Une fois c'est l'aristocratie
qui l'emporte, une autre fois c'est la démocratie; et le plus sou-
vent, c'est la pseudocratie, je veux dire le régne du faux, qui
établit partout sa domination.
J'ai déjà dit que l'action isolée des peuples qui se soulèvent
sans combiner leurs efforts en faveur de la liberté, occasionne
aussi des avortements révolutionnaires. L'histoire constate cette
vérité. Depuis les temps les plus reculés, la France avait toujours
été en hostilité avec les empereurs d'Allemagne. Lorsque la révo-
lution de i789 eut reconquis pour un moment les droits de l'Iiu-
manité, toute l'Europe s'arma contre elle. Dès lors la conspiration
des monarques prit des proportions formidables. On chercha à
annuler radicalement la volonté des nations et à faire triompher
la volonté des souverains. Chaque peuple qui se souleva ensuite
pour recouvrer son indépendance ou ses franchises eut à lutter
avec d'autres peuples opprimés autiuit, sinon plus encore que
lui-même. La force individuelle de la nation insurgée eut à com-
battre la force collective des monrircpies conjiurés. A quoi ont
abouti les efforts et les sacrifices d(3 tant de peuples? La même
année où la France secoua son ancien joug, les Belges prirent les
armes. Plus tard ils furent forcés de combattre pour leur indé-
pendance en s'aidant de la révolution. En 1791, éclata la révo-
lution de Pologne. Ou promulgua la Constitution du 3 mai, au
i. 9
— 146 —
même moment où l'on présentait en Occident la Constitution à
Louis XVI, qui Taccepta. Deux nations, sans s'entendre mutuel-
lement, agissaient dans le même esprit aux deux extrémités de
l'Europe. Et les Allemands, que faisaient-ils? Au moment le plus
décisif pour l'humanité, les Allemands offrirent aux révolution-
naires dynastiques Fliospitalité sur leur sol. La fameuse conven-
tion de Pilnitz fut l'origine d'une conspiration plus étroite des
souverains. En i791 on vit à Pilnitz l'empereur Léopold II,
Frédéric-Guillaume II et je comte d'Artois, réunis pour déli-
bérer sur les moyens d'étouffer la révolution en France et eu
Pologne.
A ces conférences assistaient : François, qui devint empereur
d'Autriche; Frédéric-Guillaume, plus tard roi de Prusse, sous le
nom de Guillaume III; Galonné, ex-ministre français, et le mar-
quis de Bouille. On décida de résister aux tendances de ces
révolutions avec des forces communes. Cette convention fut con-
clue au mois d'août. En même temps, en France, l'assemblée na-
tionale se transformait en constituante, le i«' octobre. L'Autriche
et la Prusse conclurent une alliance contre la France par la tran-
saction de Berlin du 17 février 1792. Ces deux puissances re-
mirent aux frères de Louis XVI une déclaration ou il était dit
que « la position actuelle du roi de France devait être consi-
dérée comme une question d'intérêt général pour tous les sou-
verains de l'Europe. » Elles réclamaient donc le concours de
toutes les puissances et étaient résolues à employer, de concert
avec elles, des moyens énergiques pour seconder le roi de
France dans la consolidation d'une forme gouvernementale mo-
narchique. 11 est hors de doute que cette déclaration fut la pre-
mière source de toutes les atrocités de la révolution française.
C'est un fait des plus importants. Le peuple s'indigna, lorsqu'il
vit qu'on ne faisait aucun cas de sa volonté. La coalition de l'Eu-
rope contre la France, cette coalition, dont la tète et l'àme était
TAllemagne, déchaîna toutes les passions des Français. En 1792,
les Prussiens pénétrèrent dans le pays où la lumière de la liberté
avait jailli aux yeux du peuple.
La Moscovie détruisit la constitution polouaise. Catherine II
— 147 —
proclama que les défenseurs de la patrie étaient « des Ja^^obifiS. »
La Moscovie eut pour alliée l'Allemagne .
En 1793, l'Angleterre, la Hollande et l'Espagne prirent les ar-
mes contre la France. La môme année, le second partage de la
Pologne fut accompli par la Prusse et la Moscovie . La France
resta isolée.
En 1794, une nouvelle révolution éclata en Pologne, sous la
direction de Kosciuszko. Mais le peuple français, qui commençait
une lutte de géant contre le despotisme, aveuglé par les passions
et rendu furieux par la conspiration des monarques, ne savait
plus distinguer dans les troubles ses amis de ses adversaires.
Lorsque le sang coulait en Etirope, lorsqu'on commettait le crime
le Tplus atroce envers la Pologne, des patriotes des plus dévoués
périssaient sur l'échafaud, ensanglanté par un million de victi-
mes. La France avait oublié que son alliée naturelle dans la
cause de la liberté des peuples était la Pologne. Elle assassinait
ses frères et faisait la guerre civile en Vendée.
En 1795, la Pologne fut délinitivemeut démembrée.
En Italie furent établies les républiques ligiu'icnne et cisalpine
(1797). Quels furent les résultats de la volonté des peuples qui se
manifestait alors? Le jeune Bonaparte, ce j)roduit de la révolu-
tion française, dont il était l'expression et pour ainsi dire la con-
tinuation, n'abolit pas le principe monarcbique dans son germe,
mais reconnut en quelque sorte le droit des souverains de possé-
der les pays comme propriété. Les chefs des parties belligérantes
disposent dos pays d'après leur bon plaisir. Lorsque l'armée fran-
çaise, après ses campagnes victorieuses en Italie, passa les ^Upes
Noriques et menaça Vienne, lorsque rAutriclie accéda aux pré-
liminaires de Lcoben, on conclut au nom du Directoire la paix
à Campo-Formio. L'Autriche voulait qu'on lui cédât la Vénétie,
la Lombardie et même une partie des États pontificaux. On lui
donna l'Istrie, la Dalmatie et la rive gauche de l'Adige. La France
prit la seconde partie de la Vénétie, ses territoires d'Albanie et
des îles Ioniennes. Dans les articles secrets, l'Autriche consentait
il laisser incorporer à la France la rive gauche du Rhin, en se
réservant Salzbourg et une partie de la Bavière, et en garantis-
— 148 —
sant à sa famille quelques contrées de l'Italie démembrée comme
l'avait été la Pologne. Outre cela, François II céda la Belgique
à la France. Le congrès de Rastadt (1797) trahit la confiance des
peuples. Les députés ne savaient rien des stipulations secrètes.
Les diplomates allemands agissaient avec timidité et souvent avec
lâcheté. Ainsi donc, à peine la révolution avait-elle renversé les
anciens principes que l'on vit recommencer les intrigues diplo-
matiques et le trafic des nations traitées comme des troupeaux de
bétail.
En 1798, on proclama la République romaine. Aussitôt le roi
de Naples fit un traité d'alliance avec les Autrichiens, déclara la
guerre à la France et prit Rome.
En i799, l'Italie vit les Moscovites et les Autrichiens. Souwaroff,
Bagration, Kray, Mêlas remportèrent plusieurs victoires, «t en
détruisant les résultats de la révolution française, portèrent des
coups mortels à l'Europe tout entière.
En i805, une troisième coalition européenne se forme contre
la France; en 4806, les monarques des vieilles dynasties s'ar-
ment pour la quatrième fois contre le nouvel empereur. Napo-
léon, après avoir remporté les plus brillantes victoires sur les Prus-
siens et sur les Moscovites, crée au profit du roi de Saxe le duché
de Varsovie, qu'Alexandre I'^' lui-même appelle « ridicule (l) » et
impose à la nation polonaise une constitution encore plus ridi-
cule (1807) (2).
Ni Napoléon, ni les peuples européens n'avaient de défenseurs
dans l'Europe orientale. En 1809, une cinquième coalition fut
renouée contre la France. Les Français ne versaient plus leur
sang pour la liberté et pour l'humanité, mais pour l'orgueil de
celui qui songeait à se rendre peu à peu le souverain de l'uni-
vers.
L'Allemagne, qui autrefois avait pris les armes contre la
(t) Dans sa letlrc à Naricliokiiic. Voir : les Souvenirs, de J.-U.
Niemcewicz.
(2) Comparer : Les trois Constitutions polonaises, par LclewcL
Paris, 1832.
— 149 —
République^ fut alors alliée de Napoléon. L'Angleterre ^ la
Suède et l'Espagne prirent le parti de la Moscovie (1812). Le
despotisme luttait contre le despotisme^ Les peuples en savaient-
ils quelque chose?
Les froids mirent fin à cette guerre monstrueuse et sans but.
Alors les Prussiens voyant l'aiïaiblissement du géante l'abandon-
nèrent perfidement. En 1813^ ils se déclarèrent ennemis de la
France. Le peuple allemand applaudit avec enthousiasme aux
proclamations du roi de Prusse. Il croyait se soulever pour se-
couer le joug du tyran. Il se souleva et se sacrifia pour reprendre
ses anciens fers et passer^ cinquante ans après^ sous le joug de
Bismark.
L'Autriche suivit l'exemple de la Prusse. Ces deux puissances
entraînèrent après elles la Bavière et les princes de la Confédéra-
tion du Rhin. Le 31 mars 1814 fut un jour de honte pour Paris.
Le 30 mai rendit à la France les mêmes frontières qu'elle avait
le l«r janvier 1792. On proclama ce qu'on appelle la Bestati-
ratùm.
Tels furenf les résultats de la grande révolution ; telles furent
les conséquences des grandes victoires du conquérant.
Encore une fois toute rEuroj)e se conjura contre \es nouveaux
principes, dont Napoléon était le représentant malgré ses vues
personnelles et sa passion de conquêtes ; encore une fois les peu-
ples, poussés par leiu^s anciens tyrans, se réunirent pour le main-
tien de l'ancien despotisme!... Après Waterloo, Paris, qui était
redevenu libre peu auparavant, vit de nouveau les alliés. Le 6
juillet fut le jour de triomphe de la conspiration des familles dy-
nastiques, le commencement de l'abaissement de la France, ainsi
que la source du deuil des peuples européens. Depuis cette épo-
que, les nations opprimées ne cessèrent de se soulever; mais
après de longues luttes, elles obtinrent seulement par grâce ce
que leurs rois, par la grâce de Dieu, voulurent bien leur accor-
der, ou elles tombèrent dans un état de servitude horrible si leur
existence menaçait les souverains conjurés.
Sur le champ de bataille de Waterloo apparut l'épouvantable
spectre de l'ancienne Europe. Le congrès de Vienne lui rendit
— iso-
la vie. Les Anglais et les Allemands adorent les statues de Blu-
clier et de Wellington.
Quels avantages les peuples ont-ils retirés des victoires rempor-
tées sur l'homme qui avait vaincu tous les gouvernements tombés
en putréfaction? Qu'ont-ils gagné à la chute de Napoléon? Quels
fruits ont porté les champs arrosés de leur sang? Le 26 sejr
tembre 1815^ on signa leur condamnation connue sous le nom de
Sainte-AlHance, Louis XVIII s'allia avec l'Autriche, la Moscovie
et la Prusse. Leur volonté eut force de loi en tous pays. Leur
union fut la terreur de tous les peuples.
Partout où une nation fit sentir ses droits, cette alliance infer-
nale se pressa d'étouffer le moindre mouvement.
En i820, une insurrection éclata en Espagne. La constitution
des cortès fut proclamée et adoptée par Ferdinand VIL A la tète
de l'armée constitutionnelle furent mis les généraux Riego, Mina
et Quiroga. La même année, le général Pepe provoqua un soulè-
vement armé à Naples et en Sicile. En même temps la constitu-
tion des cortès fut introduite en Portugal, à Oporto et à Lisbonne.
Aussitôt, les monarques appartenant à la Sainte-Alliance convo-
quèrent un congrès de Troppau, où ils établirent leS principes de
rinterventimi armée. On arrêta que toutes les puissances devaient
toujours s'entendre réciproquement et agir en commun, afin qu'on
H* accordât aticune constitulionqnine fut conforme au système adopté
par les souverains. Ce système fut appelé légitime, L'Angleterre et
la France, après quelques notes et quelques conférences qui restè-
rent sans résultat, gardèrelit la neutralité, et par cela même, de-
vinrent complices du crime ; l'Autriche, la Moscovie et la Prusse,
de leur côté, après s'être garanti mutuellement le maintien de la
paix intérieure, déclarèrent qu'elles ne reconnaissaient pas les
réformes introduites à Naples par le gouvernement révolution-
naire et menacèrent d'une guerre en cas de résistance. Les insur-
gés trouvèrent donc tout d'un coup des ennemis, non-seulement
dans leur propre gouvernement qui les opprimait, mais aussi
dans les grandes puissances alliées. Le roi de Naples fut mis sous
la protection des trois États mentionnés et appelé à Laybach sous
prétexte de médiation entre lui et son peuple.
— 151 —
Au congrès de Laybach^ qui fut la suite des conférences de
Troppau^ on décida de pacifier l'Italie avec des forces communes.
A ce rendez-vous se rendirent pour l'Autriche, Metternich; pour
la Moscovie, Capo d'Istria, Nesselrode et Pozzo di Borgo (Û est
à remarquer que dans ce pays tous les étrangers se mettent au
service du despotisme); pour la Prusse, Hardenberg et Bernstorf.
Caraman, de la Ferronnaye et le duc de Blacas y figuraient comme
ambassadeurs de France. L'Angleterre envoya lord Stewart, la
Sardaigne fut représentée par le marquis de San Marsan et par le
comte d'Aglie; l'État pontifical, par le cardinal Spina; la Sicile,
par le duc Ruiïo. Cette fameuse conspiration des ministres, ourdie
au nom et avec l'autorisation des souverains conjurés, durait déjà
depuis à peu près quatre mois, lorsqu'on apprit l'insurrection du
Piémont et ensuite la révolution grecque. L'alliance satanique
s'alarma. Les trois grandes puissances : l'Autriche, la Moscovie
et la Prusse adoptèrent la politique d'intervention armée en cas
de troubles intéiieurs dans les pays voisins et l'introduisirent dans
le droit des gens européen ( 1 82 1 ) .
Il est impossible de pousser phis loin l'insolence et TeiTron-
terie.
En vertu de cette proclamation meurtrière décorée du nom de
droit, la volonté et la liberté des peuples furent tout à fait garrot-
tées. Dans le. langage diplomatique, on nomma troubles inté-
rieurs, chaque gémissement du [)euple, chaque revendication
de ses droits et de son indépendance. Depuis cette époque,
même les monarques légitimes n'eurent plus le droit de pro-
mulguer quelques franchises ni d'approuver une constitution
sans la permission de tous les conspirateurs couronnés. Autre-
ment, les monarques appartenant à la conspiration s'engageaient
à soutenir cette convention par les armes. Et jusqu'à présent,
nous voyons des exemples d'hostilité et de guerre à cause d'in-
fractions à ces traités. Lorsque, en 4860, l'Autriche introduisait
des réformes tant soit peu libérales, la Moscovie devint furieuse.
Au nom de la Sainte-Alliance, les troupes autrichiennes en-
trèrent à Naples et en Piémont, et l'armée française fut chargée
d'occuper l'Espagne. Dans ces trois pays on abolit les constitu-
— 152 —
lions promulguées et jurées par leurs rois. Dans le royaume des
Oeux-Siciles s'établit la domination de la police. Les tortures du
moyen âge et des persécutions atroces, impossibles à croire, s'y
renouvelèrent. Cet état de choses dura dans la péninsule italienne
jusqu'en i859.
Comme il était de l'intérêt de la Moscovie d'affaiblir la Turquie
par la création d'un nouvel État de même religion qu'elle, on
garantit, par le traité de 4827, l'indépendance d'une partie de la
Grèce, à laquelle on donna le nom de royaume. L'Angleterre et
Ja France y prirent part, non sans avoir stipulé pour elles-mêmes
quelques profits et avoir établi leur prépondérance sur l'Europe
méridionale et orientale. La suite de ces stipulations fut la bataille
de Navarin, qui détruisit la puissance maritime de la Turquie.
Quoique la Grande-Bretagne, par la note circulaire de
Casllereagh, du 49 janvier i82i, n'acceptât pas les engagements
des trois grandes puissances, pris au congrès de Laybaeh relative-
ment à l'intervention armée, elle fit cependant quelquefois plus
de tort aux nations par sa politique de neutralité.
Pour étouffer la révolution, qui menaçait partout, les souve-
rains conjurés se réunirent de nouveau au congrès de Vérone
en 1822. Toute la partie méridionale de l'Eitfope était en feu, et
cela les effrayait. Les ministres des cinq États principaux tinrent
des conférences pcéliminaires à Vienne. A Vérone arrivèrent ;
le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche et celui de Moscovie, le
roi des Deux-Siciles et celui de Sardaigne, outre d'autres princes
régnants d'Italie. Le gouvernement anglais fut représenté par
Wellington et celui de la France par le duc de Montmorency et
par Chateaubriand. Les ministres d'État Metternich, Pozzo di
Borgo, Bernstorf et Hardenberg appuyaient leurs souverains de
leurs conseils. Entre autres, on y voyait aussi le banquier Roth-
schild. Sous la présidence du prince de Metternich, des confé-
rences s'ouvrirent, mais tous les personnages présents s'engagè-
rent à garder le secret. La France se chargea de pacifier l'Espagne
et d'y rétablir le gouvernement monarchique absolu. L'Angle-
terre ne se retira pas de la criminelle conspiration des monar-
ques et de leurs ministres; mais, ne voulant rien dépenser, elle
— 153 —
proposa d'employer des moyens pacifiques. Les autres puissances
continentales promirent leur concours à la France. Quoiqu'on sym-
pathisât secrètement avec le soulèvement de laGrèce^ les envoyés
de ce pays ne furent point admis au congrès. En 1823^ Tarmée
française franchit les frontières d'Espagne. L'assemblée des cor-
tès fut dissoute par la force. Les Autrichiens^ réunis avec les
troupes sardes, réprimèrent la révolution de Piémont après une
héroïque résistance de la part des insurgés. Mis sous l'interven-
tion protectorale, Charles-Félix introduisit le pouvoir absolu, qui
exista jusqu'en 1848.
En 4825, le parti révolutionnaire moscovite, répandu dans
quelques régiments de la garde impériale, fut détruit par l'envoi
de ces régiments à la guerre de Tiu*quie. L'année suivante,
Mahmoud II fit massacrer vingt mille Janissaires dangereux pour
le despotisme. Le sultan imita le tsar, mais il agit du moins au
grand jour.
L'année 4829 vit l'émancipation des catholiques en Irlande et
la demande de rupture de l'union forcée avec l'Angleterre. Telle
devait être la conséquence de la politique d'O'Connell, ce brave
défenseur d'un peuple opprimé. Après quatorze ans de lutte parle-
mentaire avec l'astucieux cabinet de Londres, après 70 meetings
et 20 momter'meetings, voici comment l'affaire se termina : le
gouvernement, dans la vallée de Clontarf, déclara, les armes à la
main, ses intentions relativement aux réformes commencées. Le
peuple stupéfié se sépara sans la moindre résistance. Bientôt
O'Connell moiuiit de chagrin à Gènes. Les Irlandais sont per-
sécutés jusqu'à présent.
En France, la Révolution installa en juillet de 1830 Louis-
Philippe sur le trône pour l'en jeter à bas au bout de dix-huit
ans. Le soulèvement de Pologne, à la même époque, ne réussit
pas à cause de l'indifférence des nations voisines. Les héros de
ce pays ont subi le même sort pendant la guerre avec la Mos-
covie en 4863. L'Angleterre, l'Allemagne et la Turquie prêtèrent
secrètement leur concours aux Moscovites.
La Révolution de 1848 fut réprimée par la coalition des mo-
narques européens. L'empereur Nicolas pacifia la Hongrie. En
0.
— 154 —
1866 et 4867, les AUemands servirent de jouet à la politique d'un
seul ministre.
L'union des dynasties allemandes est terrible pour la liberté.
N'est-ce pas une chose évidente que les peuples alliés, d'après
l'exemple des souverains, peuvent avoir une puissance invinci-
ble? Napoléon III a commencé ce que les nations confédérées doi-
vent fifiir.
BASE d'une réforme SOCIALE
La société, dans son développement anormal et contraire aux
besoins innés de l'homme ainsi qu'aux lois naturelles, est arrivée
à une existence politique dont le caractère est l'esclavage sous dif-
férentes formes, la violation des droits de l'humanité, une lutte
permanente et le règne du mensonge. Cet état doit être changé.
Reste une question : Par où commencer?
Par le commencement. Comment l'entendons-nous? Plusieurs
ont senti le besoin d'une transformation radicale de la société.
Plusieurs se sont aperçus que l'humanité a pris une mauvaise di-
rection et s'est éloignée de la nature. Ce fut le point de départ
d'une foule d'utopies tendant à ramener l'humanité à son état pri-
mitif. Mais les rêveries des réformateurs, par cela môme qu'elles
portaient dans leur sein la violation des lois primordiales, ne
pouvaient être réalisées; elles s'appuyaient sur la coutrainte op-
posée à la nature, et voulaient employer comme moyen la des-
tmctiony élément également hostile aux puissances naturelles.
Presque tous les réformateurs ont envisagé la société du côté
matériel, et ont désiré la voir transformée dans ce sens. Ils n'ont
pas vu l'esprit avant le corps, ni l'idée avant la forme. On dirait
que si Fhumanité avait été réduite par quelque moyen extraordi-
naire, à l'état primitif de la nature, à l'état d'enfance, ils en
eussent été satisfaits.
Si donc je dis que la transformation ou la réforme complète de
la société doit s'accomplir par un changement radical des rela-
tions sociales en commençant par le commencement, j'entends
— 155 —
par là qu'on l'atteindra en tâchant de reconquérir les droits de
l'humanité qui ont été ou perdus ou lésés.
Cela peut se réaliser en un instant. Et l'unique^ le plus puis-
sant agent de cette revendication^ est la liberté; le plus fort levier
en est la volonté des nations unies.
Le recouvrement des droits de l'humanité est donc le principal
fondement^ la pierre angulaire de la réforme sociale; leur déve-
loppement naturel est la garantie de la transformation et du pro-
grès normal. La réforme viendra toute seule, par suite de l'ac-
complissement de ces deux conditions.
La lutte est l'efTet de l'action de deux éléments contraires. Ceux
qui obéissaient aux lois naturelles, à celles de l'esprit du bien,
luttaient contre ceux qui obéissaient à la violence, ennemie de
la liberté, contre les esclaves de l'esprit du mal. L'obéissance aux
lois naturelles a produit le bien dans sa forme réelle ; la soumis-
sion aux lois de l'esprit du mal, ennemi de la volonté divine, a
créé le mal dans sa forme réelle, qui a étendu sa prépondérance
sur le bien, et tâche de l'étouffer. La lutte commencée il y a
des siècles dure encore. L'humanité ne peut entrer sur la libre
voie divine et remporter une victoire décisive qu'en remontant à
la source'primUive de tout bien et en s'y purifiant. Cette source,
c'est la liberté.
DROITS SUPRÊMES DK l'hUMANITÉ
Les premiers droits de l'humanité sont ceux qui ont été dépo-
sés dans la nature humaine par la main du Créateur. J'en ai parlé
plus haut, mais je me suis arrêté aux deux lois primitives pour
démontrer que la direction anormale de la société commença à
la suite de la violation des lois naturelles. Je vais maintenant éta-
ler toute la série des droits de l'humanité qui ne sont autre chose
que l'application des lois naturelles.
L'enfant vient au monde. La première manifestation de sa vie
c'est le mfMvement, Donc, le mouvement, le progrès, sont la pre-
mière condition de la vie humaine.
— loO —
L'enfant sent le besoin de ce mouvement. Donc, le besoin, le
désir du mouvement est une propriété de notre nature.
Ce désir a son but, de même que le mouvement a le sien. Le
désir se manifeste dans l'homme sous des formes distinctes. Le
sentiment naturel de satisfaire aux besoins du corps se réveille le
premier. Le cri de l'enfant est le signe de la faim. Un penchant
natiurel dirige.son mouvement vers la nourriture. Simultanément
il pense à la satisfaction de ce besoin. Le mouvement de Torga-
ni8me et de la pensée ne cesse chez l'homme qu'avec la vie. Par
conséquent, le mouvement ou le travail est le premier besoin, la
première loi de notre nature.
Si nous imaginons un homme dans l'état primitif, nous pou-
vons êti*e sûrs que son premier soin sera de satisfaire son pre-
mier besoin, c'est-à-dire la faim, la soif, et de se procurer un
abri contre le froid, la chaleur et les hitempéries du climat. Pour
réaliser ces désirs, il emploie la force physique, et tâche de sou-
mettre à sa domination la nature destinée à son activité. Il se
demande comment employer les objets qui l'entourent pour satis-
faire les besoins du corps. Il réalise, au moyen de la force phy-
sique et de la pensée, l'idée du travail déposée dans son sein. Ce
qu'il a conquis lui-même est le fruit du travail. La 'prorpriété ac^
quise par le ti^avail est donc la conséquence immédiate de la
première loi naturelle.
Outre le besoin du mouvement, l'enfant sent en lui celui de la
justice. Il pleure lorsqu'on lui ôte sa nourritiu^e. L'homme, en
possédant ce qui lui est nécessaire pour vivre, tâche de conser-
ver sa personne et les conditions de son existence, ou la pro-
priété, fruit de son travail. Le désir d'une paisible jouissance des
droits qu'il se reconnaît, ou la justice, est donc le second besoin,
la seconde loi de la nature.
De l'observation de la justice résulte la paiœ,qm est la consé-
quence immédiate de la seconde loi natiu'elie.
La satisfaction des besoins matériels et spirituels de l'homme,
deux conditions principales de son existence, est com[)rise dans
ces deux lois. C'est la réalisation de l'idée de l'utile et du juste.
Mais pour la réalisation de la première loi de la nature, ce pre-
— 157 —
mier de nos besoins^ la condition sine qua non est la liberté. La
liberté est donc la première source des lois naturelles^ la loi su-
prême qui résume en elle toutes les autres lois, c'est notre pre-
mière propriété.
La liberté se trouve dans notre corps comme dans notre es^frit.
Nous remuons la main quand nous voulons et comme nous vou-
lons; nous pensons quand nous voulons et comme nous voulons.
Sans elle aucune des lois naturelles ne pourrait être réalisée.
L'enfant ne pourrait pas remuer, quand même il sentirait le be-
soin du mouvement; il ne pourrait pas signaler par des pleurs la
nécessité de lui rendre justice, lorsqu'on lui ôte sa nourriture,
lors même qu'il sentirait le besoin de pleurer, s'il n'avait la li-'
berté de se mouvoir et de pleurer.
La liberté est donc non-seulement la condition, mais la cause
intrinsèque de tout mouvement, le principe des premières lois de
la nature.
Cette liberté se manifeste si clairement dans l'enfant, que, tout
emmaillotté encore, il remue déjà et tâche de se délivrer des liens
qui l'oppriment contrairement à la loi naturelle. Qu'est-ce qui
incite l'enfant à ce mouvement? Le besoin inné, le premier, le
suprême désir déposé dans son être, le désir d*vser de la liberté.
La liberté est donc le trésor de tous les besoins de l'homme.
Nos besoins doivent avoir sous quelle forme se manifester.
Celte forme c'est l'attrait inné ou Vamour, Les besoins qui ten-
dent à la réalisation de la loi corporelle et spirituelle ayant en
vue la satisfaction de l'organisme du corps et de l'esprit, l'amour,
est aussi, par conséquent, physique et spirituel, et se manifeste
sous une double forme. Le premier apparaît dans le magnétisme
minéral, le second dans le zoomagnétisme, ou magnétisme vital,
ordinairement appelé mesmérisme.
Le magnétisme minéral, dans des conditions différentes, éveille
dans l'homme le penchant ou le dégoût pour certaines nourri-
tures et objets, et exerce sur notre corps une influence directe.
Le magnétisme vital agit sur l'âme et les objets en relation avec
notre esprit, par l'intermédiaire du corps. Pour la connaissance
de notre âme, nous avons un système organique nerveux. C'est
— 158 —
en lui qu'est déposé, comme le magnélisme dans le fer, un prin-
cipe impondérable : l'innervation, agent qui possède une direc-
tion spéciale et met en mouvement nos sentiments, et qui se
rapproche du magnétisme minéral dans ses manifestations.
Le magnétisme vital a celte supériorité sur le minéral, qu'il
est en relation immédiate avec l'esprit; relation indubitable, quoi-
que faible encore et peu approfondie. 11 relève de notre volonté,
tandis que le magnétisme minéral doit à la nature matérielle une
obéissance aveugle.
Le caractère principal du zoomagnétisme est la dépendance où
il se trouve à l'égard de nos facultés intellectuelles. On peut dire
que c'est la matière la plus idéale unissant l'esprit au corps.
Ses manifestations ressemblent à celles du magnétisme miné-
ral. Comme le magnétisme plus puissant d'une barre de fer agit
siu" le magnétisme moins fort d'un autre morceau de fer, de
même l'innervation plus forte d'un homme influe sur l'innerva-
tion plus faible d'un autre.
L'amour est, par conséquent, une manifestation de nos besoins
naturels, il est l'interprète des lois déposées dans l'être humain,
des désirs du corps et des aspirations de l'esprit. Voilà pourquoi
l'organisme conduit l'homme, d'un côté, au moyen du magné-
tisme minéral à la satisfaction de la faim, de la soif, et en géné-
ral de toutes les conditions de la vie temporelle; et que de
l'aulre, il attire l'esprit tendant à une existence parfaite dans la
sphère des besoins spirituels, des désirs moraux, vers l'éternité,
avec l'assistance de la force idéale magnétique soumise à notre
facullé suprême : la volonté.
On appelle improprement magnétisme animal ou vital, cette
force supérieure ou mesmérisme. C'est plutôt le magnétisme psy-
chique, tandis qu'au contraire c'est le magnétisme minéral qui
devrait porter le nom de zoomagnétisme, étant une force de la
nature essentiellement physique et se trouvant dans le corps
comme tant d'autres minéraux.
La faculté qui nous est donnée de fortifier ou d'affaiblir notre
volonté, est une des propriétés de la natiure humaine. Plus la vo-
lonté est pure, c'est-à-dire conforme aux lois de la natiure, plus
— 159 —
elle est forte; plus elle s'en éloigne, et plus elle devient faible.
Cette faculté est une propriété de la liberté, elle en est la condi-
tion et l'inévitable qualité; autrement, la liberté ne serait pas la
liberté. C'est pour cela aussi que le magnétisme psycbique obéit
en raison de la force de la volonté. Si la volonté est dans sa force
normale, par conséquent dans sa pureté naturelle, le magnétisme
psychique obéit à ses ordres et agit dans la direction du dévelop-
pement naturel des lois; si la volonté est corrompue, partant fai-
ble, le magnétisme ne liu obéit plus ou ne s'annonce que par de
faibles mouvements.
Il s'ensuit que l'amour, comme forme de nos besoins et inter-
prète des désirs du corps et des aspirations de l'esprit, ou bien
comme manifestation des désirs normaux conformes aux lois na-
turelles, est un besoin de la liberté.
Il s'ensuit encore qu'une liberté pure a besoin d'un amour pur,
c'est-à-dire naturel, et qu'elle est la source de Vamour,
Il résulte des rapports entre ces qualités innées dans l'homme
qiie l'amour est l'élément créateur et constructeur, et que par
conséquent tout ce qui est élément de destruction s'oppose à la
liberté et à l'amour.
Par la raison que nous sentons en nous les besoins innés du
corps et de l'esprit, nous nommons sentiment cette forme qu'ils
revêtent, c'est-à-dire l'amour.
Ce sentiment, étant le foyer où se concentrent tous les désirs de
notre existence, est par cela même le caractère principal de la
liberté, sa qualité inséparable. Sans l'amour, la liberté ne pour-
rait exister, elle ne serait pas ce qu'elle est.
Par conséquent tout ce qui existe en nous se concentre dans
cette source primitive de notre vie, — la liberté, — c'est-à-dire
tous les mouvements de notre' corps et de notre esprit, aussi
bien[qiie leurs causes, nos besoins innés, l'amour, on un mot, et
sans exception, toutes les conditions de notre existence.
Fermer cette source primitive de la vie humaine, c'est déna-
turer notre existence et lui donner un tour artificiel et forcé ; la
troubler et la souiller, c'est empoisonner notre vie. Lui ôter son
caractère principal, l'amour, c'est détourner le torrent qui est la
— 160 —
condition suprême de notre existence^ c'est remplacer la liberté
par son ombre.
Les lois naturelles sont donc des courants qui réunissent notre
existence à leur source primitive^ elles sont comme des artères,
comme des fils télégraphiques qui entretiennent nos relations
avec la liberté. Si un de ces liens est rompu ou endommagé,
toute notre existence en souffre, parce que la communication
naturelle et franche avec la liberté cesse immédiatement.
La liberté ayant dans sa nature l'élément et la forme exté-
rieure de tous les besoins : l'amour, comme source primitive et
toujours jaillissante de tous les mouvements qui s'accomplissent
dans notre être^ doit tirer son origine de la sublime, éternelle et
immortelle source de toute existence. Cette source ne peut être
autre chose que la sublime liberté et la sublime force créatrice,
c'est-à-dire l'amour. Par conséquent Dieu est la sublime liberté,
et le sublime amoiur.
L'homme est « son image et sa ressemblance; » plus sa na-
ture, sa liberté et par conséquent son amour sont purs, plus il a
de signes divins en lui-même. L'homme, qui se dépouille de ces
signes, qui rompt avec la liberté et l'amour, cesse d'être l'image
et la ressemblance de Dieu, et n'a plus rien de commun avec
lui ; il est la négation de la source la plus élevée de la vie et du
bien, du principe créateur le plus élevé; il est alors un élément
de destruction ne dérivant pas de la liberté et de l'amour, il
n'est plus divin, il est un esprit du mal, un Satan.
Dans l'homme pur qui développe son existence d'après les lois
naturelles, la liberté et l'amour qui marchent toujours ensemble
étant de même nature que la source divine, doivent y retoiurner.
L'amour, comme désir de la liberté, la cherche, y tend incessam-
ment et revient à l'iniini. De là cette communauté entre le Créa-
teur et la créature.
Si cette communauté n'existait pas, l'amour non plus n'existe-
rait pas, ni la liberté, source de l'amour, ni la force créatrice,
ni par conséquent la création. Nous sommes avec Dieu et en
Dieu, c'est pourquoi nous retournons à lui comme humanité et
comme individu ; ainsi le fil l'homme idéal, le Fils direct du
— 161 —
Père, en qui il existait éternellement. Dieu nous aime par lui-
même d'après les lois de sa nature, d'après la loi de la liberté
étemelle. Nous devons rendre cet amour* à Dieu d'après les lois
de la liberté qui est en nous. Ce rapport réciproque est un
besoin réciproque et une condition indispensable de toute exis-
tence.
Le sentiment de l'amour, étant inné en nous, dirige nos ac-
tions. Le désir de la jouissance que nous reconnaissons en nous-
mêmes prend un développement de plus en plus rapide. Les
avantages et les agréments obtenus par la réalisation de ces lois
nous en inspirent l'amour et nous entraînent vers leur posses-
sion. Alors l'amour a deux courants : i^ l'attachement à la cause
qui nous donne les avantages et les agréments, 2» l'attachement
aux résultats obtenus par notre travail, grâce aux lois naturelles.
De \h, naissent l'amour des lois,et l'amour de ce que nous pro-
curent ces lois.
Plus nous sentons en nous-mêmes les lois innées, plus nous ar-
rivons à les reconnaître distinctement. Mais antérieurement à ces
opérations de notre âme le germe du sentiment et de la connais-
sance est déposé dans notre nature comme un besoin de l'être
humain, comme un besoin du corps et de l'esprit, comme la loi
suprême mise en nous pour la réalisation des autres lois. Celte loi
suprême, je l'ai déjà dit, c'est la liberté. La liberté est donc la
loi des lois. L'amour de la liberté, qui est la source de tout ce
que nous pouvons posséder, est en nous un sentiment naturel.
Lorsqu'il a senti ses droits, qu'il les a reconnus en lui-même,
et qu'il les a pris en affection, lorsqu'il en a retiré des avanta-
ges, l'homme voit clairement qu'il est lui-même le siège de toutes
ces choses, il voit et reconnaît qu'il peut dire de lui-même, moi;
que ce qu'il a acquis par son moi il peut l'appeler mitn ; que
toutes ces choses se rapportent exclusivement et uniquement à
lui, qu'elles sont en lui, par lui et pour lui. Il arrive donc à cette
conviction qu'il est une personne, une unité, un individu. Par
conséquent l'individualité est une propriété incontestable de
l'homme, le signe et la condition de notre existence, parce qu'elle
renferme en elle-même tout ce qui est nécessaire ù l'existence.
— 162 —
Détruire Tiiidividualité de l'homme, c'est détruire en même
temps sa liberté et tout ce qui en provient.
En déterminant dans son amoiur ces deux courants distincts
vers les droits de sa nature et vers les avantages qui en décou-
lent, l'homme se concentre en lui-même, comme dans le siège
principal de la cause de ses droits et de ses avantages. II s'aime
donc lui-même, et en s* aimant lui-môme, il embrasse tout de son
amour.
L'attachement pour la liberté individuelle est donc un besoin
de notre nature, car il n'est autre chose que l'amour de la liber-
té. L'individualité est, dans son sens le plus étendu, la condition
de notre liberté, et par conséquent de notre existence ; elle est
la condition nécessaire à la réalisation des droits qui nous ont
été donnés.
Mais l'homme, bien qu'il reconnaisse sa personnalité, sent en
lui-même le besoin de se compléter. Le sentiment sympathique
inné en lui, je veux dire l'action commune des deux forces ma-
gnétiques, spirituelle et corporelle, éveille en lui le désir de
s'unir avec des êtres qui lui ressemblent. La liberté qui lui a
donné la possibilité de réaliser ses deux premiers besoins, diri-
gée par le sentiment de l'amour, le conduit à nouer des Hens de
fîimille. Ainsi donc le désir de former la famille est le troisième
besoin dans la série des besoins innés, la troisième loi de la nature.
De même que les individualités attirées l'une vers l'autre
créent la famille, de même les familles par leurs rapports réci-
proques, forment la société, qui est la conséquence immédiate
des liens de famille, c'est-à-dire de la troisième loi de la nature.
Étant doué de liberté, l'homme s'il se développe normalement
d'après ses lois, a cet avantage que ses pensées et ses sentiments
sont sains, purs et exempts d'erreur. Il y a de la curiosité dans
notre nature. Après être arrivé à l'usage de ses premiers droits,
l'homme se demande la cause de tout ce qui existe en lui et au-
tour de lui ; il sent le besoin invincible de découvrir la source la
plus éloignée de toute existence. Peu à peu et proportionnelle-
ment à son organisation individuelle et sociale, il s'élève à la
connaissance de Dieu. Le désir d'adorer l'Être suprême et de se
— 163 —
mettre sous sa protection, dans les dangers qui effrayent l'hom-
me, désir qui a sa source dans le penchant du lihre examen des
causes et dans la crainte de perdre sa liberté avec les avantages
qui s'y rattachent, est le quatrième besoin inné, la quatrième loi
de la nature.
Du sentiment religieux naît l'envie de témoigner son adoration
à l'Être suprême et de formuler une prière pour lui demander
sa protection. Les cultes religieux sont donc la conséquence im-
médiate de la quatrième loi de la natiu'e.
Si les idées innées dans l'homme se réalisent d'après les lois
naturelles, alors sa vie est normale et il cherche à lui donner le
caractère du beau. Par conséquent le désir de revêtir !e bien des
formes du beau est l'accomplissement de toutes les lois natu-
relle, il est renfermé dans chacune d'elles.
Ainsi donc les caractères fondamentaux de l'existence normale
sont : 1° le travail libre et son résultat : la propriété acquise par
le travail; 2* la justice et son fruit, qui est l'accord ou la paix;
3^ la famille comme base de la société, et la nation comme mi-
roir des familles individuelles ; 4° le sentiment de la religion et
sa forme, le culte religieux, et pour tout dire en un mot, la vMté
sous la forme du beau. L'homme a droit à une existence normale.
Si l'une quelconque de ces lois fondamentales est violée, toutes
les autres dévient et se développent d'une façon anormale. Alors
l'humanité souffre et son existence est anormale.
Si toutes les lois fondamentales sont violées, alors apparaît fe
régne du mensonge ou le mal sous la forme du laid.
11 s'ensuit évidemment que la j^remiére condition de la réforme
sociale est le rétablissement des droits suprêmes d'j V humanité.
Cela seul peut faire rentrer l'humanité dans sa voie normale.
Puisque la liberté est la condition indispensable de la réalisa-
tion de ces droits, on peut dire que le recouvrement complet de la
liberté serait le pas le plus important, dans la voie de la
réforme sociale et du f^rogrês.
L'humanité n'aurait pas besoin de se gouverner par d'autres
lois que celles qui lui sont indiquées par la nature. Un seul droit
celui de la liberté, parce qu'il est le plus grand, serait suffisant
— 164 —
pour suivre les lois étemelles. Tous les autres droits^ qui tirent de
lui leur origine^ sont déposés en nous par la main de la Provi-
dence. Leur développement et leur application est la mission
des hommes libres. L'humanité n'aurait qu'à écouter leur voix et
à se laisser diriger par eux^ poiu* prendre la route indiquée par la
nature, et pour avoir un progrès normal. On pourrait dire hardi-
ment que La liberté est le seul droit de Vhomme (1).
ORIGINE DE LA LIBERTÉ ET SA DÉFINITION PRÉCISE.
Pour que la liberté source de tout bien, et par conséquent le
bien suprême, conserve ce caractère, il lui faut satisfaire pleine-
(i) L'existence des lois naturelles en nous a été depuis longtemps
remarquée et reconnue par plusieurs savants, mais elle est jusqu'à
présent l'objet de beaucoup de discussions. Hugo Grotius, qui vé-
cut dans la première moitié du dix-septième siècle, introduisit dans
son système le principe des lois naturelles suivi, avec des change-
ments divers, par Puffendorf, Thomasius, Locke, Wolf, Montes-
quieu, Rousseau, Kant et ses successeurs. Dans de nombreuses
études, le plus grand changement fut de reconnaître comme besoin
inévitable de la raison pratiaue, les lois innées de la liberté, emprun-
tées primitivement k l'état de nature. On transporta donc des obser-
vations évidentes et palpables dans une sphère insaisissable et mal
définie, et on les fit passer de l'empire des faits dans la sphère des rai-
sonnements et des hypothèses. Plusieurs savants, après avoir ac-
cepté le principe de /<^to/, tournaient fatalement autour de cette idée
qui n'a aucune base dans la nature. Hobbes et Spinoza s'imagi-
nèrent l'état de nature comme le règne de la force, comme la guerre
de tous contre tous, à laquelle il fallait mettre fîn le plus vite pos-
sible. Et quel remède fut proposé par Hobbes? C'est la soumission
volontaire de tous au plus puissant, devenu le gardien de la paix et
de la tranquillité, en d'autres termes : l'acceptation volontaire du
joug de l'esclavage et la renonciation à rindividualité, à l'humanité,
à tout ce que nous a généreusement donné la nature. D'autres
imaginèrent divers systèmes. L'essentiel est qu'il ne faut pas
confondre l'état naturel ayecles lois naturelles. Dem&ndQr le retour
de la société & l'état de nature, c'est vouloir faire reculer l'humanité,
c'est la folle utopie des socialistes ; mais le rétablissement des lois
de la nature est la reconnaissance des droits de l'homme, et peut
s'accomplir tout d'un coup.
Plusieurs rejettent irrévocablement les droits innés de l'homme,
ils ne croient pas aux idées établies dans notre nature, et prétendent
que tout est acquis et vient du dehors. Ils b&tissent leurs théories,
pour dire quelque chose de nouveau.
— 165 —
ment aux idées que son nom éveille, elle ne doit ni céder au
mal, ni être elle-même esclave; car autrement elle ne serait ni le
bien ni la source du bien.
Le principe de la liberté est la volonté que nous a donnée la
Providence et qui se fait si clairement sentir à nous dans les mou-
vements de notre corps et de notre pensée. La volonté spontanée,
ou le libre arbitre, est l'élan naturel de la liberté. La liberté n'a
qu'un seul besoin : le désir 4e se manifester et de se développer
en vertu des lois naturelles.
Tout ce qui sort d'elle en vertu d'autres lois est contraire à sa
volonté. Le premier mouvement n'est que le résultat de la vo-
lonté comme principe de la liberté, mais la direction qui aban-
donne les voies naturelles est une révolte contre la liberté, une
désobéissance.
La liberté a sa volonté et elle doit l'avoir nécessairement comme
source de toute liberté réelle, tant générale que particulière. Si
elle ne l'avait pas, elle ne serait pas elle-môme la liberté et ne
pourrait la donner à d'autres. Puisque la volonté de la liberté
consiste à prendre une direction naturelle; tout ce qui se trouve
sur celte voie en provient.
L'origine des actions humaines et leur direction viennent du
libre arbitre, c'est lù le point de départ de tout ce qui est permis
ou illicite, légal ou illégal, de la bonne ou de la mauvaise voie.
Tout ce qui vient de la volonté pure et libre est donné par
elle {par sa mission) et par là même est permis. Tout ce qui
désobéit à la liberté sert d'autres lois et s'appelle servitude.
Par conséquent, chaque action conforme à la loi suprême est
l'enfant légitime de la liberté et en porte le nom; elle est la li-
berté même et tend à la liberté infinie. Chaque action contraire
à la loi suprême est un avorton de la liberté, et porte un nom qui
en est la négation, le renoncement à la source primitive; elle
tend à l'esclavage éternel.
La liberté conduit son enfant légitime dans ses voies à elle et
l'accompagne partout; mais elle répudie les avortons qui l'ont
reniée et ne se montre à eux nulle part.
Si la liberté est un trésor si grand, c'est que la condition de son
— 16G —
existence est la pureté immaculée et réloignemeiil de tout ce qui
est mauvais et faux. Voilà pourquoi la dignité suprême de
l'homme est la liberté, voilà pourquoi son but le plus noble
est la réalisation de la liberté, le changement de l'idée en réalité,
la transformation de Ja loi en manifestation, en fait.
La liberté en soi-même est intérieiu'e, idéale, et ne se trouve
pas encore réalisée à l'extérieur, elle n'est pas réelle tant que
rjïomme ne lui donne pas sa'parl de vie dans l'existence pra-
tique, conformément à sa volonté et aux lois naturelles.
La dignité de l'homme ne souffre pas quand il gémit sous le
joug de la violence tout en aimant la liberté; mais celid qui
s'est soumis à la violence a renoncé à sa dignité.
La liberté est tellement inséparable de notre nature, que celui
qui l'a reniée est à peine un homme. Le devoir de l'homme est
donc la lutte contre tous les éléments hostiles à sa nature, la
conquête de la liberté et de la vérité. Quand même il serait
vaincu, la lutte serait déjà un mérite, un témoignage de sa
dignité.
Tôt ou tard, l'honmie doit sortir vainqueur de cette lutte, car
sa destinée est de tiûompher du mal et d'établir le rogne de la
liberté.
De même que l'homme est le germe et la base de la société,
de même la liberté individuelle est la première base de la liberté
universelle. Sur elle s'élève tout l'édilice des droits de l'humanité.
L'homme est tout à la fois un individu et l'homme en général ;
de là la liberté individuelle et la liberté collective. Chaque in-
dividu venant au monde apporte sa première propriété ; ta
liberté, et tout ce qui en peut provenir. En entrant dans une so-
ciété, il unit cette propriété à celle des autres liommes ; mais il
ne peut et ne doit pas la renier, car il perdrait le caractère hu-
main et cesserait d'être un tout, en devenant une parcelle, un
instrument, une chose. De cette union des libertés individuelles,
établie pour le bien connnu.n et dans le but même de les assurer
réciproquement, procède une première propriété collective, in-
contestable, .c'est-à-dire la liberté collective. Par conséquent, la
somme des libertés ùidùidiielle:* est bi hben'lè de la société.
— 167 —
La liberté appliquée à la vie et se nianifestaut sous dos formes
réelles, c'est-à-dire la liberté pratique, n'est pas l'état où il peut
être permis à chacun de se livrer à ses rêveries et d'agir
contre l'ordre indiqué par les lois naturelles ou par les lois mo-
rales. Une tendance de l'esprit et du corps qui fait obstacle à
l'ordre naturel est un renversement nuisible à la liberté géné-
rale ; elle fausse la mission de l'humanité et ne sert qu'à pro-
voquer une lutte sans fin. La liberté est un fardeau qui ne peut
être porté que par de fortes épaules, et conservé que par une
àme énergique; elle est le caractère d'un sacerdoce sublime
dont celui-là seul est digne qui est un homme dans toute l'accep-
tion du mot. La liberté est un si grand don, un si précieux tré-
sor qu'elle impose avec elle de grandes obligations. Liberté
oblige.
Mais plus l'homme est libre, plus facilement il dirige cet élan
vers des actions nobles, et plus il devient fort ; car la liberté
étant tout ensemble la source des forces el l'amour, change nos
devoirs en plaisirs. Et la vie n'est plus alors que contentement
et récompense.
Cicéron a donné une ingénieuse définition de la liberté pra-
tique, qu'il appelle l'esclave de la loi. Il ne s'agit plus que d'avoir
de bonnes lois, et elles ne le sont que quand la liberté les pro-
duit, car elle-est elle-même la loi suprême.
La liberté est le droit que Dieu nous a donné d'employer à notre
gré nos facultés de l'esprit et du corps dans la sphère des lois
naturelles, c'est-à-dire dans l'ordre moral. Cette sphère nous
est indiquée dans le décalogue et expliquée par le Christ.
C'est pourquoi saint Paul dit ; a Où est l'esprit divin, là est la
liberté. »
Le Sauveur a dit que l'amour était la vertu suprême; il nous
a commandé d'y concentrer toute notre volonté, car l'amour est
le seul désir de la liberté et sa seule expression complète ; il
renferme tout ensemble la source de la liberté et la tendance à
la liberté, son origine et sa fin, ses lois et sa récompense. No-
tre foi consiste à reconnaître et à aimer la liberté, à voir claire-
ment cette brillante lumière de la vérité, qui nous préservera du
— 108 —
«
mal, de l'esclavage, parce qu'elle est la source des vertus et le
guide du bonheur éternel. Elle renferme le progrès et la justice,
les deux premiers besoins de notre existence. Elle dirige notre
amour d'après ces lois; et le rayon de cet amour nous
conduit à Dieu par la société, au ciel par la terre, en accom-
plissant toutes les lois naturelles. Ainsi donc, la liberté nous in-
dique nos devoirs envers nous-mêmes, envers notre prochain et
envers Dieu; elle renferme en elle le temporel et l'éternel,
le présent et l'avenir. Comme le seul besoin de la liberté est
l'amour conforme aux lois naturelles ou le désir de se dévelop-
per en vertu de ces lois, elle nous inspire ce désir dès qu'elle est
en nous. Et tous nos besoins, tous nos devoirs se résument dans
Y amour, « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, et
Ion prochain comme toi-même. » Voilà toutes les lois renfermées
en une seule.
Le Christ appelle cette loi le commandement le plus important.
Saint Pierre nous a laissé ces belles paroles ; « Vous devez aussi
de votre part apporter tout le soin possible pour joindre à votre
foi, la vertu; à la vertu, la science; à la science, la tempérance;
à la tempérance, la patience ; à la patience, la piété ; à la piété,
l'amour de vos frères, et à l'amour de vos frères, la charité. Car
celui en qui elles ne sont point est un aveugle. ElTorcez-vous
donc de plus en plus, mes frères, d'affirmer votre vocation et
votre élection par les bonnes œuvres ; car, en agissant de cette
sorte, vous ne pécherez jamais. » (Seconde épître de saint Pierre,
I, 5-10.)
DES DEUX DIRECTIONS DE lA LIBRE VOLONTÉ.
La propriété incontestable de l'homme est, comme je l'ai déjà
dit, le libre arbitre. Si nous ne l'avions point, nous ne serions
point des hommes. Si une aveugle fatalité nous tenait sous sa
puissance, connue le prétendent quelques sophistes et quelques
savants égarés qui induisent les autres en erreur, ce fatalisme
devrait avoir une cause, car il n'y a rien sans cause. Le néant
— 169 —
même a la sienne. Si le fatalisme n'avait aucune cause^ il fau-
drait admettre qu'il est sorti de rien ; mais rien ne produit rien.
La volonté doit (itre libre, car autrement elle ne serait pas
l'origine de toute liberté, elle ne serait pas elle-même la liberté.
En quoi donc consiste la liberté de cette volonté? C'est dans ce
libre choix du chemin qu'elle doit suivre.
La cause suprême a déposé dans la libre volonté le désir de
marcher dans la voie des lois parfaites. Le premier élan inné de
ce désir, son premier mouvement est dirigé vers cette voie. La
première réalisation de ce besoin rencontre sur sa route le prin-
cipe de la première loi de la nature, plus loin la première loi
même et ensuite toute la série des lois naturelles.
Mais la libre volonté, comme origine de toute liberté a aussi
dans sa nature la possibilité de suivre le chemin où ne se trou-
vent pas les lois naturelles, le chemm de l'imperfection.
La libre volonté a donc deux routes devant elle : la voie bonne
et la mauvaise.
La volonté marchant dans la bonne voie ne perdra jamais sa
liberté et trouvera partout un secours dans la voix de la nature.
La volonté, qui a pris une autre direction où ne se trouvent
pas les lois naturelles, se développe sans la participation des lois
suprêmes et devient libre volonté d'une autre nature , elle est
alors négative et non pas divine.
Comme origine et source de toutes les lois, la libre volonté,
c'est-à-dire la liberté prise dans sa signification générale, peut
produire et créer des lois, par conséquent elle les produit et les
établit, mais si elle se trouve sur la mauvaise voie, alors cette
liberté négative ne peut produire que des lois contraires aux
lois naturelles, car ces derniers n'existent pas sur la fausse route,
sur la route de l'imperfection. Comme principe de toute perfec-
tion, elle donne même à ces lois un certain caractère de perfec-
tion. Comme être dérivant de l'Être suprême, comme fille de
Dieu, elle peut attribuer à ces lois le caractère divin, car elle
renferme en elle-même l'origine de tout bien, la marque di-
vine et le droit de mettre leur empreinte sur tout ce qu'elle
produit. Cependant, ces lois que la liberté crée sans la partici-
I. 10
— 170 —
pation des lois naturelles^ quoiqu'elles portent le signe de la
puissance et de la justice, quoiqu'elles aient le sceau divin, ne
sont pas parfaites et ne peuvent l'être : elles ne sont qu'une faible
imitation de la perfection, car elles naissent sur une route qui,
bien qu'elle soit libre, c'est-à-dire ouverte h tous, n'est pas per-
mise, n'existe pas suivant la volonté suprême et ne provient pas
d'elle; elle n'existe même pas, suivant la volonté de la liberté
comme origine de toute perfection, mais par la volonté de la
liberté comme origine de toute liberté.
Par conséquent, les lo'.s que la liberté produit sur cette route
et crée par elle-même sont, en vérité, d'origine divine, car la li-
berté elle-même ])rend sa source en Dieu, mais elles ne sont
qu'une émanation médiate, tandis que les lois produites et éta-
blies sur la route divine, qui est parsemée des lois naturelles,
prennent leur source en Dieu immédiatement et sont le ré-
sultat de sa volonté.
A mesure que la liberté, en créant les lois particulières mar-
che sur la route déserte, choisie par elle-même, elle cesse d'a-
voir les caractères divins qui disparaissent connue s'ils retour-
naient à leur source primitive. Ils ne sont donc pas dans ces. lois ;
les autres lois faites d'après celles-ci s'éloignent de plus en plus
des lois naturel'es et ne deviennent qu'un recueil de violences rcvé-
tues de la for me léi,ale.
Puisque dans la nature humaine la liberté a pour compagne
la passion, avec un avertissement de Dieu, qui retentit continuel-
lement dans notre conscience, et nous ordonne de surveiller ce
mal capable de nous subjuguer, par conséquent, l'homme mar-
chant sur la route qui n'est pas divine, ne pouvant point enten-
dre la voix de la conscience, est toujours dominé par la pas-
sion que les lois naturelles ne désarment plus. Elle prend alors
les formes les pins variées.
Plus la liberté [lerd de son caractère diviu, jihis sa force
primitive se dégrade. Étant de plus en i^ius faible, elle devient
de plus en plus fac.le à vaincre; alors les passions l'emijortent
sur elle et commencent à étendre leur prépondérance. La liberté
existe toujours, parce qti'elle est immortelle ; elle donne quel-
— 171 —
quefois signe de vie, ou déploie ses dernières forces dans la lutte;
mais opprimée par les passions, elle ne peut plusse relever. Enfin
sous leur influence, la liberté perd tout à fait sa qualité divine, de-
vient négative et prend le caractère de la passion. Elle apparaît
comme un élément destructeur, la torche dans une main et
le poignard fratricide dans l'autre; et oubliant son origine di-
vine, par cela même qu'elle renonce aux lois suprêmes, elle
renonce à Dieu, et dans son ivresse elle se prosterne aujour-
d'hui devant une passion et demain devant une autre ; au-
jourd'hui devant le veau d'or, demaiu devant le soleil, devant un
corps, devant l'idole de la gloire ; enfm elle se dresse à elle-
même un temple, elle adore le crime déguisé en raison suprême ;
elle croit en tout ce que proclament les passions, et arrive à
l'athéisme; elle perd alors l'indépendance de son caractère et
avance, sans lumière, sans conscience, sans but.
Elle est toujours la liberté, mais une liberté qui, ayant rejeté
le caractère divin, a pris le caractère matériel de la passion et
ne se présente plus comme une création puissante par son es-
prit, mais seulement comme forte dans ses ressources maté-
rielles. Elle était autrefois le tabernacle des [caractères de Dieu ;
elle n'est plus maintenant que le dépôt de passions humaines.
C'est la volonté enchaînée par les passions, une volonté esclave,
une volonté qui n'est pas divine.
SIGNIFICATIOX DE CES UOTS : BON ET MAUVAIS ESPRIT.
La liberté, comme être provenant de Tesprit, comme esprit, a
de sa nature la possibilité d'occuper les plus grands espaces du
temps. Nous la voyons dans l'histoire de l'humanité incorporée
sous différentes formes, nous la voyons dans des voies ayant
deux directions diverses, en un mot, nous la voyons divine et
non-divine. La première est revêtue des lois divines, la seconde
brûle des désirs de la passion. Le vrai nom de la première, c'est
la liberté, celui de la seconde n'est qu'une usurpation.
La liberté divine étant la perfection même, ne peut rien s'ap-
— 172 —
proprier de ce qui est étranger à sa nature^ car elle porte en elle
tout bien et ne trouve sur son chemin que le bien. La liberté
non-divine absorbe tout mal en elle-m&me, et lorsqu'elle s'in-
corpore dans l'homme^ elle devient avec lui une force qui saisit
tout ce qui contente ses désirs désordonnés^ mais en faisant souf-
frir son àme et en le rendant esclave passif. C'est la liberté trans-
formée en passion.
Tel fut le résultat de la chute de la volonté libre et primitive
de l'honime. La libre volonté^ en suivant la voie des lois natu-
relles et en les respectant^ ne servait que Dieu et n'avait en
elle que l'élément divin; mais ayant choisi la voie contraire aux
lois naturelles et les ayant violées^ elle ne servit que ce qui n'est
pas divin, prit un autre caractère et perdit de jour en jour la
trace de son origine, qui est le bien suprême.
L'esprit pur de la liberté disparut et retourna à sa source,
ne laissant à l'homme de tous les pouvoirs que la liberté lui avait
donnés, qu'une seule chose, la force matérieUe,
La liberté primitive, comme esprit s'incorporant dans les pas-
sions de l'homme qui rompit avec les lois de Dieu, leur commu-
niqua son souffle. Les passions prirent un libre essor, et lorsque
la liberté écrasée sous leur domination eût dispani, il n'en resta
que le reflet, une imitation de son esprit. Mors on se figura un
être radicalement séparé comme ennemi des lois divines, mais ce
n'est autre chose que la synthèse des passions.
Cet être contraire à l'Esprit suprême ne peut être défîni, et
c'est justement là son caractère. Il ne peut être ni défîni, ni ren-
fermé dans des formes certaines, parce qu'il est né en dehors
de la loi, parce qu'il n'est qu'une imitation de tout, et qu'il
prend les fîgures et les directions les plus différentes. C'est comme
un esprit dépravé, c'est Vange déchu. Ce mal indéfini dormait
au fond de la nature du premier homme. La libre volonté pou-
vait le laisser toujours en germe ou l'appeler à la vie. Cet ennemi
de toute liberté, et par là ennemi de la vérité et de la lumière,
s'incorpore dans différentes personnes soit qu'il combatte le bon
esprit en s'eiïorçant de le vaincre, soit qu'il le chasse d'un coup
lorsqu'il trouve un homme d'une volonté faible. Sa forme est
— 173 —
celle de toutes les passions ; sa tendance est celle de toutes les
actions contraires au bon esprit, contraires à la suprême liberté
et aux droits de Thomme.
On le nomme vulgairement le mauvais esprit, Satan, ou le
diable, etc.
DIFFÉRENTE ENTBE LES BONNES ET LES MAUVAISES LOIS.
Comme la libre volonté, après êti-e entrée dans la voie qui lui
était défendue, a créé ses lois à l'imitation de Dieu, le mauvais
esprit, lui aussi, après avoir rejeté la liberté et avec elle les lois
qui lui sont propres, établit les siennes à l'exemple de la liberté.
Cette imitation était une conséquence inévitable. Les hommes
ayant renoncé à la liberté passèrent sous la domination de la pas-
sion, c'est-à-dire du mauvais esprit. Le mauvais esprit, pour les
maintenir dans l'obéissance, leur présenta ses lois faites sur le
modèle de celles de la liberté, et les proclama comme celles
de Dieu même. Étant lui-même une imitation de la liberté
et de l'esprit, il donna à tout ce qu'il créait le caractère de l'imi-
tation. C'est pour cela que toutes les lois du mauvais esprit n'ont
que le rellet de celles de la liberté et de celles de Dieu; elles ne
sont ni intermédiaires comme les lois créées par la liberté, ni
provenant immédiatement de la liberté; elles sont une imitation
Simitaiion dans la forme. Dans leur essence, elles sont diamé-
tralement contraires aux lois natiurelles et à toutes les autres qui
en dérivent directement.
Comme toutes les lois naturelles fondées sur les principes su-
prêmes des lois de Dieu peuvent être nommées lois divines, de
même on pourrait appeler lois sataniques toutes les lois émanées
du mauvais esprit.
La liberté donne à la société des lois de Dieu comme prove-
nant des lois naturelfes. La force impose à la société celles de
Satan.
Les premières sont obligatoires pour tout le monde ; les autres
ne sont obligatoires pour personne.
10.
— 174 —
LUTTE,
C'est de la contradiction de ces deux ordres de lois que la lutte
est issue.Commencée depuis des siècles^ elle prend chaque jour
des proportions de plus en plus menaçantes^ et elle ne cessera que
quand les hommes se seront soumis aux lois édictées par des hom-
mes libres et fondées sur les principes des lois de Dieu. Le résultat
de cette soumission ne peut être que la concorde^ et le résultat
de la concorde est la liberté pratique. Mais pour parvenir à cette
concorde^ il faut posséder la libre volonté et renoncer aux lois de
Satan.
POURQUOI EXISTE-T-IL DES PASSIONS DANS NOTRE NATURE?
Parce que l'homme est créé libre. S'il n'avait pas de passions^
il ne serait pas libre. Et à quoi lui servirait alors la liberté ? Que
serait-elle? Quel serait l'objet de son choix? Elle ne serait rien,
c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de liberté en nous^ parce qu'elle
serait inutile^ parce qu'elle ne pourrait pas exister sans avoir ce
libre mouvement, qui constitue son être.
S'il n'y avait pas de lumière il n'y aurait pas d'ombre, et réci-
proquement. L'homme est un être supérieur à toutes les créatu-
res, parce qu'il est doué d'une liberté complète. Les animaux qui,
dans l'échelle des créatiures, occupent des places inférieures ont
une liberté de plus en plus bornée; plus ils sont placés bas, moins
ils ont de liberté. Nous voyons cela en descendant jusqu'aux zoo-
phytes. J'ai dit que le seul droit de l'homme, c'est la liberté. Oui,
mais il faut que l'homme suive la voie normale, c'est-à-dire qu'il
obéisse aux lois naturelles. Cette obéissance est la condition de sa
liberté.
Dieu, en donnant à l'homme un trésor tel que la liberté com-
plète, l'a fait dépendre des lois de la nature, afin qu'il n'abusât
pas de cette liberté. En outre, pour faciliter la direction de la
liberté, il lui a assigné les voies naturelles.
— 175 —
Cette restriction de la liberté est un bienfait de la Providence.
I.es influences naturelles rendent Thomme soumis et dépendant ;
les autres influences enfouies au fond de notre nature intérieure
et extérieure donnent une direction à notre liberté^ et nous indi-
quent la manière de nous en servir.
Puisque les impulsions de la nature nous apprennent comment
nous devons nous servir de notre liberté^ les passions sont là
comme une preuve que la violation des lois naturelles produit de
mauvais eflets et détruit la liberté. Elles sont les gardiennes
de la liberté, tant que l'homme les dirige. Les facultés de l'es-
prit et la conscience nous apprennent la conduite à tenir avec les
passions et complètent les commandements des lois de la na-
ture. Dès que la liberté sort de la voie tracée par la nature, on
voit apparaître les passions, et se redresser, tête haute, le mau-
vais esprit négatif, émanation de la libre volonté, « cet ange dé-
chu, » ennemi de la lumière et de la vérité, négation de la
justice, l'ombre, l'esprit des ténèbres. Alors la liberté, si elle ne
revient pas à temps sur la bonne voie, perd ses droits immortels
et l'homme devient esclave des passions.
Si dans le développement des besoins naturels la liberté pro-
duit toute une série d'avantages conformes à ses lois et par suite
à celles de Dieu, les passions au contraire enfantent une série
immense de conséquences qui s'éloignent de plus en plus des lois
de Dieu. C'est ainsi que deux lignes droites partant d'un même
point s'écartent de plus en plus l'une de l'autre et se perdent
dans l'infini.
Le point de départ est la libre volonté.
L'activité de l'homme, en vertu de la loi de la liberté, choi-
sit l'une des deux voies qui s'oflrent à elle. L'une d'elles, mar-
quée et recommandée par la Providence, l'autre défendue, mais
laissée ouverte à tous; l'une conduit à la réalisation des droits
permis, l'autre égare au milieu des passions. La route des pas-
sions, une fois préférée nous empêche de plus en plus d'user des
avantages que peut nous donner la liberté.
Telle est la signification du péché originel. Dieu nous a donné
une infinité de moyens qui nous permettetit d'effacer ce péché.
— 176 —
c'est-à-dire d'abandonner les sentiers de la passion en nous en-
gageant de nouveau dans la voie des lois naturelles. 11 dépend de
la libre volonté de l'homme de profiter des secours que la Provi-
dence met à sa portée.
SERVITUDE
Ce mot seul de servitude signifie la renonciation à la libre vo-
lonté pour devenir le serviteur des passions^ du mauvais esprit.
L'homme, de sa nature comme être libre, est fort et hardi. 11
n'est pas vrai qu'il soit faible, comme le supposent plusieurs phi-
losophes. L'esclave seul est faible et timide. Je ne parle ici ni de
la force animale ni de la hardiesse grossière de la violence, mais
de la force et du courage vraiment dignes de l'homme. La liberté
avec toutes ses conséquences naturelles étant le droit suprême,
est en même temps la suprême force; elle est en effet l'origine de
toute force morale et physique. Si l'homme ne possédait cette
qualité, il ne pourrait travailler ni moralement ni physiquement.
Sentant toute sa force, dont le plus haut degré seul donne la li-
berté vraie et complète, l'homme parvient peu à peu à la recon-
naître tout à fait, et devient plus hardi. Mais dès qu'il perd la li-
berté, il acquiert la conscience de sa faiblesse, il la reconnaît en
lui et devient plus timide. Les hommes libres sont les plus coura-
geux dans le combat, et ils n'appellent à leur aide que leurs pro-
pres forces. Les poltrons ont peur à la guerre et les esclaves lut-
tent à l'aide des instruments matériels.
En sa quahté d'être libre, l'homme avait sous la main les ins-
truments que lui a donnés la nature pour sa défense personnelle
et celle de ses droits. Le mauvais esprit a inventé des instruments
artificiels pour l'agression.
L'homme en effet est fort comme réunion d'un corps et d'un
esprit. Mais comme parcelle de la nature totale, comme être orga-
nique, comme animal, il est faible. L'éléphant, le lion, le tigre
sont plus forts que l'homme. Un rocher en tombant peut le broyer
comme peut le faire le corps d'un éléphant; le serpent peut le
tuer de son venin, le léopard peut le mettre en pièces. Tant qu'il
est libre, il emploie dans toute leur plénitude ses forces morales
— 177 —
et physiques; il est fort, hardi, mais prudent, car cette liberté,
qui liû donne de la force, lui donne aussi la faculté de comprendre
qu'il y a des animaux plus forts que lui. Lorsqu'il perd la liberté
et se soumet aux passions, alors il s'endort et se rapproche de
l'état animal, ou cesse tout à fait d'être homme et devient ins-
tantanément animal. L'homme hbre n'est un animal qu'en tant
qu'il a des propriétés organiques communes avec des animaux;
l'homme, serviteur des passions, n'est homme qu'autant qu'il a
conservé des propriétés morales communes à l'humanité.
Plus l'homme s'éloigne des lois qui lui ont été données par
Dieu, plus il se rapproche de l'état animal; plus, au contraire, il
s'efforce de perfectionner les facultés de son âme, plus il s'éloigne
des animaux. Les passions exercent sur tout l'organisme de,
riiomme un effet semblable' à celui des Uqueurs fortes sur sa
constitution physique. Elles abaissent les uns au niveau de la
béte, excitent chez les autres des instincts féroces, endorment
ceiL\-ci, provoquent chez ceux-là une excitation qui n'est pas na-
turelle. En tout cas, lorsque l'homme refuse obéissance aux lois
de la liberté et se laisse dominer par les passions, il perd, sinon
entièrement, au moins en partie sa dignité humaine. S'abandon-
nant aux passions, et ne voulant plus connaître la liberté, il
devient un mauvais esprit.
Si les passions se liguent ensemble pour obtenir la prépondé-
rance sur la liberté, alors commence le règne des passions ou des
mauvais esprits, qui créent le système du mal. Chaque homme
qui se soumet à ce système est esclave aussi bien que celui qui
s'est soumis aux passions. Un roi, même avec une puissance illi-
mitée, est un esclave s'il obéit à ses passions, car cette obéis-
sance même est la pire des servitudes. Plus sa puissance est
grande, plus grand est son esclavage. Comment pourrait-il être
libre, lorsqu'il ne respecte pas la liberté des autres et n'en a pas
la moindre idée ! Mais parmi ces esclaves souverains, qui s'en-
tendent entre eux et qui s'unissent au nom des passions, il y en
a de plus forts et de plus faibles, en Raison de la force ma-
térielle que chacun a pu conquérir. Les uns régnent donc sur
les autres. Chez les mauvais esprits comme chez les bons il y
— 178 —
a aussi une hiérarchie^ tout étant chez eux une imitation. Âinsi^
de même que chez les hommes libres un homme peut s'élever
au-dessus des autres par suite de leur libre consentement, de
même cliez les esclaves un mauvais esprit peut obtenir le premier
rang par suite de la soumission servile de gens qui ont répudié
toute dignité humaine, ou au moyen de la force.
L'esclave volontaire n'est pas celui qui cède à la violence, mais
celui qui, en n'y opposant aucune résistance, démontre par là
même, en effet, qu'il n'a pas de forces et qu'il ne possède pas
la liberté, puisqu'il a préféré ce que lui donnent les passions aux
avantages que peut lui procurer la liberté; il prouve par là
qu'il est craintif, et que par conséquent il a perdu sa dignité hu-
maine; s'il n'est pas encore un mauvais esprit, il est déjà un ani-
mal ou près de le deveuir.
La répudiation de la liberté et l'abandon de soi-même aux pas-
sions, est le premier anneau d'une chaîne interminable de con-
séquences mauvaises. De même que la liberté est mère de tout
bien et des institutions sociales basées sur la justice, de même
l'esclavage se reproduit sous différentes formes en établissant des
lois d'oppression.
Quelques écrivains divisent l'esclavage de la société en plusieurs
catégories. A vrai dire, tout esclavage est un esclavage. Acceptons
cependant la division en esclavage politique et esclavage civil.
Voici ce que dit Montesquieu de ce dernier : « Celui qui est privé
« de la liberté civile est encore privé de la liberté politique. U
« voit une société heureuse dont il n'est pas même partie; il
« trouve la sûreté établie pour les autres, et non pas pour lui; il
a sent que son maître a une âme qui pei}t s'agrandir, et que la
« sienne est contrainte de s'abaisser sans cesse. Rien ne met
« plus près de la condition des bêtes que de voir toujoiu-s des
« hommes libres, et de ne l'être pas. De telles gens sont des en-
« nemis naturels de la société... 11 ne faut donc pas être étonné
« que les États aient été si souvent troublés par la révolte des es-
« claves.» (Esprit des lois, I. XV, ch. xiii.)
Cependant on ne peut contester que l'esclavage personnel tout
humiliant, tout contraire à la nature qu'il puisse être, est plus
— 179 —
supportable pour un homme abaissé par une longue servitude,
que l'esclavage politique pour des gens éclairés et se sentant libres
d'après les lois de la nature. L'hypocrisie de la force, en établis-
sant des lois qui flattent les passions, a su changer l'ancien es-
clavage personnel en un autre. Accepter un genre d'esclavage
quelconque, c'est les accepter tous.
II est dans l'ordre naturel des choses que ceux qui ne pos^
sèdent pas de liberté personnelle ou en font peu de cas, ne sachent
pas la respecter chez les autres; ils ne respectent rien non plus
de ce que peut donner la liberté. L'idée du vrai n'éclaire plus
ceux qui ont une fois rompu avec la liberté ou qui ont quitté la
bonne voie, car le vrai, la vérité suprême, ne se trouve pas sur
leur route. Tous les sentiments des droits naturels sont étouffés
en eux. Les passions les aveuglent, leur ôtent tout pouvoir de
comprendre et de juger, en proportion de ce qu'ils- ont perdu de
leur dignité humaine, et elles en font leurs esclaves. L'orgueU,
l'avarice, l'erreur, la bêtise, les préjugés, le fanatisme, Thj'po-
crisie, le mensonge et mille autres vices, propriétés particu-
lières à l'esprit des ténèbres, ont chacun leurs esclaves. Leurs
raisonnements, leurs écrits peuvent avoir l'apparence du vrai,
mais ils ne sont que l'imitation du bien comme tout ce qu'a créé
le mauvais es[)rit. Obéir à celte voix c'est être esclave, car c'est
méconnaître la liberté et la vérité.
Nous voyons dans la vie sociale, de deux choses l'une, ou des
esclaves, supérieurs en nombre, quoique moralement inférieurs,
l'emportent sur des hommes libres numériquement inférieurs
mais moralement plus forts; ou bien des esclaves matériellement
plus forts, dominent d'autres esclaves qui ne possèdent* pas de si
puissantes ressources matérielles. Dans le premier cas, la force
illégitime dompte l'autorité légitime, la servitude triomphe de la
liberté, les forces animales des forces humaines, la matière
de l'esprit; dans le second cas, la force commande à la force,
l'esclavage à l'esclavage, la matière la plus puissante à la matière
la plus faible.
l.es résultats de la servitude ou de la mauvaise volonté ont
un enchaînement naturel et visible, et diffèrent du tout au tout
— 180 -
des fruits que donne la liberté^ ou la bonne volonté, comme diffé-
rent du tout au tout, les lois acceptées par ces deux branches
d'une direction si opposée, bien que provenant d'une mOme
souche.
De même que le libre travail, la propriété, la justice, la paix,
la famille, la nation, le respect de Dieu et la religion sont les fruits
inévitables de la liberté, fleurissant à l'ombre des lois naturelles,
de môme le travail forcé, la paresse, le vol, la rapine, la vio-
lence, le communisme, le cosmopolitisme, l'idolâtrie, l'athéisme,
le mensonge de toute espèce et les crimes sont les résultats inévi-
tablement obtenus en suivant la route contraire sous rem])ire de
la servitude ou de l'obéissance aux passions. La bonne volonté
seule peut détruire le règne de la mauvaise volonté.
LA PENSÉE ET Là CONSCIENCE
L'étude de la pensée et de la conscience est sans contredit un
très-grand problème. Mais quand on parle de la liberté, il est dif-
ficile de ne point parler de la pensée et de la conscience. On pour-
rait raisonner sans fin sur ces deux sujets; pour moi, je ne
veux qu'exposer ma façon de voir, le plus brièvement possible.
Il s'agit seulement de définir les principes. Celui qui m'a compris,
pourrait facilement deviner quelle est ma conviction à cet égard.
Mais pour éviter toute équivoque, voici ce que je pense.
Depuis un certain temps les discussions sur la liberté de pen-
sée, et principalement de conscience, sont à la mode. Elles on^
donné lieu à une polémique passionnée qui a une très-grande
portée. Les idées sur ce point sont tellement en désaccord et se
croisent tellement, qu'il n'est pas possible de les apaiser sur le
terrain même du débat. Et cependant c'est de là que dépendent
gt la vie de l'homme et l'harmonie de la vie sociale.
Les questions ont été dès l'abord mal posées, ce qui rend im-
possible de terminer la lutte entre les adversaires, s'ils ne s'en-
tendent i»as sur le sous des mots qui font l'objet de la discussion.
Dans ce débat, les uns demandent la libcrl(' dépensée, la hbertédc
— 181 —
conscience; les autres veulent étouffer la liberté de pensée, la
Uberté de conscience. Il me semble que les premiers ne savent
pas au juste ou tout au moins n'expliquent pas assez clairement
ce qu'ils veulent, ils ne donnent pas à leurs désirs la possibilité
de s'appliquer dans la pratique; les autres souhaitent ce qu'ils
n'ont ni le droit ni la force de faire.
Mais la cause du différend prendrait une tout autre forme; si
l'on voulait s'entendre sur le sens des mots. Sans la déOnition
claire et nette du sujet, toute polémique ne peut être que super-
ficielle, et ne saurait mener à la découverte de la vérité ; à la
fin, chaque parti garderait son avis. Lequel des deux camps a
raison? L'uq ou l'autre, ou aucun. N'y a-t-il pas encore une
autre réponse à cette question? Oui, les deux côtés peuvent avoir
raison, chacun dans une certaine limite.
Dans ce débat, la foule n'a entendu qu'une seule chose, le sujet
et le titre : Liberté de pensée et de consdence, et elle se l'est ainsi
expliqué : a Je suis libre, par conséquent je puis penser ce que je
veux. Je suis libre, par conséquent j'ai la conscience libre. J'ai la
conscience libre, par conséquent je puis faire ce qui me plaît. »
On avait proclamé la liberté de pensée, de parole et d'action. Mais
sur quoi se fonde cette liberté ? C'est ce que personne ne deman-
dait. On avait proclamé la liberté de pensée et de conscience,
sans définir clairement ce qu'était cette pensée, ce qu'était
cette conscience. Second tort en ce point. 11 s'est trouvé des gens
pour y remédier, et ils se mirent à définir : la liberté, la pensée
et la conscience. Il semblait que les torts étaient réparés. Lisons
donc. Les uns en appellent à V autorité de /a/'oi pour appuyer leur
manière de voir; les autres à l'autorité de la pensée ou de la raison
en général. Les plus hardis sont ceux qui ont dit : « La raison est
le juge suprême, la dernière instuice. Je suis représentant de ce
dictateur tout-puissant, et je décide de tout. Mon avis ne souffre
aucun appel. » C'est sur un pareil raisonnement, sur l'applica-
tion de cet arrêt que doit reposer tout l'organisme social !
Il faut accepter l'un des deux : la foi ou la raison pour base.
Mais je pose cette question : Si la f(.i n'existe pa:^, si nous ne pou-
vons l'éveiller en nous, que reste-t-il alors? Car on ne peut pns
I. H
— 182 —
se fabriquer une foi, on ne peut pas se l'ingurgiter de force comme
un verre d'eau. A quoi se réduira donc le raisonnement appuyé
sur la foi, s'il n'y a pas de base^ ou si la base vient à manquer
tout d'un coup ? D'un autre côté, qui peut aflirmer que la raison
ne se trompe pas? Combien de sottises n'avons-nous pas vu énoncer
au nom de la raison? Enfm il faut que je croie à la raison pour
partager son idée. 11 faut donc encore revenir à la foi. Et si je ne
l'ai pas, qui me la donnera par force? De quel droit? Qui ose me
forcer, moi homme libre, à croire ce que je ne veux ou ne puis
croire? Et voilà que la seconde base peut ne pas exister du tout
ou s'écrouler. Comment alors définir le véritable sens de mots si
importants, que l'intelligence de ces mots est une question de vie
ou de mort ? .
Si je ne veux accepter ni l'autorité de la foi, ni l'autorité de la
raison, mais si je cherche autre chose, plus propre à me con-
vaincre, que faire à cela? Peut-on traiter mes désirs de chimé-
riques? N'y a-t-il rien hors la foi et la raison? Où en est la
preuve? Moi je cherche d'autres témoignages.
11 y eut beaucoup d'acclamations et beaucoup de joie quand la
raison devint libre. On proclama son émancipation. Ce fut un
événement très-heureux et très-avantageux pour l'humanité.
Mais la raison se mit à régner en souveraine absolue, et comme
elle était libre elle-même, elle ne respecta pas toujours la liberté
chez les autres. Je reconnais avec la plus grande humilité la do-
mination do. la raison, j'accepte ses arrêts, mais qu'elle me mon-
tre avant sur quoi elle s'appuie, d'où Jvieut son autorité, son
droit.
La logique, me répond la raison. — Mais cette voûte de l'édi-
fice, qu'il y ait seulement une fente, je la pousserai et elle s'écrou-
lera. Dans une suite de syllogismes qu'un seul principe soit faux,
tout l'amas de raisonnements n'a plus aucune valeur. Si la base
est chancelante, les raisonnements seraient-ils les plus logiques,
et liés entre eux comme avec du ciment, ils ne sauraient durer
longtemps. Celui qui n'apercevra pas que cette base chancelle, que
ses crevasses menacent ruine, qui ne distinguera au milieu de ce
ramassis d'arguments, aucune erreur, peut accepter cet ensem-
— 183 —
b)e pour une création parfaite de la raison^ tout en étant dans
l'erreur.
L'histoire de la raison humaine peut se résumer en quel-
ques mots. Après de longues luttes, lorsqu'elle eut recouvré sa
liberté, elle rompit avec tout au monde et ne crut plus qu'en elle-
même ; elle rompit donc avec la nature. Elle ne reconnut plus ses
lois et commença à créer des lois d'elle-même sans son entremise.
Parce qu'elles ne différaient pas des lois naturelles, elle pensait
les avoir découvertes elle-même, et elle en devint très-fière. Ap-
puyée sur ces principes, elle continua à créer, mais s'éloigna de
plus en plus de la nature; car ayant confiance en elle-même, elle
rejeta la révélation et l'explication des lois primitives. Elle ne
voulut pas revenir à la nature. Cela lui semblait être un abaisse-
ment, d'autant plus qu'elle voyait que les lois naturelles, quoi-
qu'elles fussent une base inébranlable, ne sont cependant pas suf-
fisantes pour toutes les conditions de la vie humaine. Elle créa
donc les lois de la pensée pure. Ensuite elfe donna à sa pensée
une liberté absolue. Cependant elle sentait bien que son pouvoir
chancelait et qu'elle avait besoin d'une autorité, d'une base. En
la cherchant, elle trouva la conscience et déclara que celle-ci se-
rait sa pierre angulaire. Mais elle la revêtit d'une signification
élastique, vague, arbitraire, indéfinie.
La raison humaine a donc étendu sa puissance. Mais elle ne
doit pas s'en tenir là. L'émancvpation de la raison n'est pas sufll-
sante. La chose la plus importante est lapurilication de la raison.
Sa dignité et son autorité en dépendent. Pour que je puisse me
soumettre à la raison, il faut que je la voie non-seulement
libre, mais pure, car si elle ne l'est pas, elle n'est pas non plus
complètement libre. 11 ne suffit pas de proclamer « la liberté de
pensée et de conscience, p mais il faut que la raison nous engage
à accepter volontairement les lois qu'elle nous donne, à recon^
naître ce droit qu'elle protège et qu'elle ne nous y force pas,
car en ce cas nous la proclamerons un despote. Si elle ne veut
pas passer pour un despote, qu'elle promulgue des lois qui don-
nent la liberté. La libre pensée, la libre conscience est-elle
déjà la liberté? Ce sont des généralités. La liberté de la mauvaise
— 184 —
pensée et de la mauvaise conscience est la servitude et donne
l'esclavage.
C'est une fausse opinion qui passe pour bonne monnaie^ que
chacun a le droit d'avoir son avis. Combien en est-il qui se pré-
sentent avec une idée insensée et qui crient avec orgueil : « Vous
n'avez qu'à me convaincre que je n'ai pas raison. > De quelle
manière convaincre un sot ou un ignorant? Où prendre des preu-
ves contre lui? Il ne suffît pas^ lorsque quelqu'un soutient une
absiurdité, de demander des preuves pour la renverser^ mais il
faut qu'il soit à même d'en accepter. Peut-on discuter sur l'a-
nalyse algébrique avec celui qui ne connaît pas l'arithmétique?
Peut-on parler métaphysique avec celui qui ignore les prin-
cipes de la logique ? Peut-on présenter des preuves sur les ques-
tions sociales et politiques à celui qui ne connaît pas l'histoire
ou qui la sait comme on la lui a apprise aux écoles d'après le
programme officiel? Et quel est celui qui ne croit pas connaître
l'histoire s'il se souvient des événements pnncipaux et de la
chronologie? A moins qu'il ne faille recommencer l'éducation de
la plupart pour les convaincre qu'ils se trompent. On connaît
bien le proverbe : Plus negare potest asinus qnam probare pAt-
losophus.
Il en est beaucoup qui ont l'apparence d'hommes intelligents.
Ils discuteront très-raisonnablement sur tout pendant dix heures.
Tout d'un coup ils émettront un avis qui renverse de fond en
comble ce qu'ils viennent de dire^ et le tout parait être une ab-
surdité. Tant la lumière a d'influence sur l'objet qu'elle éclaire
et dont elle peut nous découvrir l'essence ! Le même tableau^ ex-
posé sous des jours différents^ peut nous paraître une caricature
ou un chef-d'œuvre.
Il en est de même des livres. Qu'est-ce que ces millions d'ou-
vrages? Combien d'absurdités y trouve-l-on ! Si l'on en laissait
uu dixième et si l'on faisait brûler le reste^ la vérité y gagnerait
beaucoup sans doute. Quelquefois une page renferme tant de sot-
tises qu'il faudrait écrire d'énormes volumes, citer des milliers
de preuves et de faits, fouiller les bibliothèques du monde entier
et perdre une partie de sa vie, afin de démontrer que la proposi-
— 185 —
tion de l'auteur est une absurdité. Cependant d'innombrables
exemplaires se répandent, des idées erronées se propagent, la
société les prend et les introduit dans la vie publique. Quels avan-
tages y a-t-il pour Thumanité à proclamer sans aucune ré-
serve le droit de libre pensée, c'est-à-dbre le droit d'exprimer li-
brement ses pensées?
La déclaration de l'absolue liberté de conscience mène encore
plus loin, parce qu'elle donne à chacun la liberté d'agir comme
il lui plalt, et délie les mains de l'homme pour lui permettre toutes
les actions possibles. C'est sa conscience qui décide si l'action est
juste ou non. On me dira : « La liberté de conscience a pour ob-
jet principal le choix d'une croyance religieuse, et la loi défmit les
actions de l'homme. » C'est bien. Je peux demander : Sur quoi
cette loi se fonde-t-elle? — Sur la loi de la religion. — Mais de
laquelle? Et si je ne reconnais aucune religion, car ma con-
science le trouve bon ainsi, alors je ne respecte pas votre loi.
Peut-être me dira-t-on que les lois se fondent sur la raison. —
Mais la raison de qui? Où est-elle ? Qu'est-ce que la raison ?--J'ai
vu tomber en ruines beaucoup de raisons et beaucoup de lois;
je dirai plus : j'ai vu des raisons supérieures créant des lois misé-
rables et érigeant la lâcheté en système. On me dira : Vous devez
respecter les lois que nous avons établies ; car autrement, nous
vous déclarerons ennemi de l'ordre social et de la sûreté. — Je le
dois? Quelle est la loi qui me force et ne m'oblrge pas? Ce n'est
pas une loi, c'est un glaive, une violence, le pouvoir du plus
fort, l'excès. Si ceux qui ne veulent pas accepter les lois impo-
sées étaient en majorité, elles n'existeraient plus. — J'entends
dire : Le sentiment de la justice et la conscience sont un frein
pour les actions nuisibles ou immodérées. — La justice ? —
Quelle ironie barbare ! Ce mot m'écorche les oreilles comme le
son d'une harpe discordante. — La conscience? C'est une raille-
rie douloureuse! On parle de liberté de la conscience, de la con-
science même et de justice au moment où ie mensonge, l'or-
gueil, l'envie, l'avidité, le vol, la rapine, l'hypocrisie, la sottise,
la lâcheté, les excès de tout genre gouvernent et dirigent la so-
ciété! Partout on ne fait que crier : liberté de conscience! Et
- 186 —
ceux qui ont le moins de conscience crient le plus haut. Gom*
incnt! lorsque tant de sots^ tant de fripons, tant de scélérats, tant
de traîtres, tant de satans tiennent la société enchaînée, nous
devons leur dire : Nous vous laissons la liberté de conscience. Et
s'ils sont sans conscience, si leur conviction leur dit que leur
conduite est bonne et juste ? Le noir s'appelle blanc et le blanc
est noir d'après leur conscience.
Que faut-il en conclure? Qu'on doive opprimer, persécuter,
emprisonner la pensée et la conscience? Point du tout. N'y a-t-il
pas d'autres moyens que des moyens de répression? L'expérience
devrait nous avoir démontré depuis bien longtemps déjà que ces
moyens ne réussissent pas, et qu'ils ne font que provoquer la résis*
tance et l'obstination. Efforts honorables, sans doute, que de re-
connaître l'homme comme digne de se conduire d'après sa con-
science. Mais, au nom de Dieu, ne commençons pas par là. 11 faut
d'abord donner la conscience, et ensuite permettre de la diriger.
La donner, dis-je, c'est-à-dire l'exciter, la réveiller, l'appeler à la
vie, la purifier et l'éclairer; car elle est profondément endormie
chez plusieurs , et chez beaucoup d'autres elle s'est déformée et
a été presque étouffée sous la pression de l'erreur.
Si nous vivions au moyen ftge, je dirais qu'il en est beaucoup
qu'il faut exorciser et de l'âme desquels il faut chasser Satan.
Cet exorcisme doit être une instruction complète, appuyée sur
des bases certaines et solides.
Il est bien facile de dire : Personne n'est responsable ni de la
pensée ni des actions que la conscience lui conseille de faire.
C'est de cette façon qu'on explique la liberté de pensée et de
conscience. Si tout d'un coup l'envie prenait à quelques-uns de
marcher sur la tête, cela serait bien permis, mais quel en serait
le résultat? — Aucun homme ne pourrait rester longtemps dans
cette position, qui est contre les lois naturelles. Le sang monte-
rait à la tête. Il en est de même de tout l'organisme de l'homme
collectif, de la vie sociale.
Ainsi donc, ne trompons personne. Ne disons pas qu'il est per-
mis de faire ce qui ne l'est pas ; ne donnons pas une liberté que
nous ne pouvons donner et qui n'est pas en notre pouvoir. Au-
— 187 —
trement nous ne ferions que nous amuser et induire les autres en
erreur.
La liberté donnée à Thomme par la nature est son droit su-
prême ; mais la liberté de conscience est^ à mes yeux^ une absur-
dité. Pourquoi? C'est ce que je vais dire.
Ordinairement on sépare la pensée de la conscience. On parle
séparément de la liberté de pensée et de la liberté de conscience.
Je ne comprends pas cette distinction. Plusieurs prétendent que
la conscience est une faculté de notre esprit^ la faculté de con-
cevoir, de discerner le bien du mal, et ainsi de suite. S'il en
était ainsi, il existerait autant de genres de conscience qu'il y a
d'hommes et de raisons au monde. On dit : autant de têtes, autant
de raisons : quoi capita tôt seTisus, Alors on pourrait dire : autant
de têtes, autant de consciences. Triste perspective pour l'huma-
nité ! Hélas ! peut-être en est-il ainsi, mais cela ne doit pas être.
Qu'est-ce que la pensée? C'est un libre mouvement deTesprit,
Il me semble que tout se trouve dans cette défmition. Aussi bien
que Tesprit, la pensée est immortelle, comme lui elJe ne connaît
ni l'espace ni le temps. Elle peut dans le même moment se jeter
dans le passé et dans l'avenir, traverser d'immenses étendues, se
plonger dans l'infini. Elle est la force de la plus grande force, le
pouvoir du pouvoir suprême ; elle a la puissance absolue de
créer et de détruire, de construire et de démolir. Elle peut rap-
peler les souvenirs les plus anciens, renverser les vieux tombeaux
et prévoir les événements futurs, déchirer les voiles secrets que
le temps n'a pas encore levés. Elle a la puissance de présenter
des choses réelles et imaginaires, de dessiner les tableaux qui
existent dans toute la nature ou qui peuvent y exister, et les
tableaux qui n'ont jamais eu et n'auront jamais de modèle. Elle
peut inspirer la vie dans une masse inerte et la tuer dans sa
pleine santé. Elle peut disperser les ténèbres et les répandre;
elle peut allumer la lumière et l'éteindre, éclairer et aveugler.
On donne des noms divers à ses facultés, mais elle agit par-
tout elle-même, car elle est présente en tout lieu. C'est une
puissance au-dessus de toutes les autres; c'est un bras digne
d'un potentat comme l'esprit.
— 188 —
Vouloir prouver que la pensée est libre serait démontrer une
chose bien connue de tout le monde. Mais il s'agit ici avant tout
d'établir si la pensée considérée en particulier, c'est-î\-dire la
pensée de Thomme individuel, est libre. Sans doute. Cela n'a be-
soin d'aucune preuve.
Par conséquent, l'homme a-t-il la liberté de penser? Oui. Car
c'est un résultat naturel de la liberté de la pensée et de la liberté
même, c'est-à-dire de la libre volonté de l'homme.
Mais lui est-il permis de penser impunément ce qu'il lui semble
f)on? Je réponds sans hésiter : Non. Et pourquoi?
Dieu, en donnant à l'homme une puissance aussi énorme et
aussi absolue de sa nature que Test la pensée, lui a aussi donné
pour son bien la possibilité de restreindre l'élan extraordinaire et*
contmuel de cette faculté. Si l'homme ne savait pas la tenir en
bride, il ne pourrait en être maître. Elle le mènerait dans une
impasse où elle-même a le droit de voler, parce qu'elle peut faci-
lement en sortir. Notre faculté maîtresse, quel que nom que
nous lui donnions, ne peut restreindre les mouvements de notre
pensée. Qu'est-ce donc que la faculté de concevoir en comparai-
son de la pensée ! La faculté de concevoir s'étend bien loin, mais
elle a ses limites; la pensée est sans bornes. Elle peut créer ce
que la raison la plus pénétrante reste longtemps sans concevoir
ou ne concevra jamais. La pensée est l'instrument de toutes nos
puissances intellectuelles réunies; mais cet instniment possi'dc
une force beaucoup plus grande que celle de ces facultés mêmes.
Son rapport avec nos facultés intellectuelles est continuellement,
pour ainsi parler, dans une impulsion centripète et centrifuge,
car la pensée peut s'envoler et revenir dans le même instant,
mais aucune de nos facultés ne peut arrêter sa vitesse et sa
liberté illimitée, de même qu'elle ne peut la suivre dans sa direc-
tion excentrique. C'est comme une pierre lancée avec une fronde,
décrivant une parabole, on ne sait où elle tombera. La main qui
l'a lancée ne la détournera plus et ne lui donnera plus de direc-
tion.
Pour restreindre et diriger la liberté, la Providence nous a
donné les besoins naturels qui nous poussent à réaliser les lois
— 189 —
naturelles. Pour restreindre et diriger la pensée, elle nous a
donné la conscience.
Qu*est-ce que la conscience? C'est la science de soi-même, la
connaissance de soi-même. Savoir ce que nous sommes et
ce que nous devons ètre^ savoir ce qui est en nous et ce qui
doit y être : voilà Tœuvre de la conscience. Mais la conscience
n'est pas à nos ordres; elle n'est pas une force dont nous pou-
vons disposer. Au contraire, elle nous maintient dans l'obéis-
sance, elle nous commande, et ses ordres sont invariables et irré-
vocables, toujours les mêmes, uniformes, étemels. C'est un di-
recteur implacable qui ne connaît qu'une seule route, la route
des lois suprêmes, que l'homme doit suivre. Si l'homme en
dévie pour un instant, ce directeur le quitte. La conscience n'est
du domaine exclusif ni de l'esprit ni du corps, mais elle dépend
également de l'un et de l'autre, inhérente qu'elle est à tout notre
être, à tout notre organisme, car nos besoins et nos droits relè-
vent de notre esprit et de notre corps. La conscience est la sa-
gesse pour notre» esprit et l'instinct animal pour notre corps. Elle
est un élément à la fois idéal et matériel, et toujours réel. A
l'aspect d'une injustice dans l'ordre moral, elle nous peut inspi-
rer de l'horreur, de l'indignation ; à l'aspect du sang, elle peut
réveiller en nous la répugnance, l'aversion. Aussi bien que l'in-
dignation morale, de même l'aversion physique est l'œuvre de la
conscience. Elle nous rappelle continuellement les lois natu-
relles, dont elle est comme un accord. Aussi bien que la pen-
sée, la conscience est présente en nous à l'instant où nous ve-
nons au monde.
En un mot : la conscience est la pi^opriélé de Vesprit et
du corps réunis ensemble^ au moyen de laquelle nous reconnais
sons les droits de notre être. C'est une voix de Dieu s'adressant
à nous par la voie des lois naturelles; c'est un pressentimtnt qui
nous avertit.
Nous possédons la faculté de penser et de concevoir, afin de
comprendre la voix de la conscience ; nous possédons la con-
science pour que la pensée ne nous égare pas. De l'équilibre ré-
ciproque de ces qualités de notre être dépend notre existence
a.
normale. La pensée est le phare de notre vie et la conscience en
est le gouvernail pratique.
Il en résulte qu'on ne peut donner au gouvernail une direction
arbitraire, car le vaisseau de notre existence voguerait à l'aven-
ture et se perdrait. Ce serait laisser aller le pilote au hasard sans
regarder les étoiles et la boussole. Il ne peut nous obéir; nous
n'avons pas le droit de lui donner un tel ordre. De même nous
ne pourrions naviguer sans gouvernail et sans voiles et nous di-
riger seulement d'après les étoiles ou la boussole.
Puisque l'homme est doué de la pensée et de la conscience^
puisque la conception n'existe pas en nous sans conscience ni
celle-ci sans celle-là, l'une doit donc justement compléter l'autre^
l'une doit être éclairée et dirigée par l'autre.
L'existence de ces deux directrices de toutes nos actions est une
preuve incontestable qu'elles nous sont données par Dieu pour
s'équilibrer mutuellement. Si cet équilibre n'existait pas, la pen-
sée nous induirait en erreur ou nous ne comprendrions pas la
voix de la conscience.
On dit : cet homme n'a pas de conscience. Cela veut dire que
sa conscience est étouffée, qu'il ne sait pas en reconnaître la voix
ou qu'il ne veut pas l'entendre. On dit : Cet homme est insensé,
ou tout simplement c'est un sot. Cela veut dire qu'il est privé des
facultés supérieures de l'intelligence.
Cependant on peut être très-sot et malgré cela très-conscien-
cieux et vice versa. On peut être très-sage sans avoir de con-
science. Plus d'un homme de grands talents ne suit pas la voix
de sa conscience. Un sot consciencieux ne fera tort à personne
par mauvaise volonté, mais aussi on ne tirera de lui aucun profit.
Souvent il commet le mal, et même des excès par sottise, mal-
gré les meilleures intentions. Le plus grand savant sans con-
science peut être nuisible.
Si la faculté de concevoir nous suffisait, Dieu ne nous en au-
rait point accordé d'autre, et ne nous aurait pas donné la con-
science. Si la conscience nous suflisait, il ne nous donnerait qu'elle
et nous ûterait le pouvoir de penser.
C'est donc la sagesse suprême qui a présidé à la constitution de
— 191 —
notre organisme, puisque cet équilibre nous a été indiqué par la
Providence.
Quel moyen de trouver cet équilibre ? Nous l'avons sous la
main, nous le tenons à tout instant de notre vie de mille ma-
nières. Pour que la conscience ne se trompe pas, nous avons la
pensée; pour que la pensée ne nous induise pas en erreur, la
conscience nous garde. Pour que nous puissions maintenir l'équi-
libre entre la pensée et la conscience, nous avons la loi divine
révélés et l'enseignement du Christ.
Ainsi donc notre tâche est de purifier la pensée par la con-
science, de réveiller et de reconnaître la voix de la comcience
au moyen de la pensée purifiée. La liberté de penser con^
siste en ce que cette puissance divine, cette parcelle de divinité,
la pensée, ne soit pas elle-même une esclave de l'erreur, car en
ce cas elle nous conduirait à l'esclavage. La conscience étant di-
rectrice et presschtiment, ne peut devenir de sa nature ni libre ni
esclave par notre volonté. Nous pouvons seulement lui obéir ou
ne pas écouter sa voix, parce que nous avons le libre arbitre; de
même que nous suivons ou non, selon notre désir, l'indication
des lois naturelles. Dans le premier cas, notre existence sera
normale; dans le second, le sang nous montera à la tête et nous
serons privés de la saine pensée.
11 n'y a pas deux vérités absolues, il n'y en a qu'une. Cette
vérité c'est la liberté, Yobéissance aux lois divines.
LA PROPRIÉTÉ
Après avoir démontré comment j'envisage la liberté en géné-
ral, j'arrive à son application pratique.
Toute liberté ne serait qu'un vain mot, si l'homme n'en reti-
rait pas quelque profit. J'ai déjà dit que le premier emploi de la
liberté, indiqué par la nature, la première loi naturelle, eat le
mouvement, et ce qui en provient, le travail. Chaque travail se-
rait un mot sans signification s'il n'avait pas d'objet et de but; il
serait un malheur, s'il ne nous donnait aucun avantage. 11 ré-
— 192 —
suite de l'ordre naturel des choses que tout ce que Thomme ac-
quiert au moyen du libre travail, c'est-à-dire au moyen du tra-
vail naturel, est sa propriétc^. Par conséquent, la liberté ne serait
pas la liberté sans la propriété.
La propriété est une conséquence immédiate de la liberté,
considérée comme notre première qualité; elle est la réalisation
de la liberté, notre premier profit.
La propriété acquise par suite de la liberté et obtenue sur la
voie des lois naturelles est la propriété légitime. Toute autre
propriété est illégitime.
Du droit de la liberté découle, dans Tordre natiu'el, le droit
de disposer de la propriété. Si ce droit n'existait pas, la pro-
priété ne serait pas la propriété, et la liberté serait violée.
Personne n'a le droit de disposer de la propriété que le pro-
priétaire lui-môme. Evidemment la propriété passe des parents
aux enfants, si les parents n'ont pas le droit de disposer de leur
propriété. En quel cas donc les parents ont-ils ce droit? Dans le
seul cas où ils font acquise par leur propre travail. S'ils l'ont
obtenue par la voie de succession, ils n'ont pas le droit d'en
disposer.
Par conséquent, la propriété obtenue des parents par droit
d'hérédité est une propriété légitime, acquise sur la voie des
lois naturelles. Il en est de même de la propriété qui vient des
collatéraux, dans le cas où ceux-ci n'en ont pas disposé; car
toute propriété après la mort du plus proche propriétaire appar-
tient à sa famille.
Il y a donc deux genres de propriété : la propriété person-
nelle ou acquise par le travail individuel et la propriété de famille
ou héréditaire. Ce sont là des propnétés privées.
Gomme l'homme est à la fois un individu et une partie de
l'homme collectif ou de la société, de même sa liberté est indi-
viduelle et collective, privée et publique ou personnelle et poli-
tique. Nous avons vu plus haut que la somme des libertés indi-
viduelles est la liberté de la société. De même, la somme des
propriétés privées est la propriété générale* Le pays est la pro-
priété générale de la nation. La terre est la propriété générale de
— 193 —
la société. Qu'est-ce que la société? C'est la somme des nations
comme la nation est la somme des familles^ comme la famille
est la somme des individus.
Il y a donc deux genres de propriété générale : la propriété
personnelle nationale et générale sociale.
La somme de propriétés nationales est la propriété de la so-
ciété.
Le propriétaire dispose, en vertu du droit de la liberté, de sa
propriété privée, personnelle, d'après sa volonté, et il peut la
prodiguer, ou la céder à la société, sans en donner rien à sa
famille, ou la lui adjuger exclusivement. Dans le premier cas,
il fait tort à la société et à la famille ; dans le second, il agit au
préjudice de sa famille; dans le troisième, il ne fait tort ni à sa
famille ni à la société. La propriété privée de famille doit être
possédée par les successeurs.
Puisque la propriété générale est obtenue par succession, au-
trement dit, puisqu'elle est héréditaire, personne n'a droit d'en
disposer. Le pays, comme somme des propriétés individuelles,
appartient à la nation, qui est la somme de familles ^es plus
parentes; comme propriété héréditaire, il appartient aux des-
cendants de cette nation.
Dans la langue de tous les peuples, la propriété s'appelle le Inen,
la possession, c'est-à-dire la propriété acquise par la voie na-
turelle. Nous avons vu plus haut que, dans le développement
naturel des idées et des droits de l'homme, les caractères fonda-
mentaux, innés, de l'existence normale sont : la liberté, le tra-
vail, la propriété, la justice, la paix, la famille, la nationaUté,
le sentiment religieux, l'adoration de Dieu, et que ces choses
prises ensemble constituent la propriété générale ou le bien gé*
néral. Ainsi donc tout bien particulier a un rapport immédiat
avec le bien général et avec tout ce qui le compose. II existe là un
lien qu'on ne peut rompre, et si un de ces éléments est détruit,
tous les autres s'abîment, et tôt ou tard ils disparaissent. Ainsi,
par exemple, la lésion de la liberté personnelle ou de la pro-
priété privée est la violation de la liberté publique et de la pro-
priété générale, la destruction de la justice, le renversement de
— 194 —
la paix^ un tort fait à la famille et à la nation, une révolte contre
les lois divines et contre Dieu. De même, le mépris pour la
religion, ne fût-il montré que par un seul individu, est le ren*
versement de toutes les lois naturelles, la rupture de tous les
liens naturels qui composent l'existence de la société, une atta-
que contre tous ses rapports, la violation de la justice, le trouble
de la paix, le bouleversement des principes de la vie univer-
selle.
Par conséquent, tout ce qui est renfermé dans Tordre du
bien public est la condition de Tétat normal de la nation, c'est
sa propriité comme étant l'ensemble des droits naturels dont la
conservation ou le recouvrement, si elle les a perdus, est son
premier devoir.
QCELLE FUT l/ORIGTNE DE LA PR0PIii£tÉ ET QD'eST-CE QUE
LA NATIONALITÉ?
Tout Ifomme pris en particulier, lorsqu'il entre dans la société,
apporte avec lui sa première propriété : la liberté et tout ce qui en
provient : la possibilité de travailler, ses talents et les avantages
qui en résultent; du reste, il y fait entrer aussi avec lui un tout
particulier, qui est sa famille , ainsi que certaines idées qu'il
partage avec elle. Outre les liens moraux et ceux du sang, les
membres de cette famille ont encore des moyens de s'entendre
particuliers à eux seuls comme les signes, les gestes qui provien-
nent des différentes relations de chaque jour, ils ont leur langage,
leur manière particulière de s'exprimer; ils ont leurs habitudes,
leurs usages, des occupations communes, des tendances commu-
nes, des souvenirs communs, des espérances communes. Tout
cela constitue leur propriété. Dans les objets dont la réunion
constitue cette propriété, on trouve un lien si étrange et si fort à
la fois, que, s'il y a concorde, harmonie naturelle, ordre,
l'homme alors est meilleur, plus fort et plus heureux. Certaine
voix intérieure lui dit qu'une seule corde rompue, que le man-
que d'un seul son dans cet accord gâterait l'ensemble de cette
— 195 —
harmonie. Il tâche de la conserver intacte, il frémit à la seule
pensée qu'un de ces éléments peut manquer, il croit qu'alors
tout s'écroulera. Il pousse sa crainte jusqu'à l'exagération; il
croit que s'il change un seul usage adopté jusqu'à présent
tout le système de sa vie sera détruit. S'il s'éveille plus tôt qu'à
l'ordinaire, il a peur; il n'aime pas le changement dans les
heures de ses repas; il n'aime pas à changer de place. En quit-
tant une maison vieille et étroite pour un palais vaste, commode
et élégant, la famille s'en va le cœur triste, les larmes aux
yeux, avec un soupir et quelquefois avec un pressentiment sinis^
tre. Leurs yeux se sont attachés à ces murailles obliques;
leurs pieds se sont habitués à monter cet escalier usé, glissant;
leur pensée remplit chaque coin, chaque chambre de la
maison d'une foule de flgures, d'une multitude d'images gaies
ou tristes, d'un bonheur charmant ' ou d'une douleur pénible ;
car beaucoup d'années se sont écoulées sous ce vieux toit,
la vie s'est passée à l'ombre de ces arbres, pleine de soucis et
de fatigue, mais aussi pleine de ces moments sans lesquels on ne
saurait comprendre le ciel. . . Tout cela l'homme l'a pris en
affection, tout cela constitue sa propriété, mais une propriété si
individuelle que, pour tout autre, elle n'a aucune valeur. La
famille l'appréciera, elle seule comprendra combien de souve-
nirs s'attachent à ce chifibn déchiré, à ce rameau desséché d'un
arbre jadis verdissant. Ceux-là seulement le devineront qui, réu-
nis dans le cercle de famille sous ses branches où venaient s'as-
seoir plusieurs générations, y ont joui ensemble du plaisir et du
repos,en écoutant le récit d'un grand-père, appuyé sur son bâton,
ou celui d'une vieille grand'mère, regardant avec ce regard qui
entrevoit un avenir céleste, les enfants jouant dans le sable.
Le présent, le passé et l'avenir sont la propriété de l'homme,
tout ce qui s'attache à son esprit et à son corps, ses souvenirs,
sa vie actuelle, ses espérances. Rompre ce lien, rompre un seul
fil de ce tissu, c'est rompre la vie. La nature dans sa justice no
fait jamais à l'homme une telle violence. Près du cercueil du
vieillard elle place le berceau de l'enfant, et, du grain pourri,
elle fait sortir les pousses vertes d'une jeune plante.
— 196 —
L'homme, dans l'état primitif, en fondant les bases de la so-
ciété, avait tous les matériaux nécessaires à la vie. Les uns
n'étaient encore qu'en germe, tandis que d'autres étaient déjà
développés et touchaient à letir maturité. Les hommes unis en-
semble, en reconnaissant les dons de la nature, ne sauraient en
bien user et ils les emploieraient dans des buts contraires à l'or-
dre général, si la Providence ne leur avait indiqué des moyens
naturels et si elle ne les avait conduits par des degrés déterminés.
La nature créée prise dans sa signification la plus étendue se
compose de deux parties : de la nature soumise à l'homme et
de l'humanité ayant le droit de dominer le reste de la nature,
en vertu des forces qui lui sont données par Dieu.
Il existe donc un rapport entre l'humanité dominante et la na-
ture qui lui est soumise. 11 consiste dans leur influence mutuelle.
Cette influence de l'homme sur la nature qui l'entoure, et l'in-
fluence de la nature sur l'homme est une loi propre à la nature
entière, c'est son principe constitutif. Par conséquent l'homme
comme partie de la nature doit céder à cette loi et obéir à
l'influence du monde qui l'environne. Cette loi est nécessaire,
car elle excite l'homme à agir, c'est-à-dire à travailler, à user
de son premier droit naturel qui est la condition première et ca-
pitale de sa domination sur la nature mise à sa disposition.
Les besoins de l'homme étant divers par suite des lois natu-
relles, le travail doit être également divers. Cette variété s'aug-
mente encore par suite de la grande diversité de la nature qui
influe sur l'homme. De même la variété de la nature est néces-
saire à la réalisation de nos difl'érents besoins innés.
A cause de la variété des lois naturelles et de la nature même,
la variété humaine est une conséquence découlant des lois géné-
rales naturelles et de leurs influences, elle en est la qualité prin-
cipale et inséparable.
Aux opérations qui produisent cette variété humaine appar-
tiennent les élans intérieurs résultant des lois naturelles et les
forces du monde extérieur, tels que le climat, la lumière, l'élec-
tricité, le terrain, l'alimentation, etc. La variété de l'humanité
réside dans son esprit et dans son corps , c'est-à-dire dans
— 197 —
les facultés de Tesprit, comme )a pensée^ )a capacité, le senti*
ment, et dans Torganisation du corps, comme le système des os,
la couleur de la peau et des cheveux, etc.
Donc la division de l'humanité en races est un résultat indis-
pensable de ces lois (i).
(1) J'adopte le système de Cuvier et les trois races généralement
connues : la race caucasienne, mongolienne et éthiopienne. Tous
les naturalistes reconnaissent que les hommes appartiennent à un
seul genre, mais ils y voient de grandes différences caractéristiques.
Quelques autres ont observé un plus grand nombre de races hu-
maines. Blumenbach, qui vécut a la fln du siècle dernier, divisait
le çenre humain en cinq races : les races caucasique, mongolienne,
éthiopienne, américaine et malaisienne. Bory de Saintr-Vincent pré-
tend qu'il Y a eu quinze couples primitifs et indépendants, d'où pro-
vient le même nombre de races différentes. Desmoulins admet seize
espèces diverses dans le genre humain. Pour se persuader quelle
est l'importance des différentes influences, il suffit de rappeler que
les Européens, en allant habiter certaines parties étrangères du
monde, changent la couleur de leur peau à la deuxième génération.
Les enfants des nègres qui naissent blancs, deviennent noirs après
trois ou quatre semaines, d'autant plus vite, qu*iis sont plus tôt ex-
posés à 1 air. Les Portugais qui se sont établis au quatorzième
siècle près du Sénégal ne diffèrent pas des nègres par leur couleur.
Le principe de la couleur des hommes bruns et noirs se trouve
non-seulement sous Tépiderme, mais aussi danslesanget dans les
fluides de l'organisme. Le fait suivant nous montre jusqu'à quel
point le déveioppement des lois naturelles dmis leur plénitude est une
condition nécessaire à l'existence complète et normale de l'homme*
quelles grandes erreurs on peut commettre en jugeant l'humanité
& un point de vue partial. En 1344, on trouva dans la Hesse,
Earmi des loups, un nomme sauvage. En 16ttl, un homme sem-
lable fut rencontré parmi des ours dans les forêts lithuaniennes.
En 1726, dans le duché de Kalenberg^ en Hanovre, un nommé Peter
de Hamein vivait depuis son enfance dans une forêt où il s'était
nourri de baies et de racines plusieurs années durant. C'était un
garçon aveugle, égaré par hasard, qu'un des habitants du voisinage
retrouva dans le bois. Le célèbre Linnée, jugeant d'après l'état de
ces hommes, décida qu'il y avait deux genres divers d'hommes :
Homo diumus vel sapiens et Homo noctuimus sive troglodytes. Au
premier genre, d'après lui, appartient l'espèce A'homo férus, c'est-à-
dire l'homme sauvage, muet, tout couvert de cheveux ; au second
se rapporte V orang-outang. Toutes les preuves empiriques et les
raisonnements ayant pour but de montrer que l'homme ne possède
pas des idées innées n'aboutissent à rien et ne prouvent nen, car
toutes les idées et les facultés ne peuvent se développer lorsque
l'homme ne passe pas par tous les degrés des lois naturelles. Il
est des plantes qui, transplantées, ne portent pas de fruits»
- 198 —
Gomme la variété de l'humanité s'était manifestée par les raceg^
de môme la variété des races prit un plus ample développement.
Chacune d'elles, cédant aux influences intérieures et extérieures,
vit naître en elle des variétés d'où sont sorties les tribus qui se
distinguent par les besoins particuliers de l'esprit et du corps,
par la langue, les habitudes, etc.
Les tribus, occupant de vastes espaces de terre, étaient expo-
sées à une grande variété d'influences intérieures et extérieures,
de même que les races. Les sociétés unies en tribus, à mesure
que leurs idées se développaient, acquerraientjla conscience de
leur existence et des conditions nécessaires à cette existence. Par
suite de l'élan de la première source des lois naturelles, la li-
berté, elles cherchaient à restreindre les influences extérieures,
et elles augmentaient au contraire leur pouvoir sur la nature
physique, par conséquent elles tâchaient d'occuper les pays qui
convenaient le mieux à leurs besoins moraux et matériels. En tâ-
chant de diminuer la quantité des influences du monde phy-
sique, elles en diminuaient par là même la variété, enfin pour
dominer plus facilement la nature,, elles s'efforçaient de concen-
trer leur activité commune.
Le premier pas de rhumanité, pour s'émanciper de la force
physique, fut le sentiment du besoin de se réunir dans deux buts :
i^ afin de soumettre plus facilement la nature à sa domination;
2o pour écarter, autant que possible, la prépondérance de la na-
ture, ou pour augmenter le pouvoir de l'homme sur elle et res-
treindre l'influence de la nature sur l'homme.
La réalisation de ce besoin des sociétés, réunies pour ce but
commun, leur fit sentir l'utilité et les avantages qui en décou-
laient. La vie errante des tribus primitives se transforma en une
vie attachée à certains lieux où elles se plaisaient. Cette première
victoire sur la nature, remportée par la' société déjà réunie au nom
des intérêts communs, fît naître en elle le sentiment de l'indépen*
dance, dont la réalisation fut la première émancipation de l'hu-
manité secouant le joug des lois de la nature physique qui la do-
minait jusqu'alors.
Le sentiment de son indépendance éveilla dans la société qui
— 199 —
avait déjà sa demeure fixe : 1<* le besoin de la sauvegarde;
2^ Torgueil du triomphe remporté. La conséquence de ces nou-
veaux sentiments fut le désir de maintenir une existence indivi-
sible. Les sociétés qui avaient devancé les autres parties des
tribus, sentirent leur supériorité et se déclarèrent les représen-
tants de Fhumanité.
Le besoin de garder Texistence sociale qui était déjà parvenu
au plus haut degré de civilisation, et le droit de représentation
qui en provenait, consolidèrent Vindividualité des sociétés sépa-
rées et progressives qui apparaissaient dans les nouvelles condi-
tions de Texislence sociale.
Les peuplades qui avaient donné namance à des groupes
organisés et rapprochés mutuellement par leur civilisation supé-
rieure et par leurs diverses habitudes, se divisèrent par suite de
leur élan naturel et de leur développement en grandes familles
oa nations. C'est de cette manière que se constituèrent les na-
tions qui sortirent des tribus comme celles-ci étaient sorties des
races et en vertu des mêmes lois naturelles. De même que les
tribus se distinguaient réciproquement par des besoins particu-
liers de l'esprit et du corps, par leur langue, par leurs habitu-
des, etc., ainsi les nations différaient par des besoins locaux de
Tesprit et du corps, par leur langue, par leurs habitudes, par
leurs mœurs, etc.
Une portion de la société, fixée alors dans un endroit, voulant
assurer l'existence politique séparée qu'elle avait elle-même con*
quise, afin de jouir librement des lois naturelles en partie réalisées,
se sentit le droit d'agir en maîtresse en cette région qui donnait
satisfaction à ses besoins ; voilà ce qui encouragea une branche
errante d'une tribu à s* établir d'une manière durable et à former
une nation. C'est ainsi que la première propriété commune et
générale fut établie. La liberté générale, sociale, c'est-à-dire la
liberté des tribus nomades avait ainsi donné la propriété natio*
nale aux descendants de ces tribus, arrivés à un plus haut degré
de civilisation et voulant se fixer à demeure.
Là nation établie, qui, tant qu'elle n'était qu'une tribu errante,
sentait en elle-même la liberté sociale, apprit maintenant la dif-
— 200 —
férence qui existait entre elle et ceux qui restaient nomades; elle
sentit sa liberté nationale. Elle reconnut que la liberté nationale
est supérieure à celle d'une tribu, c'est-à-dire à la liberté sociale,
parce que cette dernière se rapproche de celle des animaux et que
les gens qui en jouissent ne se distinguent pas encore beaucoup des
animaux. L'homme devenu partie d'une nation se sentit homme
pour la première fois. La liberté générale, indéfinie, se trans-
forma pour lui en une liberté particulière, plus rapprochée de lui,
plus palpable, dont la manifestation existait dans l'ordre des lois
naturelles.
Comme la liberté en général est l'origine et la source de toutes
les lois, de même la liberté définiey nationale, est Vorigine et la
source de tous les droits de la nation.
Les sentiments sympathiques qui existaient d'abord à un faible
degré dans l'état primitif des sociétés, se développèrent et prirent
de plus grandes proportions, grâce aux intérêts communs, et ré-
veillèrent dans les membres de la nation le désir d'avoir entre
eux des rapports plus intimes, pour atteindre à des buts plus éle-
vés. Comme les individus s'étaient réunis en familles, de même
les familles jointes ensemble se lièrent plus fortement après avoir
formé une nation, et dès lors elles ne composèrent plus qu'une
grande famille par l'affinité de sang et d'esprit et par l'analogie
de leurs tendances matérielles et morales.
La société, une fois élevée à la puissance de nation, sentit le
besoin d'élargir et de diversifier ses droits ; elle reconnut en elle-
même son droit suprême : le droit de réaliser les droits natio^
naux.
Comme de la loi suprême étaient découlées les lois naturelles,
de même dans leur développement progressif, celles-ci donnèrent
naii sance aux droits nationaux. Les premières sont les lois natu-
r ;lles de l'humanité entière; les seconds sont dans leur applica-
tion, les lois naturelles des nations particulières, et la propriété
incontestable qu'elles ont obtenue de Dieu.
La liberté nationale, comme source des droits nationaux et
co idition de leur réalisation, est donc la plus précieuse pro-
pri ^té qui ait été donnée à chaque nation par la Providence. Pei^
— 201 —
sonne n'a le droit de la lui enlever, de même que personne ne
peut la lui donner, La nation qui l'a perdue doit elle-même la re-
couvrer comme sa propriété.
Si une nation est privée de sa liberté, elle ne peut réaliser
aucune de ses lois innées, ou bien elle les exerce contrairement à
l'ordre éternel, sans réussir à satisfaire les besoins propres à sa
nature et capables d'assurer son existence.
Donc la liberté nationale est une institution divine ijinstiluiio
divina); et les droits nationaux (jus nationum) étant la consé-
quence nécessaire du développement naturel des sociétés, ne
sont autre chose que la loi divine (lex divina) (i).
Les influences extérieures dn monde physique favorisaient
encore la tendance naturelle des hommes à faire sortir suivant la
direction indiquée par Dieu, les tribus des races et les nations
des tribus. Les nations, au moment où elles se constituèrent, se
trouvèrent entourées par des limites naturelles, et le pays où elles
s'établirent après avoir quitté la vie nomade, avait des aspects
conformes à leurs aspirations ou en rapport avec leurs besoins.
Les principales propriétés de l'esprit que développèrent dans
chaque nation les impressions intérieures et les influences exté-
rieures du pays choisi par elle ; les mœurs, les usages, le cos-
tume et la langue distinguèrent plus clairement encore une na-
tion d'une autre et vinrent s'ajouter aux frontières naturelles.
De cette manière la direction innée de la liberté, mit fin à la
migration des tribus nomades qui se fixèrent à demeure, en
même temps qu'elle détermina leiur sphère d'action en vertu de
la loi suprême.
(1^ L'idée de nationalité n'était pas développée dans les socié-
tés du monde ancien, car la force brutale^ après s'être emparée des
nations, l'avait étouffée et avait formé l'idée do l'Etat. C'est pour-
quoi on appelait les sujets de l'Etat peuple, popuitis, et les peuples
en général génies. De là est sorti le jus gentmm, et il n'y avait pas
de droits nationaux. Les sociétés opprimées ou peu civilisées n'ont
pas jusqu'à présent l'idée de nationalité^ leurs membres ne se sont
pas encore sentis hommes. Le mot naiw fut employé par Cicéron
dans sa signification, la nation. Je l'ai appliqué ici pour que la dé-
finition fût plus exacte.
— 202 —
La nation avait devant elle â réaliser dans de plus grandes
proportions la loi commune h Tliumanité tout entière^ c'est-à-
dire la loi de la nature et sa propre loi, La première étant natu-
relle lui était nécessaire; la seconde non moins naturelle et déve-
loppée par son propre labeur, lui était aussi nécessaire et plus pré-
cieuse. Après avoir senti son existence indépendante, la nation,
suivant son élan naturel, renferma d'abord les lois naturelles
dans une certaine sphère. Le mouvement ou le travail étant la
première loi naturelle, la satisfaction des besoins les plus urgents
de la nation fut sa première occupation. C'est ainsi qu'on bûtit
des maisons, qu'on construisit des routes, qu'on cultiva des
terres, etc. C'étaient les fruits delà loi naturelle, déjà développée
pour assurer l'existence des familles, dont le nombre s'augmen-
tait de jour en jour.
La propriété nationale commune augmenta de valeur par le
travail commun. En vertu du sentiment de justice, qui est la se-
conde loi de la nature, naquit le désir de conserver la propriété
acquise par le labeur. C'était un besoin moral inné de la nation.
Ainsi prit naissance l'idée du droit de conserver la propriété com-
mune nationale.
Les avantages et les jouissances assurés par le travail éveillè-
rent l'afTeclion poiu* les objets qui satisfaisaient les besoins les
plus pressants de la nation. Le sentiment de ces avantages et de
ces agréments fît rocounaitre à la nation qu'elle les devait à la
liberté et aux forces communes : ce qui excita son amour pour
la liberté et pour les concitoyens établis ensemble sur ime terre
choisie et chérie par eux, et travaillant à la fois pour le bien gé-
néral et particulier.
Eu parcourant son territoire qui commençait à s'embellir par
son travail commun, la nation vit qu'il y avait des limites où se
terminaient les travaux accomplis par les pères et membres de
la communauté. Cela donna l'occasion de nommer patn'e les
terres occupées par elle.
L'habitude de la nation, pour l'objet qu'elle avait acquis par
sou travail, pour les nationaux qui lui aidaient, pour la terre qui
la nourrissait, [o.ir les lieux qu'elle regardait tous les jours.
— 203 —
pour le climat et toutes les conditions de la vie^ devint sa se-
conde nature. La conservation de tout ce à quoi elle s'était
accoutumée, devint pour elle un besoin inné. Cette habitude
fixa la nation dans un endroit déterminé où vécurent les pères
et les aïeux de plusieurs générations. A rattachement pour le
pays natal, pour la propriété et les concitoyens, se joignent natu-
rellement les souvenirs des temps reculés, les souvenirs de la
mauvaise et de la bonne fortune, le respect pour les tombeaux
renfermant les précieux restes des ancêtres. Ce lien qui fait
communiquer le corps et l'esprit de la nation avec son pays et
avec tout ce qu'il possède produit Vamour de la patrie.
Donc Tamour de la patrie est la conscience de la nation et le
sentiment de son existence indépendante. Il comprend en lui-
même l'attachement aux avantages et aux jouissances provenant
de la réalisation des lois naturelles ou l'amour de soi-même, de
sa famille, de ses compatriotes, de son pays, des habitudes na-
tionales, des traditions, des idées, de la foi; il contient en plus
le souvenir d'un passé heureux et l'espoir d'un avenir meilleur.
L'amour de la patrie est le sentiment le plus sublime et le plus
puissant ; il est la force de tous les sentiments et la recon-
naissance des droits de l'homme.
Puisque des lois naturelles découlent nécessairement d'autres
lois, comme nous le voyons dans leur développement progressif,
par conséquent les lois qui sortent d'une même source et qui
s'accordent avec ces lois suprêmes, peuvent être aussi nommées
lois nalurelles. Les lois naturelles propres à tout homme le sont
à toute l'humanité, les droits nationaux sont les lois naturelles
de chaque nation. C'est ainsi que le droit personnel d'un indi-
vidu, développé d'après ces principes, est son droit naturel; c'est
ainsi que le droit maternel est le droit naturel de la mère,
n y a donc beaucoup de droits naturels qui sont autant de
lois.
C'est une chose de la plus haute importance que d'élever tous les
droits, dignes de ce nom, jusqu'à la signification de lois naturelles
ou divines, ou plutôt de fixer l'attention siu* l'origine vraie et réelle
de la loi, car cela nous donne la possibilité d'établir une distinct
— 204 —
tion entre la loi et un ordre équivoque^ entre la justice et les
abus^ entre le code des lois et le code des violences.
On voit que la nationalité est inséparable de riiomme, elle
existe dans son esprit et dans son corps^ dans toute son exis-
tence pratique comme réalisation des lois naturelles. Ses parties
intégrales sont : l'individualité de chaque homme^ jointe au be-
soin de lui donner une signification définie; la liberté person-
nelle, les liens de famille , les idées communes, les souvenirs,
les traditions, les habitudes, la langue, les dispositions particu-
lières, les tendances, les buts, même la foi et les préjugés,
enfin la liberté de s'assurer une existence individuelle nationale
et le droit de la réaliser dans les limites indiquées par la nature.
Le champ où se développent et se réalisent les lois naturelles
d'une ration s'appelle la Patrie. C'est en elle que l'homme
voit de près ses semblables, et touche à la source de toutes les
lois ; qu'il voit la liberté incarnée et réalisée en lui et en son
prochain; il s'y voit lui-même et autrui dans une vie pleine et
normale. La loi naturelle non-seulement lui permet de s'aimer,
mais elle le lui ordonne en déterminant les limites, la direction et
le but de cet amour, qui est une manifestation de la loi divine,
gravée dans notre être ef expliquée si éloquemment par les mots
suivants : « Aimez votre prochain comme vous-même. » Par
conséquent, aimer la patrie c'est aimer et soi-même et son pro-
chain. Cet amour se présente d'abord sous la forme d'un soii-
timent; mais conçu plus clairement, il est un besoin inné eu
vertu de l'élan qui pousse l'homme à réaliser toutes les lois
naturelles: enfin il devient à la fois une affection raisonnée de
droits qui nous donnent des avantages matériels et moraux, et un
attachement aux avantages déjà acquis au nom de droits. La
patrie renferme tout cela. Donc l'amour de la patrie n'est pas une
vertu ; mais, étant un besoin naturel, il est une nécessité de
notre nature, et par conséquent, une loi plus élevée, un devoir.
La conservation de la nationalité, qui est l'ensemble des propriétés
individuelles de la nation garantit la conservation des droits de
l'humanité entière. La somme des devoirs envers la patrie est le
devoir collectif envers toute la société.
— 205 —
ÉTAT ET NATIONALITÉ — DIFFÉRENCE ENTBE CES IDÉES (1)
I/liistoire me démontre^ cl là-dessus personne n'ébranlera ma
coiivic^lion, qu'autant la nationalité est naturelle, autant l'État est
une institution contraire à la nature. Je prends le mot État dans,
la signification de monarchie.
Si l'humanité depuis son origine s'était développée d'une ma-
nière normale, si par conséquent une nation avait fait sortir
d'elle-même l'idée d'étal dans ce sens qu'elle exercerait le gou-
vernement elle-même x^ur elle-même et sur elle-même, alors
l'état serait une conséquence naturelle du développement des
lois naturelles. Mais puisque l'Etat s'est établi envertu de la vio-
lence exercée par les plus forts sur les plus faibles, il est le bou-
leversement de l'équilibre, qui est le but de la vraie liberté dé-
pendant de la loi suprême.
Nous trouvons dans le monument le plus ancien de notre lé-
gislation que l'homme « doit être maître des poissons de la
mer, des oiseaux du ciel et de toute la terre. » La portée de ces
paroles est immense. D'un seul mot les limites de la domination
humaine sont déterminées.
«Ecoute, Israël,— dit notre grand législateur inspiré, — écoute
les cérémonies et les ordonnances que je l'annonce aujourd'hui ;
apprends-les et pratique-les. Le Seigneur, notre Dieu, a fait
aUiance avec nous. Il nous a parlé face à face. Je fus alors l'inter-
médiaire et le médiateur entre le Seigneur et vous. Ecoule,
Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul et unique Seigneur. »
(DeUTÉRONOMB, V, VI.)
Voilà tout le résumé de la politique.
« Aimez le Seigneur Dieu de tout votre cœur, de toute votre
âme et de toutes vos forces, et votre prochain comme vous-
même. » <( Il n'y a pas de commandement qui soit plus grand. »
Voilà toute la pohtique et toute la religion.
(i) Je préviens cpie je m'éloignerai du sujet queie viensdo trai^
ter autant que l'exigera rimportanic question que j aborde.
I. 12
— 206 -^
Moïse fait dériver ses lois de ces principes. Il répète dans le
Deuiéronome les commandements de Dieu et les explique eu éta-
blissant les lois et les règlements convenables à la nation élve. Il
y détermine les rapports sociaux et religieux^ qu'on trouve dans
le décalogue. Nos devoirs envers Dieu et envers l'homme y sont
indiqués d'une manière claire et exacte.
Le suprême législateur n'a pas étendu ses lois jusqu'à la pen-
sée^ car il ne pouvait pas défendre des choses qui ne s'accom-
plissaient pas^ mais il a mis un frein à la pensée et à la liberté en
leur donnant une direction. Il n'a pas permis à la pensée de voler
trop hardiment ni d'inspirer à la volonté des choses contraires à
la justice suprême^ et qui la conduiraient à la servitude. Il a arrêté
la pensée mauvaise et la mauvaise volonté. <c Vous ne désirerez
(quelle n'est pas la portée de ses paroles !) ni sa maison^ ni son
champ, ni son serviteur^ ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne,
ni aucune chose qui soit à lui. » Tout est là. La propriété est
déterminée d'un mot.
C'est en se conformant à ces principes que Moïse donna des in-
stitutions aux Israélites. Il distingua la nation des païens et définit
les rapports de famille par des règlements sévères. Le mariage prit
une signification religieuse et politique. La conservation des com-
mandements divins et la nationalité en dépendaient. Dans toute
la législation de Moïse, qui découlait des lois divines, nous
voyons le continuel effort de garder la nationalité dans la plus
grande pureté possible. — Le Christ vint ensuite compléter et
expliquer l'Ancien Testament. Il en confirma les principaux pré-
ceptes et sanctifia la famille, en sanctifiant le mariage, dont il
parle souvent et sur lequel il revient à plusieurs reprises, et par
là confirma et affermit la nationalité. Il posa la pierre angulaire
de tout l'édifice social, enseigna les devoirs de l'homme envers
le prochain en général et envers la famille en particulier. Il
y comprit tout.
C'est une opinion aussi étrange qu'insensée de croire que le
Christ, n'ayant pas fait mention (le la nationalité, ait par là
même condamné cette idée, et enseigné uniquement aux hom^
mes leurs devoirs envers toute la société au déti'imenl des
— 207 —
droits nationaux. Jésus-Christ n*a pas créé la société^ mais il
est venu la sauver ; il n*en a pas détruit les parties intégrales,
mais il les a raffermies ; il n'a rien renversé, mais il a réformé i
il n'a pas changé la direction naturelle, mais il l'a rectifiée.
Le Christ n'est pas venu pour un homme, ni pour une fa*
mille, ni pour une nation, . mais bien pour tous, pour l'huma-
nité tout entière. Le Christ n'a donc pas laissé des lois pour un
individu, mais pour la somme de tous les individus ; il n'est pas
venu pour un certain temps, ni pour un moment donné, mais
pour tous les siècles; il n'a pas établi des lois passagères, mais
il a posé les fondements des lois étemelles. Il disait aux Juifs :
tt Moïse ne vous a-t-il donc pas donné sa loi ! et nul de vous ne
l'accomplit. » {Ev. Saint Jkan, vu, iO.)
Saint Jean nous apprend que Jésus mourut non-seulement pour
la nation, mais encore pour réunir (en un seul tout les fils de
Dieu qui étaient dispersés, a Non tantum pro gente, sed ut filioê
Dei qui étant dUpersi, congregaret in unum, » (xi, 54, 52.)
Les nations peuvent passer, « la terre et le ciel passeront,
mais les paroles du Christ ne passeront point.» Chaque parole du
Christ ne s'applique pas uniquement à l'espace et au temps;
grande comme l'éternité, elle s'étend jusqu'à l'éternité, elle em-
brasse l'humanité tout entière, non-seulement dans son état
actuel mais dans sa vie future ; car il nous a apporté le royaume
de Dieu et indiqué les moyens d'y parvenir. « Vous savez bien
où je vais et vous en savez le chemin. C'est moi qui suis la voie,
la vérité et la vie. » {Ev. Saint Jran, xiv, 4, 6.) « Je suis la lu-
mière du monde. » (Ibid,, ix, 5.)
Et cette voie, cette vérité, cette vie, cette lumière est la
liberté parfaite, car le Christ luinodême était la liberté parfaite.
Le Sauveur a trouvé sa mission prédite par le prophète Isaîe*
« On lui présenta le livre du prophète Isaïe; et l'ayant ouvert, il
trouva l'endroit où ces paroles étaient écrites : L'Esprit du Sei-
gneur s'est reposé sur moi ; c'est pourquoi il m'a consacré par
son onction ; il m'a envoyé pour prêcher l'évangile aux pauvres,
pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux cap-
tifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue»
— 208 -
pour renvoyer libres ceux qui sont brisés sous leurs fers ; pour pu-
blier Tan favorable du Seigneur, et le jour où il se vengera de ses
ennemis. Ayant fermé le livre, il le rendit au ministre et s'assit.
Tout le monde, dans la synagogue, avait les yeux arrêtés sur lui.
Et il commença à leur dire : C'est aujourd'hui que cette écri-
ture que vous venez d'entendre est accomplie. » (Saint Luc,
IV, 17,21.)
a Je ne suis pas seul, mais moi et mon Père qui rrCa envoyé.
Or, je me rends témoignage à moi-même ; et mon père qui m'a
envoyé, me rend aussi témoignage Si vous me connaissiez,
vous connaîtriez aussi mon Père. Pour vous autres, vous êtes
d'ici-bas ; mais pour moi, je suis d'en haut. Vous êtes de ce
monde, et moi je ne suis pas de ce monde. Si vous ne me
croyez ce que je suis, vous mourrez dans votre péché. Ils lui
dirent : Qui êtes-vous donc ? Jésus leur répondit : Je suis le
principe de toutes choses, moi-même qui vous parle » Jésus
dit encore aux Juifs qui croyaient en lui :<( Si vous demeurez dans
l'observation de ma parole, vous serez véritablement mes disci-
ples ; et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres, i»
Ils lui répondirent : « Nous sommes de la race d'Abraham, et
nous n'avons jamais été esclaves de personne ; comment donc
dites-vous que nous serons rendus libres? Jésus leur répondit :
« En vérité, en vérité, je vous dis que quiconque commet le péché,
est esclave du péché, )> (Saint Jean, vin, 16-34.)
C'est ainsi que le Sauveur nous explique la liberté et l'escla-
vage et parle aux Juifs qui lui rappelaient leur noble origine :
« Si vous êtes les enfants d'Abraham, faites donc ce qu'a fait
Abraham. Pourquoi ne comprenez-vous point mon langage?
Parce que ma parole ne trouve point d'entrée en vous. Vous
êtes les enfants du diable, et vous voulez accomplir les désirs de
votre père. Il a été homicide dès le commencement, et t7 n'est
point demeuré dans la vérité, parce que la vérité n'est point en
lui. » (Saint Jean, viii, 39-44.)
Donc celui qui renonce à la tradition et aux vertus de ses
aïeux agit, comme s'il renonçait à sa nationalité et « était
V enfant du diable. )>
— 209 —
« Celui qui est de Dieu, écoute les paroles de Dieu. C'est pour
cela que vous ne les écoulez point, parce que vous n'êtes pas de
Dieu. » (Ibid., 47.)
Après avoir expliqué la signification des mots de liberté et
d'esclavage, le Christ rappelle en ces termes les commandements
de Dieu : « Je vous fais un commandement nouveau, qui est
que vous vous aimiez les uns les autres, et que vous vous
entr'aimiez, comme je ^ous ai aimés. Si vous m'aimez, gar-
dez mes commandements et je prierai mon Père, et il vous
donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement
avec vous, Vesprit de vérité, que le monde ne peut recevoir,
parce qu'il ne le voit point et qu'il ne le connaît point. Mais
pour vous vous le connaîtrez, parce qu'il demeurera avec vous ;
et qu'il sera dans vous. Je ne vous laisserai point orphelins, je
viendrai à vous. En ce jour-là vous connaîtrez que je suis en
mon Père, et vous en moi, et moi en vous. Celui qui a mes
commandements et qm les garde, c'est celui-là qui m'aime. Or,
celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi,
et je me découvrirai moi-même à lui. n (Saint Jean, xiii, 34 ;
XIV, i 5-4 8, 20,24.)
Voilà la base de la morale et voilà l'essence du christianisme ;
c'est, en quelques mots, le renoncement au péché, l'amour
social, l'amour du Christ et la preuve de cet amour dans les
bonnes actions, l'observation des commandements. A ceux qui
rempliront ces conditions le Père donnera un consolateur,
Vesprit de vérité, pour qu'il demeure éternellement avec eux et
le Clirist lui-même se révélera à eux. Les paroles suivantes de
Notre-Seigneur sont bien touchantes : « Vous êtes déjà purs
à cause des instntctions que je vous ai données. Demeurez en
moi et moi en vous Comme mon Père m'a aimé, je vous ai
aussi aimés. Demeurez dans mon amour Vous êtes mes amis,
si vous faites les choses que je vous commande. Je ne vous ap-
pellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait ce que
fait son maître ; mais je vous ai appelés mes amis, parce que je
vous ai fait savoir tout ce que j'ai appris de mon Père. »
(Saint Jea xv, 3, 4, 9, 14, 15.)
12.
— 210 —
Y a-t-i] quelque chose de plus sublime et de plus obligatoire
que ces paroles ? -Y a-t-il quelque chose qui puisse élever plus
haut la dignité d'un chrétien ? « Vous êtes mes amis. » Si
l'Homme-Dieu a appelé ses amis les hommes qui suivaient ses
préceptes, s il les a œmparés à lui, où sont les souverains de la
terre qui oseraient soutenir que les hommes sont leurs sujets,
leurs esclaves ! !... -Où est la loi qui leur donnerait le pouvoir de
dominer les nations ?...0ù est la constitution qui se permet de pro-
clamer l'inégalité ?... Est-ce qu'il fallait dix-neuf siècles pour re-
connaître et apprécier la grandeur de ces paroles? Et cependant
malgré tout, il y a des maîtres, il y a des esclaves, il y a des con-
stitutions qui pendant tant de siècles n'ont pas aboli le règne de
la force et la honte de l'esclavage ; il y a des institutions qui pro-
clament l'égalité, et qui n'ont pas établi l'égalité de la vertu, et
l'égalité devant la justice ! Car ceux qui a aiment à occuper les
premières places à l'église et à être salués dans les rues, ressem-
blen taux cercueils blanchis qui paraissent beaux à l'extérieur, mais
qui ne renferment que des ossements et de la pourriture. Ceux-là
chargent les hommes de fardeaux au-dessus de leurs forces et eux-
mêmes ne touchent pas à ces fardeaux du bout du doigt; ils ont
pris la clef de la connaissance, mais ils n'y sont pas entrés et em-
pêchent les autres d'y pénétrer.» (Ia'c, xi, 43, 44,46, 52. Math.,
xxiii, 27.)
Qui est l'ennemi du Christ ? Les rois et leurs lieutenants, les
fonctionnaires royaux. Le Christ, en envoyant les apôtres, ses amis,
annoncer la parole de Dieu, leur dit en termes précis : « Je vous
envoie comme des brebis au milieu des loups. Donnez-vous de
garde des hommes; carilsvousferont comparaître dans leurs as-
semblées, et ils vous feront fouetter dansleurs synagogues ;e^ vous
serez présentés à cause de moi aux gouverneurs et aux rois. Or, le
frère livrera le frère à la mort, et le père le fds; les enfants se
soulèveront contre leurs pères et leurs mères, et les feront mou-
rir : et vous serez haïs de tous les hommes à cause de mon nom :
mais celui-là sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin. » (Evang.
St Math.,x, K», il, 18, 2l,22;S,MARr,xiii,9;S,Luc,XJï, 14.)
Quelle est donc l'origine des monarchies ?
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a Jésus, étant plein du Saint-Esprit, revint sur les bords du
Jourdain, et fut poussé par l'Esprit dans le désert. Il y demeura
quarante jours, et y fut tenté par le diable. Et le diable le trans-
porta sur une haute montagne, d'où, lui ayant fait voir en un
moment totis les royaumes du monde, il lui dit : Je voiis donne"
rai toute cette puissance, et la gloire de ces royaumes : car elle
m*û été donnée, et je la donne à qui U me plaît. Si donc vous
voulez m'adorer, toutes ces choses seront à vous. Jésus lui ré-
pondit : il est écrit : C'est le Seigneur votre Dieu que vous ado-
rerez, et c'est lui seul que vous servirez. » (S. Lcc, iv, t, 2,
5, 6; S. Math., iv, 8, iO; S. Marc, i, 12, 13).
« S'ils ont appelé le père de famille Belzébub, combien plutôt
traiteront-ils de même ses domestiques. » (St Math., x, 25).
Une dispute s'était engagée entre les disciples pour savoir celui
qui était le plus grand d'entre eux. Le Sauveur leur dit : « Les
rois des nations les traitent avec empire ; et ceux qui ont Z'uu-
torité sur elles en sont appelés les bienfaiteurs. Qu'il n'en soit
pas de même parmi vous : mais que celui qui est le plus grand
parmi vous devienne comme le plus petit et celui qui gouverne,
comme celui qui sert (i). » (St Luc, xxn, 24, 26.)
On voit ici que le Christ fait une différence entre la domina-
tion et l'autorité, par conséquent, entre les rois légitimes et illé-
gitimes. Outre cela il commande aux apôtres de ne point suivre
les rois. De la domination et de l'autorité, il distingue la supré-
matie hiérarchique qui n'est plus qu'un ministère.
Après avoir donné à manger cinq pains à cinq mille hommes,
lorsqu'on voulut le créer roi, « il s'enfuit encore sur la montagne
lui seul! » (Jean, vi, 15.)
Avant de s'en aller, le Christ dit à ses disciples que le Conso-
lateur, l'Esprit de vérité « convaincra le monde touchant le pé-
ché, touchant la justice, et touchant le jugement; touchant le
péché, parce qu'ils n'ont pas cm eu moi; touchant la justice,
parce que je m'en vais à mon Père et que vous ne me verrez plus;
(1) «Hegres gentium dominaniur eopura et qui potestatem habcnt
BUper eo8 benefloi vooaotar.
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touchant le jugement^ parce que ie prince de ce monde est déjà
jugé. » (St Jean, xvi, 8-il.)
Les paroles suivantes du Christ, si mal expliquées jusqu'à pré-
sent par le clergé des diverses croyances, par les serviteiu*s du
despotisme, méritent la plus grande attention : « Alors rendez à
César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » C'est une
des citations les plus importantes de la Sainte Ecriture sous le
rapport politique. Pesons-en sérieusement chaque mot. « Les
Pharisiens firent dessein entre eux de le surprendre dans ses
parties. Ils lui envoyèrent donc leurs disciples avec les Héro-
diens lui dire ; Maître, nous savons que vous êtes véritable, et
que vous enseignez la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir
égard à qui que ce soit; parce que vous ne considérez point
la personne dans les hommes. »
Que d'hypocrisie dans ces paroles, que de flatterie, je dirai
presque que d'effet dramatique. Après cette introduction, les
Pharisiens disent ; « Dites-nous donc- votre avis sur ceci : Nous
est-il loisible de payer le tribut à César, ou de ne pas le payer ? »
Comment leur répondra le Christ ? Il ne se mêle pas de la dis-
pute politique où ils voulaient le faire entrer en le tentant; il ne
leur répond pas : oui ou non, il ne dit point s'il faut se sou-
mettre à César ou non, mais avec une autorité divine, il répri-
mande les Pharisiens qui cherchaient à l'abaisser par la ruse
à des questions si accessoires, ou pour parler plus simplement,
qui voulaient le compromettre aux yeux du gouvernement, a Mais
Jésus, connaissant leur malice, leur dit : Hypocrites, pourquoi
me tentez-vous? »
Il se fait présenter un denier comme s'il voulait les confondre :
« Montrez-moi la pièce d'argent qu'on donne pour le tribut. El
eux, lui]ayant présenté un denier, Jésus leur dit ; De qui est
cette image et cette inscri[)tion ? De César, lui dirent-ils. Alors
Jésus leur répondit : Rendez donc à César ce qui est à César,
et à Dieu ce qui est à Dieu. » (S. Math., xxn, 45-21).
La question : « De qui est cette image et cette inscription ? »
et le mot t^donc >» renferment toute la force des paroles du
Clirist. C'est comme s'il leur disait : Qui servez- vous ? A qui
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obéissez-vous ? Quel pouvoir reconnaissez-vous î Qui a frappé
cette monnaie que vous employez et qui a pu y faire graver son
image ? César, dites-vous, eh bien ! rendez donc à César ce qui
est à César : d'autant plus qu'il avait reconnu leur malice. Il ne
s'agissait pas pour les Pharisiens d'un principe, de la vérité,
mais ils voulaient seulement se moquer du Christ. Qu'il me
soit permis de dire qu'il y a de la sagesse et de l'esprit dans
ces mots du Maître. En lisant ce passage nous nous figurons
involontairement la physionomie des Pharisiens déconcertés.
« L'ayant entendu parler de la sorte, ils admirèrent sa réponse
et le laissant seul, ils se retirèrent.» (S. Math, xxti 22.)
Saint Marc raconte de même cet événement : a Voulant en-
.luite le surprendre dans ses paroles. » « Mais Jésus connaissant
leur hypocrisie. »
On trouve aussi le mot donc que saint Jérôme traduit dans
un endroit par ergo et dans l'autre par igitur (S. Marc, xn, i3- '
17).
Saint Luc commence encore plus énergiquement son récit :
a Comme ils ne cherchaient que les occasions de le perdre, ils lui
envoyèrent des personnes apostées, qui contrefaisaient les gens
de bien, pour le surprendre dans ses paroles, afin de le livrer à
l'ciutorité et à la puissance du gouverneiur. » (S. Luc, xx, 20-
23.)
Ce n'est pas pour rien que la sainte Écriture recommande
qu'aucun iota et aucune lettre ne soit omise. Les plus impor-
tantes citations peuvent être transformées par la mauvaise vo-
lonté.
Les pères de l'Église commentent ce passage en ce sens que le
pouvoir civil ne doit pas dominer l'Église, et que de son côté
celle-ci ne doit pas se mêler d'affaires civiles. « Mais lorsque le
pouvoir civil s'attribue ce qui ne lui appartient pas et se mêle
des affaires ecclésiastiques, alors ses sujets ne doivent pas lui
obéir, » Athanase cite les paroles d'une lettre d'Hosius, évêque de
Cordoue à Constance, empereur arien : « Arrête-toi, je t'en con-
jure, et souviens-toi que tu es mortel. Redoute le jour du juge-
ment, tâche d'être pur pour ce jour; ne te mêle pas dans les af-
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faires de l'Église ; ne nous donne pas d'ordres à cet égards mais
reçois plutôt nos enseignements, etc. Ni nous autres prêtres ne
devons nous mêler de tes affaires, ni toi, qui es empereur, n'as
aucune puissance sur les choses consacrées à Dieu et sur le pou-
voir ecclésiastique. » Saint Ambroise répondit à l'empereur Va-
lentinien qui, suivant le conseil de sa mère, voulait saisir une
église de Milan pour le culte des Ariens : « Nous rendons à César
ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Nous ne nous op-
posons pas à l'impôt fiscal ; mais l'Église est à Dieu, elle ne doit
pas être donnée à César, car l'Église de Dieu ne doit pas obéir
au gouvernement de César. Un bon empereur est dans l'Eglise
et non au-dessus de l'Église. » (Comp. St Jérôme : Acgcst.,
50 hom., hom. 48; S. Aubroise, lib.V, Epist. or.de Basil, trad.)
Si cette indépendance de l'Église en face du pouvoir civil s'é-
tait maintenue, si l'enseignement du Christ avait été compris et
bien appliqué, cela eût eu sans doute pour résultat l'indépendance
des peuples. Mais le despotisme du pouvoir civil et le désir de do-
miner l'Église provoquèrent une réaction dans le clergé : il vou-
lut à son tour soumettre tout le monde à une obéissance aveu-
gle et établir le despotisme du pouvoir ecclésiastique. Ala fîn, les
intérêts personnels furent seuls en jeu. On oublia l'État, l'Église
et l'Écriture sainte.
En tout cas, comment ne voit-on pas que le Christ n'est pas
venu établir des institutions politiques et résoudre des querelles
entre les Juifs et les employés de Rome? Comment peut-on, pour
soutenir des intérêts despotiques, citer les paroles du Christ
adressées aux Pharisiens, aux obsessions desquels il voulait
échapper ? Comment peut-on faire de ces paroles un principe
politique? C'est un blasphème et un faux, car on dénature ainsi
le génie de l'enseignement divin, ou bien c'est de l'hypocrisie
pharisienne. Et pourtant il n'y a pas une chaire en Europe où
ne retentissent ces paroles.
Quand bien même c'eût été par naïveté et